XVII.

Que signifie tout ceci ? Qui a-t-on voulu tromper, et qui est le trompeur ? Nous attendons en vain l’effet des promesses du vice-amiral Saisset. Quand il a, officiellement, annoncé que l’Assemblée avait cédé aux justes prières des maires et des députés, a-t-il pris sur lui de faire passer ses espérances pour des faits accomplis ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le Gouvernement ne fait aucune concession, c’est qu’il n’y a eu en somme qu’une proclamation de plus, et que le commandant provisoire de la garde nationale nous a induits en erreur — dans une intention honorable, peut-être — ou qu’il a été déçu comme nous. Tous les efforts des députés de la Seine et des maires de Paris ont échoué devant l’apathie de l’Assemblée. C’est en vain que Louis Blanc a supplié les représentants de la France d’approuver la conduite conciliatrice des représentants de Paris.

— Vous prenez la responsabilité de ce qui va arriver ! s’est écrié M. Clemenceau.

Il a eu raison. Un peu de condescendance pouvait tout sauver ; tant d’obstination peut tout perdre. Destitués de l’appui de l’Assemblée, abandonnés à eux-mêmes, les députés et les maires de Paris, désireux avant tout d’éviter la guerre civile, ont dû céder au Comité central qui exigeait des élections municipales immédiates. Ils ont bien fait, mais, en s’humiliant devant la force, ils ont singulièrement compromis leur autorité. Ce que l’Assemblée, représentant la France tout entière, pouvait faire sans déchoir, et en reconquérant, au contraire, toute sa puissance, ils ont voulu, ils ont dû le faire, au risque de compromettre leur influence ; ce qui, venant d’elle, n’eût été qu’une concession honorable, est, venant d’eux, une soumission dangereuse, nécessaire pourtant. Le Comité eût été annulé, grâce à des élections municipales consenties par l’Assemblée : il triomphe, grâce à ces élections subies par les députés et les maires de Paris. Ce qui résulte de l’humiliation à laquelle l’entêtement du Gouvernement a contraint nos représentants, qui n’ont pas eu d’autres moyens d’éviter l’effusion du sang, c’est l’abdication de toute autorité entre les mains du Comité central qui fait élire la Commune, entre les mains des membres de la Commune qui seront élus dans une heure. Dénués de gouvernement, par suite du départ du Chef du pouvoir exécutif et des ministres, nous étions groupés autour de nos représentants ; ceux-ci, non soutenus par l’Assemblée, sont obligés de se soumettre aux révolutionnaires. Nous n’avons plus à choisir qu’entre l’anarchie et la Commune »

Voilà pourquoi aujourd’hui dimanche 26 mars, la plupart des Parisiens sont au scrutin. C’est en vain que plusieurs journaux ont dit : « Ne votez pas ! » C’est en vain que, prévenus hier des élections d’aujourd’hui, les citoyens n’ont pas eu le temps de se concerter sur le choix qu’ils ont à faire ; ils votent cependant. Ceux qui n’obéissent pas aux suggestions du Comité central éliront les maires déjà élus, les députés au besoin, mais enfin ils prendront part aux élections. L’attitude expectante du Gouvernement régulier a fait beaucoup en faveur de la révolution. Les torts de l’Assemblée diminuent l’horreur que font éprouver les crimes de l’émeute. Dans les groupes, on n’a pas cessé de réprouver hautement le double assassinat des généraux Clément Thomas et Lecomte, mais quelques personnes peuvent faire observer, sans être interrompues, que le Comité central a déclaré n’être pour rien dans ces exécutions. Le bruit que les deux prisonniers ont été fusillés par des lignards prend de la consistance et semble moins invraisemblable. Quant au massacre de la rue de la Paix, on se dit que cet événement est resté obscur, que les témoignages sont contradictoires, etc…, etc… Il y a évidemment un mouvement de réaction assez prononcé en faveur des partisans de la Commune. Sans approuver leurs actes, on ne conteste pas leur activité. Ils ont fait beaucoup de choses en peu de temps. Quelques-uns disent : « Ce sont hommes ! » et cette attitude effraye profondément tous les esprits sensés demeurés fidèles à l’Assemblée, qui n’a pas d’être, malgré ses erreurs, la France elle-même, légalement représentée. Situation cruelle ! Paris se trouve obligé de choisir entre un gouvernement régulier auquel il voudrait obéir, mais qui lui rend par ses fautes l’obéissance impossible, et un pouvoir illégitime, coupable même, souillé de crimes, mais qui représente, dans quelques-unes de ses exigences, les aspirations de la majorité républicaine. De sorte que ce soir la Commune existera ! « Oh ! dira-t-on, elle existera de fait, non de droit ! » Sans doute, les partisans à outrance de la légalité pourront considérer comme non avenues des élections manifestement entachées de nullité, puisqu’elles auront été faites contre la volonté nationale figurée par l’Assemblée. Elles auront eu lieu cependant. Un fait n’est jamais sans importance. Dans deux heures, le Pouvoir exécutif de la République devra compter, qu’il le veuille ou non, avec une force qui aura acquis tout le semblant de légalité qu’elle pouvait se donner dans les circonstances actuelles.