Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Sainte Térèse

Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (1re partie : Les Philosophes et les Écrivains religieuxp. 429-443).


SAINTE-TÉRÈSE[1]


Il y a déjà quelque temps que M. l’abbé Marcel Bouix a traduit avec un talent éclatant de fidélité les œuvres complètes de Sainte Térèse, de cette femme qui eut deux génies, quand il n’en faut qu’un seul à un homme pour être immortel. Et cependant on peut se demander encore qui donc s’est occupé de cette publication parmi ceux-là même dont la fonction, dans la littérature contemporaine, est d’attacher à la tête des livres qui en valent la peine, les bouffettes de la publicité ? Malgré l’importance et la difficulté du travail de M. l’abbé Bouix, quelle est la plume, se croyant grave parmi toutes celles qui se croient amusantes, qui ait eu seulement le courage d’en toucher deux mots ? Quel critique enfin a signalé au public, d’une façon quelconque, l’existence d’une traduction qui met à sa portée une œuvre littéraire, comptée au premier rang dans la littérature espagnole, et qui de plus lui fait connaître une de ces prodigieuses individualités, comme on dit maintenant, d’autant plus curieuse qu’elle est inexplicable à la sagacité purement humaine de l’Histoire, mais dont, pour cette raison peut-être, l’Histoire aime peu à s’occuper. Probablement, sur un tel sujet, la Critique a pensé comme l’Histoire. Toujours est-il qu’elle s’est tue sur l’ouvrage de M. Bouix, et qu’il est arrivé à la traduction des œuvres de Sainte Térèse ce qui était arrivé à la traduction de la Somme de Saint Thomas d’Aquin. Que voulez-vous dire, en effet, quand on n’en peut pas rire, du travail d’un jésuite sur une Sainte, cette Sainte-là fût-elle sainte Térèse ?

Car, il faut en convenir, Sainte Térèse, par exception, n’a pas été frappée de l’impopularité dédaigneuse ou moqueuse dont sont frappés les autres Saints, dans ce siècle d’impertinentes lumières. On a même des bontés pour elle. Pourquoi ? Qui sait ? D’abord elle est d’Espagne ! Nous nous soucions fort peu, il est vrai, de l’Espagne de Saint Isidore de Séville, de Saint Ignace de Loyola, de la terre catholique d’Isabelle et de Ximnès, mais, en revanche, nous raffolons depuis trente ans de l’Espagne moresque, de l’Espagne des boléros, des fandangos, des basquines et des castagnettes, et c’est, ma foi ! un avantage, même pour une Sainte, que d’être du pays de la marquise d’Amaegui.

Raillerie à part, d’ailleurs, Sainte Térèse, qui n’est guère connue en France que pour deux ou trois mots sublimes, exprime l’amour avec une telle flamme qu’ elle a vaincu, avec ces deux ou trois mots, l’ironie du peuple le moins romanesque de la terre, et elle a eu pour lui le charme du romanesque ! Elle a été pour lui la personnification traditionnelle de l’amour, et en faveur du substantif, on a excusé l’épithète. On lui a pardonné d’aimer Dieu, en faveur de l’amour ! Même Voltaire, qui a déshonoré Jeanne d’Arc, ne se serait pas moqué de Sainte Térèse ! Même les sales historiens qui ont expliqué par de la pathologie l’héroïsme surnaturel de cette autre Sainte qui n’a encore été canonisée que par la patrie, n’auraient pas osé tacher cette pure lumière qu’on appelle Sainte Térèse ! Même M. Renan, l’ennemi des Saints modernes, n’oserait pas soutenir que le bandeau de Sainte Térèse n’est pas vraiment une auréole. C’est ainsi que la Philosophie, si elle n’est pas charmée, est au moins gênée devant les yeux baissés de l’immaculée Carmélite qui n’est pas seulement la gloire de l’Espagne, mais de la Chrétienté et de l’âme humaine, et aussi de l’esprit humain, et c’est pourquoi, sans aucun doute, dans l’embarras où tant de gloire la jette, elle aime mieux se taire que parler !

Mais, nous, nous parlerons. Sainte Térèse, grâce à la traduction que M. l’abbé Bouix vient de nous donner de ses œuvres complètes, peut être maintenant aussi profondément connue du public français que jusqu’ici elle l’était peu ; et nous désirons qu’elle le soit. Or, si, avec quelques mots, toujours cités quand on parlait d’elle, elle exerçait je ne sais quel irrésistible empire sur les imaginations les plus ennemies, que sera-ce quand on pourra lire et goûter tant d’écrits, marqués à l’empreinte d’une âme infinie, de cette âme qui, sans en excepter personne dans l’histoire de l’ esprit humain, — quand elle fut obligée d’écrire, soit pour se soulager d’elle-même, soit pour remplir un grand devoir, — fit tenir, dans les limites étouffantes d’une langue finie, le plus de son infinité ?


L’infinité ! Voilà, en effet, le caractère des œuvres de Sainte Térèse. Voilà la marque distinctive et à part de ce talent, qui n’est pas un talent ; de ce génie qui n’est pas un génie, quoiqu’on lui donne ce nom pour l’exprimer, parce qu’il n’y a pas de nom au-dessus de ce nom. L’infinité ! Certainement il y a de l’infini dans toute âme, mais il y est, et même dans les plus grandes, à l’état latent, mystérieux, sommeillant, comme l’Esprit sommeillait sur les Eaux, tandis que dans l’âme de Térèse l’infini déchire son mystère, se fait visible et passe dans le langage où la pensée déborde les mots.

Cette héroïne de la vie spirituelle est infinie d’intuition, de profondeur, de subtilité, mais ne l’entendez pas dans le sens littéraire qui voudrait dire excessivement intuitive, excessivement profonde, excessivement subtile. Vous vous tromperiez ! Elle est infinie, infinie dans le sens métaphysique. Elle est infinie comme depuis elle, Pascal l’a été quelquefois, dans quelques-unes de ses Pensées. Seulement ce ne fut que quelquefois, et Sainte Térèse, c’est toujours ! Et ce n’est pas non plus toute la différence à mettre entre Sainte Térèse et Pascal. Pascal est infini dans le doute, dans l’anxiété, dans la crainte, et Sainte Térèse l’est dans la foi, dans l’amour et dans l’espérance, et de même que l’espérance, l’amour et la foi sont au-dessus de la crainte, de l’anxiété et du doute, Sainte Térèse est au-dessus de Pascal !

Je sais bien que les littérateurs, qui ne sont que littérateurs, n’en conviendront pas, ni non plus le vulgaire des hommes, mais c’est là la raison qui le prouve au contraire, si l’on veut, avec force, y penser. Le scepticisme, l’inquiétude et la peur, qui firent pousser de si magnifiques cris d’aigle épouvanté à l’âme de Pascal, sont plus communs que la foi, l’amour et l’espérance, et les hommes sont faits ainsi qu’ils entendent mieux la voix qui les crie. Soumis à la loi qui régit les choses pesantes, les hommes sont plus près de tomber dans les gouffres d’obscurité qui sont en bas, qu’ils ne sont capables de s’élancer aux gouffres de lumière qui sont en haut, et voilà pourquoi Sainte Térèse, qui monta et ne descendit jamais, Sainte Térèse, la Ravie et la Ravissante, l’emporte sur Pascal, dans les œuvres que nous avons d’elle, autant qu’elle l’emporta dans sa vie sur le farouche Solitaire qui ne réussit pas à être un Saint.

Moins encore que Pascal, qui songeait peu à faire de la littérature, lorsque dans ses Pensées il essayait de se faire de la foi, Sainte Térèse, dont la littérature espagnole a le très-juste orgueil, n’était pas littéraire, et c’est pourquoi peut-être ce qu’elle nous a laissé est si beau ! Elle était une Sainte, mais c’était là son genre de génie. La sainteté ne se met à part de rien dans les créatures. Elle y envahit, elle y prend tout, pour peu qu’elle y entre. Elle prend le corps, le cœur, l’ esprit, leur dresse un Thabor sous les pieds et les transfigure ! Sans la Sainteté, que serait Térèse ? Nous chercherions, sans les trouver, son esprit, son âme, et ce parfum d’un corps, transfiguré comme son esprit et son âme, — ce parfum immortel qu’exhale encore ce qui nous reste d’elle, — nous affirment ceux qui l’ont respiré.


Et que disons-nous ? Nous ne les chercherions même pas. L’oubli l’eût dévorée. Elle n’eût point passé dans la vie en y laissant de trace, mais la vie eût passé sur elle, et en passant l’eût engloutie. Dès l’origine, rien n’annonçait dans ses facultés éphémères qu’elle était plus qu’une jeune fille, — la jeune fille-type, la jeune fille éternelle, la charmante et volage combinaison de poussière ruse, qui croule si vite en cendres grises sur nos cœurs ! Légère comme la robe qu’elle portait, et dont elle aimait l’éclat ou la grâce, vaine comme les romans qu’elle lisait, heureuse de plaire, inclinant, comme la fleur au vent, aux conversations frivoles, elle avait les défauts de son sexe, ces défauts presque impersonnels, mais dont elle s’accuse dans sa Vie comme s’ils n’appartenaient qu’à elle seule ! Avouant les avoir retrouvés dans l’entre-deux de ses vertus, longtemps encore après qu’elle se crut avancée dans les voies chrétiennes, elle fut peut-être, qu’on me passe le mot, quelque chose comme une Célimène en herbe ; ce n’est pas assez dire ! comme une Célimène en fleur !

Mais l’herbe fut coupée bien tendre ; mais la fleur fut coupée à peine entr’ouverte, et toutes deux, à ras de terre, par une faux qui est celle de l’amour, — de cet amour fort comme la mort et qui tranche l’âme comme la mort tranche la vie. Elle en avait senti le fil de feu s’abattre sur elle et sur son frère, à la lecture de la Vie des Saints. Aussi tous les deux, après cette lecture, s’en étaient-ils allés chercher le martyre, au pays des Maures. Rattrapés par leurs parents sur ce grand chemin du martyre au bout duquel ils l’auraient peut-être trouvé, ils se rabattirent à être ermites. Folies touchantes, héroïsme naïf et printanier d’une enfance où le laurier a odeur de rosé et la rosé odeur de laurier ! ces deux Rêveurs, d’âge de page, tous les deux, mais qui voulaient l’action, — et quelle action ! — au sortir de leurs rêveries, gardèrent en eux ce grand et précoce amour du Dieu qui les fit plus tard des Saints l’un et l’autre. Mais Térèse en particulier, Térèse surtout fut payée de ses premières folies pour Dieu, en recevant de lui le don de toutes les sagesses.

Elle devint, cette fille coquette, innocemment coquette, qui aimait le monde et les propos du monde, elle devint une épouse ardemment chaste et tendrement austère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, une carmélite incomparable, qui, ne trouvant pas son ordre assez sévère, le réforma et le mit pieds nus. Elle devint cette petite fourmi, comme elle s’appelle avec une grâce d’humilité délicieuse en une femme qui avait le cœur plus grand que tous les mondes, parce que Dieu, en l’ habitant, l’avait élargi, elle devint, non pas uniquement la créature d’élection et de perfection surnaturelle, dont le souvenir plane encore sur le monde ému, mais aussi la première, la plus grande, la plus auguste des supérieures d’Ordres, ornée, avec toutes les vertus du Ciel, de toutes les qualités prudentes, politiques, humaines, de la terre ! Elle était née sans aucune mémoire, sans aucune imagination, disait-elle, et de plus parfaitement incapable de discourir avec l’entendement : mais la Prière, la Prière plus forte que toutes les sécheresses, lui donna toutes les facultés qui lui manquaient, car la Prière a fait Térèse plus que sa mère elle-même. « Je suis en tout de la plus grande faiblesse, dit-elle, mais, appuyée à la colonne de l’Oraison, j’en partage la force. » Malade, pendant de longues années, de maladies entremêlées et terribles qui étonnent la science parla singularité des symptômes et par l’acuité suraiguë des douleurs, Térèse, le mal vivant, le tétanos qui dure, a vécu soixante-sept ans de l’existence la plus pleine, la plus active, la plus féconde, découvrant des horizons inconnus dans le ciel de la mysticité, et sur le terrain des réalités de ce monde, fondant, visitant et dirigeant trente monastères, quatorze d’hommes et seize de filles. Double vie qui suppose la plus puissante tranquillité de corps et d’âme ou quelque chose de bien plus étonnant encore que cette tranquillité… Il est évident que, pour elle, les lois humaines sont renversées, et que la meilleure manière de la comprendre, c’est de dire qu’on ne comprend plus !

Non, on ne comprend plus, si l’on veut faire l’entendu à la manière humaine, si on la tire hors de son nimbe, cette tête divinement incompréhensible qui doit y rester, et qui se joue, de , de l’observation scientifique et des proportions naturelles. On ne comprend plus, même le langage de Sainte Térèse, ce langage trop simple, trop raréfié, trop irrespirable pour l’épaisseur de nos esprits. C’est ici pour la première fois que la simplicité nuit au génie, comme un air trop pur, qui serait mortel à la santé. Quand Sainte Térèse, dans sa Vie, nous rend compte de ses contemplations intérieures, qu’elle nous dresse une carte de mysticité, comme pilote n’en dressa jamais des mers qu’il aurait parcourues et où tout est marqué, même les plus imperceptibles écueils, quand sa pensée va du recueillement à la quiétude, de la quiétude à l’extase et de l’extase au ravissement, Sainte Térèse s’exprime rarement par des images, et lorsqu’elle en a, c’est comme Dante. Elle les tire des objets les plus familiers et les plus agrestes, mais, d’ordinaire, elle a la transparente splendeur de la pensée, la diaphanéité du sublime.

Dans ses ardeurs vers Dieu, le feu qui la consume, ce feu mystique, est blanc comme la neige à force d’être concentré, et voilà pourquoi les âmes accoutumées à la grossièreté de la terre et à l’expression violente et morbide de ses passions peuvent trouver sans couleur et sans fulgurance cette flamme divinisée en Dieu et qui a perdu l’écarlate de la flamme humaine ! Qui voit qu’une lampe est allumée quand on la pose en plein soleil, quand on noie sa goutte de clarté dans l’océan des rayons solaires ? Et ce n’est pas tout que cette incompréhensibilité relative de langage. Il y a celle de la perfection même de l’âme qui parle ce langage, inouï d’humilité, dans le fond, comme il est inouï de simplicité dans la forme.

Allez donc faire comprendre aux âmes du Dix-neuvième Siècle les humilités de la Sainte, qui s’appelle criminelle, elle qui n’a jamais péché mortellement, selon l’Église, et qui l’est à ses yeux, parce qu’elle emprunte un peu de la lumière de Dieu, pour voir l’infinie petitesse des plus grandes vertus. Essayez !

De pitié pour tant de scrupules, le Dix-neuvième Siècle lèvera les épaules, ses épaules chargées d’iniquité, et passera outre, sur ces atomes grossis, comme un aveugle marcherait sur de fines perles, et il sourira de l’innocence de la Sainte, et peut-être de la rouerie paradoxale du critique qui voudrait la faire admirer !!!


C’est que, pour comprendre Sainte Térèse, la suprême beauté morale de Sainte Térèse, il faut avoir au moins la notion de la beauté chrétienne. La profondeur de la pureté ne se révèle qu’aux yeux qui commencent d’être purs, et ils n’y pénètrent qu’en se purifiant davantage.

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire,

a dit un poëte de la lecture d’un autre poëte : mais c’est bien plus vrai de la lecture de Sainte Térèse. Le Système du Monde de Laplace n’a qu’un petit nombre de lecteurs qui l’entendent et peuvent le juger, mais les écrits de Sainte Térèse sont plus difficiles à comprendre dans les arcanes de leur beauté que les livres même de Laplace. Nous parlons surtout de ses grandes œuvres spirituelles, sa Vie écrite par elle-même et ce Château de l’âme, sur lequel un jour nous reviendrons. Seulement, avant de terminer, nous voulons dire un mot d’un livre plus facile à comprendre pour les esprits positifs du siècle (positifs ! ils le croient du moins !) et qui va nous montrer, dans la Sainte Térèse entrevue, une autre Sainte Térèse inconnue : c’est le livre des Fondations.

Sainte Térèse est toujours pour l’imagination ou l’ignorance française le fameux portrait de Gérard ; la belle Sainte à genoux, avec sa blancheur de rose macérée, son œil espagnol qui garde, sous la neige du calme bandeau, un peu trop de cette mélancolie, qui ne vient pas de Dieu, car il n’en vient nulle mélancolie, et ces mains de fille noble qui, jointes très-correctement sur le sein, disent aussi un peu trop à la bure sur laquelle elles tranchent, qu’elles étaient faites pour la pourpre. Telle est la Térèse de Gérard. Peinte pour Chateaubriand et pour la société qui était redevenue chrétienne en lisant le Génie du christianisme, c’est la Sainte Térèse de ce livre rhétorico-religieux, mais ce n’est pas la Térèse de la Tradition espagnole et de l’histoire.

On cherche en vain dans cette aristocratique religieuse agenouillée, sous ce visage, à l’ovale si pur, que l’austère et strict bandeau fait paraître plus pur encore, la Mystique dont l’âme, à force d’énergie, détruisit le corps, la paralytique aux os écrasés et aux nerfs tordus, cet amas sublime d’organes dissous sur lesquels flamboyait l’Extase, l’ombre de fille consumée qui vécut, deux trous ouverts au cœur, les deux trous par lesquels le glaive du Séraphin avait passé, et si physiquement et si réellement, qu’après sa mort, sur le cœur même, on put constater la blessure.

Non, la Térèse que vous trouvez ici peut tout aussi bien s’appeler Héloïse. Ce n’est ni la brûlante Visionnaire de la Vie, la pluie de larmes qui coula toujours, ni l’Extatique torturée, l’ardente poétesse d’après la Communion qui nous a laissé ce livre des Exclamations où les phrases ne sont plus que des cris, et ce n’est pas non plus la Sainte Térèse du livre des Fondations. La Sainte Térèse des Fondations a été dévorée par le feu de l’autre Térèse, aux yeux éblouis de ces pauvres hommes qui répugnent toujours à accepter, dans un seul être, deux grandeurs.

En effet, fermez cette poitrine entr’ouverte. Essuyez la sueur de sang qui perle au lin de ce bandeau. Tarissez ces larmes dans ces yeux pâmés vers le ciel, et qui, fermes et attentifs, redescendent tout à coup sur la terre, et vous avez la seconde grandeur de Sainte Térèse, vous avez la Térèse des Fondations ! La Térèse des Fondations est la Marthe de la Volonté, calme et toute-puissante, après la Marie de l’Amour, après la Marie des Sept-Douleurs et des Sept-Joies ! La Térèse des Fondations est une des plus majestueuses femmes d’État qui se soient assises par terre ou sur un escabeau, au lieu de s’asseoir sur un trône ! C’est une Blanche de Castille au cloître, mais supérieure à la mère de saint Louis par cela seul qu’elle est restée vierge et n’en fut pas moins mère — la mère de tous ceux qu’elle enfanta à la vie religieuse et qu’elle éleva pour les cieux !

Cette Sainte Térèse-là, inconnue, n’est révélée que par sa Vie. A certaines places de ce récit merveilleux où le surnaturel a complètement remplacé la nature, on voit surgir du fond de cette Contemplative, éperdue et perdue dans son Dieu, une raison plus forte que toutes ces flammes, qui met la main sur le cœur qui palpite et dit à ce cœur : « N’es-tu pas ta proie à toi-même ? Tes pensées sont-elles tes pensées ? N’est-ce pas le démon qui t’agite ? N’es-tu donc pas coupable de tant palpiter ? » Et effrayée, humblement et raisonnablement effrayée, elle appelle à soi la Science, la Doctrine, la paternité du Confesseur ; elle y appellerait toute l’Église pour s’attester qu’elle ne se trompe pas ; que ses visions ne sont pas des pièges de l’orgueil. Elle consulte partout et elle s’éprouve, et alors elle écrit les superbes pages de conseil et de précaution qui resteront pour l’instruction des âmes futures engagées sur ces escarpements, ces rebords de la vie spirituelle où tout pas conduit à un sommet, et tout sommet peut conduire à un gouffre. Alors apparaît et s’annonce cette grande conductrice d’âmes qui devait littéralement gouverner du fond de son monastère d’Avila tout un peuple de religieux et de religieuses et déployer dans cette conduite une prudence, une fermeté, une science des obstacles, et enfin un bon sens (ce bon sens, maître des affaires, a dit Bossuet) qu’aucun chef d’État n’eut peut-être au même degré que sainte Térèse, l’Extatique, la Sainte de l’Amour.

Malheureusement, du reste, ce n’est pas dans un livre de la nature de celui-ci que nous pouvons donner une idée complète de la vie de Sainte Térèse, écrite par elle-même ; il faudrait s’arrêter plus longtemps que nous ne le pouvons. Dire que c’est la vie d’une âme éprise de Dieu et de perfection, qui a monté pendant quarante ans, chaque jour, une marche du ciel, le chrétien seul nous comprendrait, le chrétien qui sait à quel prix sanglant s’achète cette lente et magnifique Assomption de l’Amour ! Or, le livre de Sainte Térèse n’est pas seulement un chef-d’œuvre pour les Initiés de la Foi. En restant dans une appréciation purement humaine et littéraire, et en écartant toutes les questions théologiques qui se rattachent à une existence prodigieuse et impossible à expliquer avec les lois physiologiques dont nous sommes si fiers, la Vie de Sainte Térèse, confessée par elle, est un de ces grands fragments de l’esprit humain, qui importent à l’esprit humain tout entier.

Si des hommes comme Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sont des colosses d’investigation et de profondeur dans les sciences naturelles, dans le monde extérieur de la vie, une Sainte Térèse est un colosse du même ordre, à l’opposite de ces sciences, dans le monde interne de la spiritualité. Elle a percé, comme eux ont percé dans leur sphère. Elle a retourné les racines du cœur, en nous étalant le sien. Ce n’était pas uniquement, comme ceux qui ne l’ont pas lue ont la bonté de le concéder, une femme supérieure par l’imagination, par la disposition poétique, exaltée par la prière et trouvant dans l’échauffante macération de la Règle et du Cloître l’expression embrasée qui ressemble chez elle à un encensoir inextinguible, le cri qui épouvante presque les cœurs et qui fait croire que le Génie a des rugissements comme l’Amour ! Non, elle était encore, la femme puissamment rassise dans la raison, telle que les hommes conçoivent la raison, quand l’Extase, qui enlève l’esprit au ciel et ce corps de boue volatilisé, dans les airs, la lâchait et la mettait par terre. C’était une grande scrutatrice humaine, un esprit trempé et aiguisé pour découvrir. Cette Voyante en tout, ne voyait pas que le monde surnaturel. Elle voyait l’autre aussi. Elle plongeait dans les ténèbres des âmes, pour elles transparentes. Il fallait qu’elle les sût pour les conduire, cette grande Directrice, qui les a conduites et soumises à un gouvernement inconnu des hommes, — le gouvernement de l’Amour ! Sa vie, comme elle nous l’a laissée, cette longue poésie écrite tout en élans, est un des plus beaux livres assurément de la littérature espagnole, mais elle est aussi le plus beau traité de psychologie appliquée qu’il y ait dans quelque littérature que ce soit. Les philosophes qui croient avoir inventé ce qu’ils retrouvent, s’imaginent que la psychologie est d’hier. La traduction de Sainte Térèse pourra leur montrer aujourd’hui, en attendant que M. Bouix leur traduise aussi le Docteur Séraphique (saint Bonaventure), où elle était, cette psychologie toute vivante, avant qu’on la vît morte et disséquée dans leurs écrits, comme sur des marbres d’amphithéâtre.


  1. Œuvres complètes, traduites par M. l’abbé Bouix.