LVII.

On m’a raconté, ou bien j’ai lu une touchante histoire. La voici telle que je m’en souviens. Il y a dans le faubourg Saint-Antoine une communauté de femmes qui donne asile à de misérables vieillards ; les infirmes, les hommes ou les femmes, redevenus enfants, sont reçus là gratuitement. On les loge, on les nourrit, on les vêt, et puis on prie pour eux. Les vieillards sont contents et le bon Dieu aussi.

Hier soir, on commençait à dormir dans la communauté. On avait couché les pauvres vieux, on avait fait son devoir, on dormait, lorsqu’un coup de feu retentit à la porte de la maison.

Vous vous imaginez la terreur. Les Petites-Sœurs des pauvres n’ont pas coutume d’entendre ce bruit-là si près de leurs oreilles. Ce fut un tumulte, un brouhaha, on se leva à la hâte, et dans les grands dortoirs, les vieillards, tirant leurs têtes de dessous les couvertures, se regardent les uns les autres avec un air étonné.

Cependant on est allé ouvrir la porte. Une centaine d’hommes menaçants se précipite à l’intérieur ; ils ont des sabres et des fusils, ils font un vacarme de démons. Il y en a un, le chef, qui a une grande barbe et qui parle d’un ton terrible. Les Petites-Sœurs se groupent toutes tremblantes autour de la supérieure.

— Fermez les portes, crie le capitaine, et si une seule de ces femmes fait mine de vouloir s’échapper, une, deux, trois, faites feu !

Alors la Bonne Mère — c’est la supérieure qu’on appelle ainsi — fait un pas en avant et demande :

— Qu’est-ce que vous voulez, messieurs ?

— Dites citoyens, sacrebleu ! »

La Bonne Mère fit le signe de la croix et reprit :

— Qu’est-ce que vous nous voulez, mes frères ?

Ah ! si le citoyen Rigault, qui a si spirituellement remis à sa place Mgr Darboy, s’était trouvé là, comme il aurait bien vite répondu à cette folle : « Vous n’êtes pas devant des frères, vous êtes devant des gardes nationaux ! » Mais on ne peut pas se trouver partout.

— Nous voulons visiter votre caisse, répliqua l’officier.

La Bonne Mère lui fit signe de la suivre, lui désigna une armoire, l’ouvrit, tira un tiroir et dit : « Voilà ce que nous avons. »

Il y avait vingt-deux francs.

— Vous n’avez que cela ? demanda le capitaine d’un ton défiant.

— Rien que cela, dit-elle ; du reste, monsieur, vous pouvez chercher partout.

Alors les gardes nationaux se répandent dans la maison, vont et viennent, ouvrent les chambres, fouillent les meubles, et ils arrivent enfin, sans avoir rien trouvé, dans le dortoir où étaient couchés les vieillards. Alors, vieux et vieilles se dressent, pleins d’étonnement et d’effroi, et, bégayants, tremblants, on les entend jacasser tous à la fois :

— Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous ne voulez pas faire du mal aux bonnes sœurs, au moins ? C’est indigne, c’est une honte, allez-vous-en, c’est lâche ; mon bon monsieur, qu’allons-nous devenir si vous les emmenez ?

Les vieilles sont furieuses et les vieux se lamentent. Les gardes et l’officier ne s’attendaient probablement pas à une telle scène. Ils hésitent à continuer leur perquisition.

— Non, non, bonnes gens, dit l’officier qui avait été le plus violent et fut le plus vite radouci, non, nous n’emmènerons pas les sœurs, et nous ne leur ferons pas de mal ; là, êtes-vous contents ?

Et les gardes nationaux commencent à redescendre l’escalier. En passant devant l’armoire :

— Ma sœur, vous n’avez pas fermé le tiroir, dit le capitaine.

— C’est vrai, monsieur. Je n’en ai pas l’habitude. Chez nous, vous savez, c’est bien inutile.

— N’importe ! fermez-le aujourd’hui. Vous comprenez, moi, je ne connais pas tous ces hommes qui sont avec moi.

En parlant ainsi, il rebrousse chemin, ferme lui-même le tiroir sans en toucher le contenu, et donne la clef à la supérieure. Il semble très-gêné, il finit par dire :

— Nous ne savions pas… si nous avions su que c’était comme cela… on nous avait dit… c’est très-bien d’avoir soin de ces pauvres vieux.

En le voyant si troublé et si bienveillant, une Petite-Sœur, qui n’a plus peur du tout, s’approche de lui et se hasarde jusqu’à lui parler :

— Nous sommes bien effrayées depuis un mois, monsieur l’officier. On dit que les rouges veulent nous prendre la maison. C’est horrible ! Vous nous protégerez, n’est-ce pas, monsieur !

— Certainement, répond bravement le capitaine, donnez-moi la main, et si quelqu’un veut vous faire du mal, c’est à moi qu’il aura affaire.

Une minute plus tard les gardes nationaux étaient partis, Petites-Sœurs et vieillards s’étaient recouchés, et la maison était paisible, absolument comme si elle n’avait pas été un abominable repaire de calotins et de conspirateurs.

Eh bien, si j’étais la Commune de Paris, c’est moi qui le ferais fusiller, ce capitaine-là !