LXXVI.

Réjouissez-vous, pauvres ménagères, qui, dans un jour de disette, avez été obligées de porter au Mont-de-Piété votre robe de noce ou la redingote de votre mari ; réjouissez-vous, artisans, fatigués le soir, et qui trouvez votre lit bien dur depuis que son dernier matelas a été rejoindre, rue des Blancs-Manteaux, votre dernière paire de draps. La Commune a décrété que « tous les objets engagés au Mont-de-Piété pour une somme de vingt francs et au-dessous, seraient restitués gratuitement aux personnes qui établiraient leurs qualités de légitimes propriétaires et de déposants primitifs desdits objets. » Grâce à ce bienfaisant décret, vous pouvez espérer que les objets engagés par vous vous seront remis avant trois ou quatre cents jours.

Comptez sur vos doigts, s’il vous plaît : on évalue à 1,200,000 le nombre des articles sur lesquels porte cette mesure de la Commune. Comme il y trois magasins seulement, les dégagements ne pourront avoir lieu que dans trois bureaux, et, en tenant compte des difficultés que présentera inévitablement la constatation de l’identité de chaque réclamant, je ne pense pas qu’il soit possible de restituer plus de trois mille objets par jour. La Commune dit qu’elle en restituera quatre mille ; mais la Commune ne sait pas ce qu’elle dit. Admettons cependant les quatre mille restitutions ; combien de temps dureront les dégagements ? dix ou douze mois.

Pendant ce temps, hommes et femmes, à qui la misère a depuis longtemps appris le chemin du triste Mont-de-Piété, pendant ce temps, vous vous lèverez tous les jours aux heures les plus matinales, vous négligerez de vous livrer à vos travaux ordinaires, qui vous font vivre cependant, et vous irez, suant l’été, gelant l’hiver, faire la queue ; quelquefois vous obtiendrez de vous asseoir sur un banc de bois dans les grandes salles nues, et lorsque vous aurez attendu longtemps, bien longtemps, il arrivera que votre numéro, tiré au sort, vous obligera à revenir le lendemain, le surlendemain, pendant un mois, pendant deux mois, pendant un an peut-être.

À vrai dire, il serait injuste de blâmer la Commune au sujet de la tristesse de cette longue attente ; l’abréger est absolument impossible.

Une chose qui n’est pas moins impossible, c’est de dédommager l’administration du Mont-de-Piété de ces restitutions gratuites. Le citoyen Jourde, délégué aux finances, dit : « Je donnerai 100,000 francs par semaine. » Sans perdre le temps à demander à cet économiste où il prendra ces 100,000 francs hebdomadaires, je me contenterai de faire remarquer que ces versements ne suffiront pas du tout à désintéresser le Mont-de-Piété, et que la Commune, cette fois, fera l’aumône avec l’argent des autres.

Enfin, si, par suite de ce décret, quelques misérables rentrent en possession des pauvres loques qu’ils y ont aliénées dans un moment de détresse, il n’y aura pas trop lieu à se plaindre. Le Mont-de-Piété fait de bonnes affaires, et la misère publique sera toujours là, prête à l’enrichir. Notons d’ailleurs qu’à tous ces malheureux que l’on rapporte de Neuilly, d’Issy, blessés, écharpés, mourants, la Commune doit bien un matelas où ils puissent mourir en paix.