XXXI.

Flourens est mort, cela, dès hier soir, était certain. Un garde national avait ramené de Bougival le cheval du colonel, mais, depuis quelques heures seulement, on a des détails précis et qui paraissent véritables.

Il a été fait prisonnier à Rueil.

— Rendez-vous ! lui a dit un gendarme. Il a répondu par un coup de pistolet. Un autre gendarme lui a donné un coup de sabre dans le ventre, un troisième gendarme — d’un coup de sabre aussi — lui a fendu le crâne. Quelques-uns nient le coup de pistolet et croient à un assassinat. Que d’événements obscurs et d’où la vérité ne sera jamais clairement démêlée ! Quoi qu’il en soit, il est mort. Son corps a été reconnu à Versailles par un commis de la maison Garnier frères. Sa mère est partie ce matin ; elle va chercher le cadavre de son fils. Pourquoi donc le trépas de cet homme mêlé à toutes les secousses révolutionnaires de ces dernières années et que devraient haïr spécialement les gens de paix et d’ordre, nous affecte-t-elle douloureusement ? Le général Duval, tué, nous a peu émus ; Flourens, mort, nous attriste. Ah ! c’est que celui-ci était une âme ardente et convaincue, sincère ! C’était un croyant. Quelle que soit la religion, l’apôtre inspire de l’estime, et le martyr de la compassion. Cet apôtre, ce martyr, était né riche ; fils d’un savant illustre, on pourrait presque dire qu’il était né savant. Puis, tout jeune encore, il se lança dans les aventures de la politique. On se battait en Crète, il partit pour la Crète. Là il s’insurgea contre l’insurrection elle-même, nargua les gendarmes, fut pris, s’évada, fut repris, en un mot inventa une légende, créa un roman. C’est justement parce qu’il était romanesque qu’il est intéressant. Il revint en France. Plein de générosité, prodigue de son argent comme de son sang, il secourait les miséraables de Belleville pendant les hivers sans feu et sans pain. Il allait, vraiment, de mansarde en mansarde, interrogeant, consolant, ranimant. Vous vous souvenez de ce que Victor Hugo raconte de la sublime Pauline Roland ? L’âme de Flourens ressemblait à l’âme de Pauline Roland. Ce patriote était une sœur de charité. D’ailleurs, politique fiévreux, chercheur d’un eldorado social, il mettait un bras violent au service des causes les plus désespérées ; nul ne fut jamais moins prudent que lui ; il était l’activité elle-même, errante, désordonnée, s’en prenant à tout. L’immobilité lui était interdite ; quand on ne le voyait pas s’agiter, c’est qu’il agissait dans l’ombre, mais il agissait toujours. Son amitié avec Henri Rochefortfut intime. Ces deux « turbulents, » l’un par sa plume, l’autre par son bras, faisaient songer l’un à l’autre. Les excès de Rochefort dans l’invective rappelaient les excès de Flourens dans le remûment. Ces deux natures se contredisaient quelquefois ; elles étaient liées pourtant. Avez-vous jamais vu, dans quelque atelier, deux rapins exécuter la farce célèbre qui consiste en ceci, que l’un parle sur n’importe quel sujet, tandis que l’autre, caché sous un manteau derrière son compère, étend les bras et fait les gestes les plus étranges ? Rochefort et Flourens faisaient cette farce en politique, celui-ci hâblant, celui-là se démenant ; puis ils se séparèrent. Ce fut le jour des funérailles de Victor Noir. Ce jour-là, Henri Rochefort — il faut lui tenir compte de ceci — préserva d’un danger terrible une multitude d’hommes. Flourens, conséquent avec lui-même, voulait qu’on portât le corps au Père-Lachaise ; — en route, on se serait battu, on aurait agi : c’était ce que voulait cet agisseur. Il fut vaincu ; la parole triompha ; cent mille cris de « vengeance ! » remplirent l’espace, mais il n’y eut que des cris et quelques tombes violées dans le cimetière de Neuilly. Flourens attendit une occasion meilleure, il attendit en s’agitant. Il était l’homme-barricade. Il ne comprenait pas qu’on marchât sur les pavés ; les pavés, selon lui, n’étaient faits que pour s’amonceler en travers des rues et pour abriter des patriotes armés. D’ailleurs, bien qu’il portât constamment l’habit noir, il n’était pas de ces habits noirs qui font faire le coup de feu et qui se cachent pendant qu’on se bat ; il défendait les barricades qu’il avait donné ordre d’élever ; partout où on pouvait mourir, il y allait ; au milieu de la perpétuelle émeute qu’il faisait à lui tout seul, il gardait l’air placide et doux d’un bon jeune homme, la courtoisie exquise d’un gentleman, les yeux étonnés d’un enfant. C’est avec cet air doux, posé, charmant qu’il a dû tomber sous le sabre des gendarmes. Maintenant il est mort. On le juge, on le blâme, on ne peut pas le haïr. C’était un fou qui était un héros. La Commune — telle que la font nos maîtres actuels — n’était pas digne de ce martyr.