XCIX.

Les heures, les jours s’écoulent et se ressemblent affreusement. Écrire l’histoire de ces calamités n’est pas encore possible. Chacun ne voit qu’un coin du tableau, et les récits qu’on recueille sont indécis ou contradictoires. Ce qui paraît probable, c’est que l’insurrection touche à sa fin. On disait que le fort de Montrouge était pris ; il lance encore des obus sur Paris. Il vient d’en tomber plusieurs dans le quartier de la Banque. On se bat encore aux Halles, au Luxembourg, à la Porte-Saint-Martin. Ni la canonnade ni la fusillade n’ont cessé, les oreilles se sont accoutumées à ce tonnerre continu. Mais malgré l’héroïsme barbare des fédérés, les forces de la résistance s’épuisent. Que sont devenus les chefs ? J’écris ce qu’on me raconte. Assy a été pris aux environs du nouvel Opéra. Il faisait une ronde : il était presque seul.

— Qui vive ? cria une sentinelle.

— Vous auriez dû crier plus tôt, dit Assy, croyant avoir affaire à un fédéré.

Il fut enveloppé, saisi, désarmé, emporté ; mais cette histoire est peu vraisemblable. Assy ne savait pas que l’Opéra était au pouvoir des Versaillais !

De Delescluze, on dit qu’il a fui ; de Dombrowsky, qu’il est mort dans une ambulance ; de Millière, qu’il est prisonnier à Saint-Denis ; ces bruits circulent, dénués de preuves. Ce qui est certain, c’est qu’on fouille de toutes parts ; aux abords de la ruine fumante qui a été l’Hôtel de Ville, on a pris le citoyen Ferraigu, inspecteur des barricades ; il a avoué qu’il avait reçu du Comité de salut public des ordres particuliers pour incendier le magasin du Bon-Diable. L’un de ces Messieurs, commis autrefois, avait-il eu à se plaindre de son patron ? Ferraigu avait du pétrole dans sa poche ; on l’a fusillé. On affirme qu’au théâtre du Châtelet, un conseil de guerre est établi sur la scène. On amène les fédérés, vingt par vingt ; on les condamne ; conduits sur la place, les mains liées derrière le dos, on leur dit : « Tournez-vous. » À cent pas, il y a une mitrailleuse ; ils tombent vingt par vingt. Méthode expéditive. Dans une cour, rue Saint-Denis, il y a une écurie remplie de cadavres ; j’ai vu cela de mes propres yeux. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin est en ruine ; un poste est établi près des décombres. On a fusillé là, ce matin, trois pétroleuses ; on voit encore les cadavres sur le boulevard. Je regarde passer, entre quatre soldats, deux insurgés : l’un vieux, l’autre presque enfant. Le vieux dit à l’enfant : « Vois-tu, tout le malheur vient de là : nous avions des armes. En Quarante-huit, nous n’avions pas d’armes, nous sautions sur celles des soldats, alors ils ne pouvaient plus rien faire. Aujourd’hui, il y a plus de massacre et moins de besogne. » Après ces mots, ils disparaissent dans la rue Hauteville, et peu de temps après, j’entends des coups de feu. Jours horribles ! On est la proie d’un écrasement profond ; on voudrait bien que ce fût fini. La ville est lugubre ; partout où on ne se bat pas, on se cache ; les rues désertes, les fenêtres closes, un passant qui s’esquive ; de temps en temps, un homme entre des soldats : c’est affreux ! Dans les rues les plus voisines de la bataille, les volets ne sont pas fermés ; chaque fois que les soldats entrent dans un quartier, ils crient : « Fermez les fenêtres, ouvrez les volets . » Voici pourquoi : si on tire des croisées, les volets étant ouverts, on peut voir celui qui a tiré. Pour moi, je vais, au milieu de ces tristesses, comme un fou dans la nuit. Le bruit se répand que les otages ont été fusillés à Mazas. L’archevêque de Paris a été passé par les armes ; l’abbé Deguerry a été assassiné, Chaudey a été assassiné. C’est Rigault qui a présidé à ces exécutions. Peu après il a été pris, et il est tombé en criant : « À bas les assassins ! » Cela fait songer à un Dumollard qui dirait aux jurés : « Canaille ! » On dit aussi que Millière a été fusillé, place du Panthéon ; on voulait qu’il se mît à genoux ; il s’est redressé, l’œil fier. Il y a une chose extraordinaire, c’est que ces lâches sont braves.

Pendant ce temps, la Commune agonise. Comme les dragons de la légende, elle meurt en expectorant des flammes. La Villette est en feu, des maisons brûlent à Belleville et sur les Buttes-Chaumont. La résistance tend à se concentrer, d’une part, au cimetière Lachaise ; de l’autre, au cimetière Montparnasse. L’insurrection était maîtresse de Paris ; l’armée est venue étendant peu à peu ses longs bras, l’un de l’Arc-de-Triomphe à Belleville, l’autre du Champ-de-Mars au Panthéon. Resserrée dans cette étreinte, essayant de la rompre, fuyant ici, résistant là, l’émeute a reculé enfin ; elle est là-bas maintenant, dans deux cimetières ; elle guette derrière des tombes, elle appuie le canon de son fusil sur le bras d’une croix, elle établit une batterie entre deux sépulcres. Les obus de l’armée tombent dans le funèbre enclos, fouillent le sol, déterrent les morts. Une rondeur noire roule dans une allée ; on croit que c’est un boulet, c’est un crâne. Que doivent penser ces hommes qui tuent et qui sont tués dans ces cimetières ? Mourir parmi les morts, c’est terrible. Mais ils ne songent pas à cela ; le vertige sanglant de la destruction ne les laisse penser qu’à une chose : « Tuons. » Ou bien, ils sont gais, car ils sont braves. C’est cela qui désole, qui navre ! Ces misérables sont héroïques ! Il y a eu, derrière des barricades, des traits de valeur forcenée. Un homme, à la Porte-Saint-Martin, tenait un drapeau rouge ; il était debout sur un tas de pavés : audacieux défi ! car les balles pleuvaient ; il s’appuyait indolemment contre une tonne qui était derrière lui. « Fainéant ! » lui cria un camarade. « Non, répondit-il, je m’appuie pour ne pas tomber quand je serai mort. » Ils sont ainsi : ils ont pillé, incendié, assassiné ; mais ils sont braves. Ils n’ont du cœur que d’une façon. À présent encore, ils sourient en succombant. Les cantinières se laissent embrasser devant la porte d’un caveau ; un blessé trinque avec un camarade, et se verse du vin sur sa blessure, en disant : « C’est bon de boire. » Et voilà cependant que, dans une heure peut-être, dans ces cimetières, que la mitraille atteint déjà, les soldats entreront, ivres de rage aussi, et alors, horrible, commencera la lutte à la baïonnette, corps à corps, entre les tombes, le guet derrière les tertres, la fuite derrière les monuments, et tout ce qu’éveille de profanatoire et d’effrayant dans l’esprit cette idée lugubre : Une bataille dans un cimetière !