XCII.

Non, ceux qui ne l’entendent pas — oh ! qu’ils sont heureux, ceux-là ! — ne comprendront jamais ce qu’il a d’effroyablement sinistre, ce bruit énorme, continu, prodigieux ! et se dire : chaque balle menace une poitrine, chaque boulet troue une maison ! L’épouvante tord les cœurs, l’affolement s’empare des cerveaux ; des visions de cadavres passent devant les yeux, des maisons s’écroulent, écrasant les dormeurs ; des hommes tombent en criant : « miséricorde ! » et l’on s’étonne de vivre au milieu de ces foules qui meurent.

J’ai fait quelques pas dans la rue ; une balle s’est aplatie derrière moi sur la barre de fer d’une devanture, et j’ai entendu le dispersement sur les pavés d’une vitre qui se brise. Je me suis dit : rentrons.

Mais en passant devant un débit de liqueurs entr’ouvert, où des hommes causaient, je me suis arrêté et j’ai recueilli quelques nouvelles. Montmartre est pris, les fédérés ont mal résisté, on a beaucoup fusillé dans les ruelles et dans les allées des maisons. On avait dit à sept insurgés : « Rendez-vous, vous aurez la vie sauve. » Ils répondirent : « Nous nous rendons. » Mais l’un d’eux tira un coup de revolver sur un officier et le blessa à la jambe. Alors les soldats prirent les sept insurgés, les jetèrent dans la tranchée d’une maison en construction, et, d’en haut, les « canardèrent comme des lapins. » Un autre homme raconte qu’il a vu un enfant mort au coin de la rue de Rome ; « une bien jolie tête, dit-il, et la cervelle parterre, à côté de lui. » Un troisième dit : « Sur la place Saint-Pierre, tout était fini, on entend un coup de feu, et un capitaine des chasseurs tombe mort. Le commandant, qui était là, lève les yeux et voit un homme qui essaie de se cacher derrière une cheminée ; les soldats s’élancent, ils l’empoignent et l’amènent sur la place. Que fait l’insurgé ? Il s’approche du commandant, sourit et lui donne un soufflet. Le commandant le colle contre un mur et lui brûle la cervelle d’un coup de revolver. » Un autre insurgé, arrêté, fait un pied de nez aux soldats : on le fusille. Mais, sur les autres points de Paris, les opérations militaires ont été moins heureuses. Au faubourg Saint-Germain, l’armée avance très-lentement, si elle avance. Les fédérés se battent avec une héroïque brutalité ; des coins de rue, des fenêtres, des balcons partent des coups de feu, rarement inutiles. Cette sorte de guerre fatigue les soldats que la discipline n’autorise pas à y répondre par des manœuvres analogues. À Saint-Ouen, également, la marche des troupes est arrêtée ; la barricade de la rue de Clichy tient bon et tiendra longtemps. Mais dans mon quartier, l’avantage des Versaillais est évident, la barricade du carrefour Drouot a été enlevée. On résiste encore cà et là, mais en fuyant.

Tout cela est-il vrai ? ce sont les bruits qui circulent. En m’en allant, je tourne quelquefois la tête. Rue Geoffroy-Marie, près du faubourg Montmartre, il y a un homme, un garde national, il est seul, au milieu de la rue, rien ne l’abrite, il charge son fusil et tire, il le charge et tire encore. Il tire, coup sur coup, trente-deux fois. Puis, le fusil tombe, l’homme chancelle et tombe aussi.