Les Œuvres de la pensée française — Des origines à la fin du XVIIe siècle/Texte entier

Les Œuvres de la pensée française
Henri Didier (ip. 1-44).

i. — Les Origines

Formation de la langue française

Dans la France primitive ou Gaule, après l’invasion romaine, la langue latine prévalut, ensevelissant peu à peu la langue celtique dont quelques rares éléments survécurent seuls. Puis, des influences populaires, des déplacements de l’accent tonique, la modifièrent, l’adaptèrent insensiblement à nos gosiers comme à nos esprits. Elle forma le roman, langage déjà plus analytique, qui, se précisant, se simplifiant, se dépouillant et se fixant peu à peu devint, vers le ixe siècle, d’abord dans l’Île-de-France, puis dans la France entière — au fur et à mesure que celle-ci achevait son unité territoriale, — le Français.

Caractères de la littérature primitive

Notre littérature primitive est remarquable par un manque absolu d’individualité chez les auteurs. Les esprits du moyen âge, enfermés comme dans un cercle étroit, dans les usages du monde féodal, opprimés par une religion mesquine, instruits par des prêtres routiniers, se forment tous sur le même modèle et pensent en groupe. Les gens de cette époque virent des types, et non des individus. Ils ont un certain nombre de cases dans lesquelles ils font entrer l’humanité tout entière. Ils ignorent la nuance.

Origines. Premiers textes

Les origines de notre littérature sont confuses. À peine peut-on dire avec quelque certitude que, comme chez tous les peuples primitifs, ce fut la poésie qui apparut la première. Comme les aèdes de la Grèce antique, des trouvères célébrèrent en longs poèmes les exploits des grands chefs.

L’homme sent avant de réfléchir. Il n’est donc pas étonnant que la littérature, expression de l’intelligence, soit en retard sur l’art, expression de la sensibilité. À l’époque où s’élevaient les parfaites églises romanes et les merveilleuses cathédrales gothiques, la poésie rasa le sol. Les artistes créaient de la beauté ; mais les poètes n’avaient point ce souci. Ils se contentaient de fixer des faits historiques. Ils colportaient des documents qui n’avaient pas beaucoup plus de prétention à l’exactitude qu’à l’originalité.

Les chansons de geste

La nécessité de renouveler ou de stimuler l’intérêt fit cependant que les conteurs ornèrent leurs récits de détails inventés, grossirent les faits et les personnages, donnèrent carrière à leur imagination et transformèrent leurs chroniques primitives en légendes plus ou moins fabuleuses. Le merveilleux ira même jusqu’à prendre tout à fait la place de l’histoire.

On appelle ces poèmes héroïques des chansons de geste. (Gesta en latin signifie hauts faits.)

La plus célèbre est la Chanson de Roland (vers 1080). Elle est écrite en vers décasyllabiques et divisée en laisses ou couplets. Le style en est naïf, monotone, assez sec, purement narratif. L’emploi du vers ne s’y justifie que par le rôle presque purement mnémotechnique qu’on lui faisait jouer. Le sujet est emprunté à l’histoire (massacre par des paysans de l’arrière-garde de Charlemagne repassant les Pyrénées pour rentrer en France après son expédition contre les Musulmans d’Espagne) ; et c’est comme une chronique véridique que le public l’écoutait. En réalité, l’anecdote militaire dramatisée, amplifiée, agrémentée de personnages imaginaires, y devient une sorte d’épopée où nous voyons le prince Roland fendre des montagnes avec son épée Durandal. La bravoure et l’orgueil étant les seules vertus de ce temps, ce rude récit, où l’amour tient une place infime, n’en exalte pas d’autres. On sent qu’il s’adresse à des auditeurs qui ne savent que se battre et prier Dieu.

Les poèmes bretons

Des harpeurs bretons avaient introduit en France les légendes du Pays de Galles et de l’Armorique. Les jongleurs y retrouvèrent avec ravissement ce caractère de mélancolie amoureuse qui constituait le premier fondement de leur vieille âme celtique. Alors entra dans la littérature française ce sentiment de l’amour qui devait y jouer un rôle si considérable. La mode se détourna des histoires d’épée. La femme prit une grande importance.

Parmi ces romans bretons, qu’on réunit sous l’appellation de Romans de la Table Ronde, plusieurs sont demeurés célèbres, tels la Légende de Saint-Graal et surtout ce fameux roman de Tristan et Yseult que l’Allemagne, qui, pendant tout le moyen âge traduisit les œuvres françaises, fit sien et dont elle tira un si grand parti ; telle encore la légende du Roi Arthur, qui pénétrera en Italie et lui donnera toute cette tradition poétique qui aboutit à l’Arioste.

Ces romans ne sont plus seulement récités, mais écrits et lus. Ils pénètrent dans les châteaux, dans les appartements des femmes, public plus subtil auprès duquel les poètes tenteront de briller par des qualités d’esprit un peu rares, par l’étalage d’un cœur plus délicat, ils idéaliseront et exalteront si fort l’amour au détriment de la raison que le grand bon sens du caractère français finira par réagir et réduira tant de passion à la taille d’amusements sentimentaux, comme on le voit dans les romans, celtiques d’inspiration, mais bourgeois d’esprit, de Chrétien de Troyes.

La poésie lyrique

Cependant, dans les pays méridionaux de langue d’Oc, la poésie lyrique naissait et se développait (xiie siècle). Elle avait probablement pris sa source dans les anciennes romances des fileuses ou chansons de toile. Elle en gardera l’habitude des arrangements en couplets et des formes fixes. Tandis que les trouvères du Nord s’attachaient à composer de longs romans guerriers, les troubadours du Midi créaient et répandaient une poésie purement amoureuse. Bien plus soucieux de se regarder vivre que d’agir, ils tiraient leur lyrisme d’une exaltation de la passion ; puis, se fatiguant peu à peu, mais gardant un amour suraigu pour thème, ils en venaient aux subtilités, à une sorte de rhétorique du cœur (c’est l’époque des tournois poétiques et des cours d’amour), et tombaient peu à peu dans les complications verbales et les préciosités d’une rhétorique assez mièvre. La femme, chez ces poètes, prenait naturellement une importance de plus en plus grande. But de toutes les préoccupations, elle devenait l’unique source de toutes les vertus (Bertrand de Born, Joffroy Rudel…) De cette poésie amoureuse du Midi et particulièrement des poèmes provençaux naîtra toute la poésie sicilienne et toscane du xiiie siècle.

Les poètes du Nord finirent par subir l’influence de ce lyrisme méridional et, sans renouveler le fond de leurs ouvrages, commencèrent d’en compliquer la forme à plaisir (Thibaut de Champagne, Colin Muset…)

Cette poésie, peu sincère, ne montre encore rien d’individuel.

L’histoire

Nous avons dit qu’au commencement les chansons de geste, purement narratives, étaient considérées comme des œuvres d’histoire. Mais le merveilleux que les jongleurs y mélangeaient empiétant de plus en plus sur la réalité des faits, et ces chroniques prenant de plus en plus le caractère de légendes, le sens critique des auditeurs se développa : ils refusèrent aux poètes la qualité d’historiens. Le jour où on ne crut plus aux exploits de Roland, l’histoire se détacha de la poésie. On composa des chroniques en prose qui, écrites pour être lues et non récitées, opposèrent leur exactitude à la fantaisie des poètes. Et pour la première fois avec ces chroniques, on vit l’individualité de l’auteur transparaître clairement sous les textes.

Villehardouin (1164-1213) écrit avec exactitude la Conquête de Constantinople à laquelle il a assisté. C’est un diplomate qui s’attarde surtout aux détails et aux petits faits psychologiques. Il est plus intelligent qu’artiste et explique plus qu’il ne montre.

Joinville (1224-1319), tout au contraire, voit plus qu’il n’analyse. Il raconte avec sincérité, ingénuité même, l’histoire de saint-Louis, dont il a été le conseiller et le compagnon. C’est une vie de saint écrite dans une langue saine, fleurie, pittoresque, délicieusement imagée.

La littérature bourgeoise

Les chansons de geste s’adressaient presque uniquement à la société féodale. La bourgeoisie réclamait une littérature appropriée à ses mœurs, à ses goûts, à sa mentalité. Les fabliaux vinrent la satisfaire. Ce sont des récits réalistes où les œuvres du temps sont peintes assez grossièrement, les auteurs ne se souciant que de provoquer le rire et pas du tout l’admiration. Ils sont très représentatifs d’une société encore inculte dont ils flattent sans vergogne les instincts animaux : joie maligne devant le malheur des autres, mépris total de la femme, obscénité presque perpétuelle. On retrouve la même inspiration dans les premières manifestations du théâtre comique, sortes de fabliaux dialogués.

Le Roman de Renart (xiie et xiiie siècle), puisé aux mêmes sources d’inspiration, s’adresse au même public. C’est une sorte d’épopée familière et populaire, d’une qualité supérieure à celle des fabliaux en ce sens que son caractère allégorique lui permet de donner place à des revendications sociales qui en rehaussent un peu le ton. Les personnages sont des animaux dont les aventures servent de prétexte à des peintures satiriques des mœurs du temps, à des parodies de l’idéal chevaleresque des croisades, exalté jusqu’au ridicule par les chansons de geste qui appelaient une réaction du bon sens populaire. Le chevalier, représenté par le Lion, est sans cesse berné et bafoué par le populaire rusé représenté par Renart.

Ce Roman de Renart marque dans l’Histoire de notre littérature une date importante. Il est l’origine du courant qui passe par Scapin et Figaro.

Le lyrisme bourgeois

La bourgeoisie ne se contenta pas de ces œuvres un peu grasses. Elle eut aussi son lyrisme dont elle prendra encore les éléments dans la vie réelle, dans la vie des champs par exemple qu’elle évoquera, sans l’idéaliser, dans ses pastourelles ; ou dans la vie citadine qui nous vaudra la poésie intime, personnelle, et souvent douloureuse de Rutebœuf.

Le roman de la Rose

Mais il restait une classe de la société que cette littérature ne satisfaisait qu’à demi. C’est celle que constituaient les clercs et les savants. Ils créèrent une sorte de littérature universitaire qui se rattache à Rutebœuf, mais qui prit dès l’abord un ton moral, didactique et scientifique.

Ces œuvres sont presque toujours des allégories. La plus célèbre est ce Roman de la Rose, de Guillaume de Lorris, qui traduit l’idéal de la même société que le Roman de Renart satirisa avec réalisme, et dont le succès fut prodigieux. Dante en fut passionné. On le traduisit en italien, en flammand. Chaucer en fit une adaptation anglaise.

C’est, dans sa première partie, un art d’aimer. Amant, type d’amoureux quintessencié, part à la conquête de la Rose, symbole de la Beauté, et, pour arriver jusqu’à elle, doit, aidé par Jeunesse, Noblesse de cœur, Courtoisie, Libéralité, etc…, vaincre Envie, Honte, Crainte, Pauvreté, Haine, Trahison, Avarice… Une seconde partie reprise au 4500e vers par Jean de Meung, vers 1270, est une œuvre presque encyclopédique ; l’auteur en l’encombrant du fatras de ses connaissances lui a donné quelque lourdeur mais a servi beaucoup à l’éducation des gens de son temps.

L’importance de ce Roman de la Rose est capitale. C’est l’œuvre la plus représentative du moyen âge qu’elle contient tout entier ; elle est en même temps annonciatrice de temps nouveaux, par son amour de l’antiquité, par son sens profond de la vie et de la joie de vivre, si opposé à l’esprit étroitement religieux de son temps.





ii. — Les xive et xve siècles


Hésitation du développement littéraire

La veine du moyen âge semble s’être épuisée. Les auteurs, dès l’avènement des premiers Valois, manquent manifestement d’idées nouvelles. Sans doute la guerre de Cent ans et l’invasion anglaise pèsent trop lourdement à cette époque sur l’esprit de la France pour qu’on puisse s’étonner de ce ralentissement de la production littéraire. Les poètes, troublés, incapables de comprendre les aspirations de la sensibilité profonde de la race, alors que l’ordre public est si malmené, s’attardent à ressasser les vieux thèmes, mais en précisent la forme, parfois avec des complications et des subtilités fort ennuyeuses, parfois aussi avec bonheur. Surtout ils se plaisent aux poèmes à forme fixe. C’est l’époque où fleurissent rondeau simple, rondeau double, ballade, chant royal.

Quelques noms à retenir : Guillaume de Machaut (1284-1370), élégant et habile ; Froissart (1337-1411) avec son Épinette amoureuse ; Eustache Deschamps (1340-1410) avec un très grand nombre de petits poèmes dont quelques-uns font déjà penser à La Fontaine ; Christine de Pisan (1363-1431) avec son Dittié à la Louange de Jeanne d’Arc, et sa Cité des Dames ou Livre des Trois Vertus ; Alain Chartier (1390-1440), célèbre par le baiser que lui donna, dit-on, malgré sa laideur, la reine Marguerite d’Écosse « à cause des belles choses qui sortaient de sa bouche », et auteur du Quadriloge invectif, où il peint avec émotion les malheurs de la France en armes… ; Charles d’Orléans, de beaucoup le plus important, musical, léger, charmant, qui atteint à la perfection de la forme et dont plusieurs pièces sont aujourd’hui extrêmement célèbres et répandues ; enfin François Villon qui marque une des plus grosses dates de notre histoire littéraire.

François Villon

François Villon, né à Paris en 1431, sorte de bohème, qui boit, vole, assassine même, est un de nos plus grands poètes. Il est le premier gros anneau de cette chaîne où brillent Ronsard, Musset, Verlaine. Poète avant tout sincère, son œuvre est, comme celles de la plupart des lyriques, une sorte d’autobiographie. Il peint ses misères, il se peint lui-même dans ses deux Testaments avec une grâce, une sensibilité, une délicatesse prodigieuses. Il est en même temps un virtuose du rythme (ses ballades sont des tours de force de facture ; celle des Dames du Temps jadis est encore populaire), un réaliste (peinture de la mort dans les dernières strophes du Grand Testament), un ironiste subtil qui se rit des autres et de lui-même, avec cette pudeur de sa propre souffrance qui est une des plus fines qualités de notre race, un musicien des mots qui ne retrouvera plus d’égal avant le xixe siècle, un de ces complets poètes enfin qui sont la vie et la force d’une littérature.

L’histoire

Pendant que Charles d’Orléans et surtout Villon exprimaient ce qu’il y a de plus intime dans l’homme, Froissart (1437-1505) fixait le côté extérieur de cette société, en s’attachant surtout aux exploits chevaleresques et aux fêtes brillantes. C’était aussi un poète. Mais c’est comme historiographe qu’il présente le plus d’intérêt. D’abord clerc de la chambre de la reine d’Angleterre, il voyagea pour recueillir des documents, dont il fit ensuite ses chroniques écrites de 1373 à 1390. Il aime le côté pittoresque et brillant de la guerre. Il le peint avec passion. Il en fait des tableaux colorés et excite à plaisir l’imagination de ses lecteurs.

Dans le même temps, Philippe de Commines (1445-1511), réagit contre cette tendance. Les réalités de la guerre de Cent Ans ont désabusé les Français, leur ont enlevé le goût du panache. Commines s’attache à peindre l’homme de son temps tel qu’il est sorti de ce contact avec la réalité. Né aux environs de Lille, Commines est un bourgeois intelligent et pratique. Il est d’abord chambellan de Charles le Téméraire qu’il trahit pour devenir la créature de Louis XI dont il préfère l’esprit plus réaliste et plus bourgeois. Disgracié par Charles VIII, il revient en grâce à l’avènement de Louis XII et termine alors ses Mémoires qui relatent la période comprise entre 1464 et 1501. Son style est net, précis, plein d’acuité. Son œuvre est celle d’un analyste subtil, qui attache plus d’importance aux idées qu’au style, qui d’ailleurs a joué un grand rôle dans la politique de son temps, et qui montre des idées très remarquables sur les procédés de gouvernement.

Le théâtre

Le théâtre du moyen âge se différencie peu des culte, comme celles du théâtre grec. Les prêtres représentent scéniquement pour les fidèles, dans l’église même, des tableaux illustrant ces deux Testaments. La langue employée est d’abord le latin, qui ne fait place au français qu’au xiie siècle, époque à laquelle des laïcs deviennent acteurs à la place des prêtres. Les drames qu’ils jouent sur le parvis des églises sont d’abord des sortes de mimodrames accompagnant des textes liturgiques. Puis le dialogue s’y développe. Enfin, vers le xiiie siècle, des scènes profanes se mêlent aux scènes religieuses. Un peu de réalisme se fait jour à travers des légendes où l’idée religieuse n’a plus qu’un rôle secondaire. Elle se manifeste surtout dans les dénouements par l’intervention miraculeuse de la Vierge ou des Saints. Ce sont les Miracles parmi lesquels : Le Jeu de Saint Nicolas qui vaut par quelques scènes de tavernes assez vivantes ; Le Jeu de la Feuillée, d’Adam de la Halle, première comédie laïque, sorte de revue où défilent des bourgeois de la ville et le poète lui-même ; le Jeu de Robin et de Marion, déjà plein de vie.

Au xve siècle, le goût du théâtre se popularise. Griselidis est un drame moral, purement laïque, fort original. Mais on représente surtout des mystères, qui mettent à la scène la vie de Jésus, les vies des principaux martyrs, en y mêlant des intermèdes burlesques destinés à « récréer joyeusement l’esprit des écoutants. »

Ce sont ces intermèdes burlesques qui, en se détachant des mystères, ont donné naissance au théâtre comique. Les Farces sont surtout des satires. Satire contre l’armée dans le Franc archer de Bagnolet, contre la vie de ménage dans la Farce du nouveau marié qui annonce la verve de Rabelais et fait penser à la scène fameuse de Panurge. La Farce de Georges Leveau est l’ébauche du Georges Dandin de Molière. Les Farces du Cuvier, de maître Patelin sont encore caractéristiques de cette verve française faite d’esprit critique et de bonne humeur. — Le théâtre étant très à l’ordre du jour, on y fait tout entrer : les sotties sont des pamphlets politiques, le journalisme de l’époque. On y traite, sans action et tout en discours, de toutes les difficultés parlementaires. C’est en somme simplement de la satire dialoguée. Les Moralités sont des faits divers portés à la scène, encore un peu embarrassés d’allégories cependant. Elles sont aux mœurs ce que la sottie est à la politique. En somme elles sont le point de départ de la pièce de théâtre moderne.



iii. — La Renaissance


L’ère nouvelle

La France du moyen âge n’ignorait pas les Anciens. Elle lisait fort bien les auteurs latins, mais elle n’y voyait rien de ce que nous y voyons. Elle s’y cherchait elle-même. Elle y cherchait surtout les origines de la chrétienté, voyait dans Sénèque et Cicéron les précurseurs des pères de l’Église, demandait à Aristote les fondements de la théologie.

En 1453, Constantinople fut prise par les Turcs, et les Grecs de Byzance se réfugièrent en Italie où ils apprirent le grec aux Italiens. Ceux-ci développèrent à ce contact le sens de la vie qui était déjà en eux, car si en France on ne considérait la vie que comme une vallée de larmes qui menait au Paradis et à toutes les béatitudes, l’Italie au contraire y cherchait le bonheur et les plus grandes jouissances possibles. La venue des Grecs exaspéra cet état d’esprit. Aussi quand les Français, alourdis par des siècles de scholastique, et sur qui pesait encore cet effroi de la mort qui paralysa tout le xve siècle, connurent cette Italie si riante et si heureuse, furent-ils aussitôt éblouis.

C’est ce goût de la joie, de l’élégance, de la vie belle rapporté en France par les guerriers, en même temps qu’une compréhension élargie et complètement renouvelée des Antiques, qui donna naissance en France à ce mouvement considérable qu’on appela la Renaissance et qui fut l’aurore d’une ère nouvelle.

La littérature au contact de ces païens épris de la beauté physique et qui croyaient, non pas à une vérité révélée, mais aux déductions de leur raison, cessa d’être un jeu subtil de rhétorique pour redevenir un moyen d’expression.

À la vérité, cet ensemble d’idées nouvelles ne fut pas adopté en bloc. Les écrivains y prirent chacun ce qui convenait le plus à son tempérament, de sorte que la Renaissance n’est jamais représentée tout entière dans un seul homme, mais dans la suite des poètes et des prosateurs de tout le xvie siècle.

La cour et les poètes de cour

Le goût de la vie parfaite (élégances, amours, beauté, sens de la bonne chère, des femmes jolies, des esprits clairs et délicats) se donna pleine carrière dans cette vie de cour, si charmante, à laquelle présidait François ier. Cette époque trouve son expression dans les vers de Clément Marot, de Mellin de Saint-Gelais et de Marguerite de Valois.

Clément Marot (1497-1544), avait fait avec le duc d’Alençon la campagne d’Italie en 1521. Il en rapporta la passion de la clarté et la simplicité qui avaient été à l’origine les qualités françaises par excellence, et qui s’étaient perdues dans les complications. Son emprunt à l’antiquité est tout extérieur. Elle le libère de l’emprise du moyen âge et lui redonne le goût de la conversation facile et libre. Mais ce qu’il a à dire n’a rien que de très français. C’est un causeur en vers, léger, frais, aimable, spirituel qui rapporte en France le sourire et que La Fontaine reconnut plus tard comme son maître. Le maître sans doute ne vaut pas l’élève, mais il est le chef d’une école très importante qui régna de 1520 à 1540.

À cette école appartiennent Mellin de Saint-Gelais qui a à peu près le même caractère avec plus de méchanceté dans l’épigramme et moins de talent ; et Marguerite de Valois, sœur de François ier, qui écrit Les Marguerites de la Marguerite des Princesses, recueil de petits poèmes, avec une bonne grâce et une aisance remarquables.

François Rabelais (1499-1553), né dans cette Touraine où toutes les qualités de la race française sont réunies comme par miracle, fut d’abord prêtre et cloîtré ; s’évada de son couvent, devint médecin, suivit Jean du Bellay dans une ambassade en Italie, mourut avec le titre de curé de Meudon. — On sent dans ce tableau rapide à la fois le goût de vivre, l’esprit d’aventures, l’avidité de savoir qui le caractérisent.

Ce qu’il a pris à l’Italie, ce n’est pas, comme les poètes cités ci-dessus, le goût de la vie raffinée et de l’élégance, mais le goût de la vie bonne et joyeuse. C’est comme eux par la passion de jouir qu’il est un homme de la Renaissance, mais il jouit d’une autre façon.

Il écrit deux romans qui se tiennent et dont l’un n’est que le prolongement de l’autre : Gargantua et Pantagruel. C’est l’histoire d’une famille de rois géants en trois générations, qui représentent chacun un stade de la civilisation. L’auteur préconise une sorte de morale antique, cette morale de la bonne humeur qu’on a appelée le Pantagruélisme. (Le monde est bon, la terre est une bonne mère). Il s’amuse à la pousser lui-même à l’excès, et en fait en quelque sorte la caricature (poltronerie, gourmandise, paillardise, etc…), dans le personnage de Panurge, — montrant ainsi le danger qu’il y aurait à se laisser aller à sa doctrine sans l’enseigner dans les lois morales, car il est sain avant tout. Le plan s’amuse à tracer d’une abbaye selon ses vœux comporte : pas de murs, pas d’horloge, pas de règles, une bibliothèque contenant tous les livres grecs, latins, hébreux, mélange des hommes et des femmes… enfin les moyens de vivre libre, instruit, marié, dans une grande santé physique, intellectuelle et morale. Rabelais donne, par ces théories, le coup de grâce au moyen âge et à toute sa scholastique (son frère Jean est un type de moine qui n’a aucune des qualités du moine et toutes celles du soldat.)

Les philosophes

Le mouvement de la pensée au xvie siècle est le plus considérable de toute l’histoire littéraire française. On n’avait fait, pendant les deux siècles précédents, qu’argumenter et ratiociner à l’infini sur des textes. On se reprit enfin à chercher librement sa voie, à essayer de voir clair, à remplacer l’argumentation par la recherche des idées.

Le plus grand philosophe du xvie siècle est Jean Calvin (1509-1564), chef du parti protestant. Son grand ouvrage, l’Institution Chrétienne, est une sorte de code. L’homme n’existe qu’en Dieu et doit tout ramener à Dieu, c’est à quoi peut se résumer une doctrine qui est exposée avec une force, une netteté, un sens de la logique et de la correspondance des parties qui font de ce livre un des plus grands monuments de la pensée humaine et de Calvin un des fondateurs de la prose française. Calvin revient aux vieux textes sacrés en les dégageant de toutes les gloses des écrivains ecclésiastiques du moyen âge, comme les humanistes reviennent aux textes de Virgile ou d’Horace en les débarrassant des commentaires des grammairiens et des professeurs. Et, de même que ces derniers trouvent dans ces textes anciens purifiés un idéal de vie nouvelle, de même Calvin trouve dans les textes primitifs du christianisme un idéal de vie chrétienne très différent du catholicisme. Dans son effort pour fonder une morale, il est amené à étudier la psychologie que le moyen âge avait délibérément ignorée. On sent par ces quelques traits combien l’esprit de la Renaissance eut d’influence sur ce génie qui n’a gardé du moyen âge que l’intransigeance religieuse.

Montaigne

Montaigne (1533-1592), magistrat, puis maire de Bordeaux, se retira à trente-sept ans dans son château de Montaigne, y vécut fort solitaire et y écrivit ses Essais dont les deux premiers livres parurent en 1580.

Loin d’admettre une vérité révélée. Montaigne commence par douter de tout. Dans son siècle intolérant et violent, il montre un large scepticisme. Il aime l’homme dans l’homme, crée l’individualisme : « Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même. » Il se plait à se regarder vivre et à se plaindre un peu soi-même ; puis il étend à tous ses contemporains les observations qu’il a faites sur soi. Dans cette étude, il ne montre aucun pessimisme, tout au contraire de ce que montrera plus tard un autre grand observateur de l’homme, La Rochefoucauld. Il croit à la vertu humaine, à la bonté, à un sens naturel de l’équité, de la justice, à l’amitié, à l’amour filial, à l’amour paternel. Il enseigne l’art de vivre honnêtement et heureusement, en ayant des clartés de tout, en écartant de soi tout ce qui déprime et inquiète.

Son style est coulant, clair, peu artiste, mais exact, toujours simple et naturel, parfaitement original. Il ne lui manque, pour être classique dans la forme, qu’un peu plus de concision et le goût de l’ordonnance. Il l’est dans le fond par son amour de la raison.

L’influence de Montaigne fut immense. Bacon l’imita dans ses Essais. Shakespeare l’imita dans la Tempête. Ben Johnson en avait fait sa lecture favorite. Plus tard Pascal, bien qu’en le réfutant, lui prendra beaucoup. Molière se souviendra toujours de lui.

La Pléiade (1548)

Les poètes s’engouaient de plus en plus de l’Italie et, en adorant Pétrarque, ramenaient en France ce goût des préciosités sentimentales que les italiens avaient jadis puisé chez nous. Maurice Seève (1510-1552) publie sa Délie, recueil de 450 dizaines composés à la louange de sa Dame. Louise Labé (1526-1568), femme d’un cordier lyonnais et appelée pour cette raison la Belle Cordière, publie des sonnets très brillants.

En 1548, sept jeunes gens, Daurat, Ronsard, du Bellay, Baïf, Belleau, Jodelle et Pontus de Tyard forment une école qu’ils appellent la Pléiade et dont le manifeste, Défense et Illustration de la Langue française par Joachim du Bellay, paraît en 1549. Il s’agit de protéger la langue contre les universitaires qui l’encombrent de mots latins, et de l’assouplir cependant par l’apport de mots nouveaux. On imitera les Anciens, mais pas servilement. On se nourrira d’eux et puis on s’abandonnera à son génie propre. Il est amusant de noter que ce sont ces amoureux de l’antiquité qui ont définitivement donné au français la solidité et la fixité d’une langue littéraire. Le plus grand poète de la Pléiade, Pierre de Ronsard (1524-1585), est fort ennuyeux quand il imite l’antique, (La Franciade, essai de grand poème épique à la façon de l’Iliade ou de l’Énéïde est presque illisible), mais exquis et plein de grâce voluptueuse quand il redevient français (Les Amours, recueil de poèmes amoureux dédiés à ses maîtresses Marie, Cassandre, Hélène, sont un chef-d’œuvre qui domine toute cette époque).

Joachim du Bellay (1525-1560), le porte-paroles du groupe, laisse aussi deux recueils qui de temps en temps atteignent à la perfection de Ronsard et même montrent plus d’humanité. Il a surtout ceci de remarquable que, voyageant en Italie, il comprend le premier le charme de la France et l’exprime délicieusement.

Rémi Belleau (1527-1577) est un petit maître délicieux et facile.

Baïf (1531-1589) essaie vainement d’appliquer à la poésie française les règles de la prosodie latine, mais laisse de frais poèmes où La Fontaine puisera des idées et des formes.

Somme toute la Pléiade, bien qu’ayant failli détourner la poésie française de ses vraies voies en préconisant une imitation outrancière de l’antique, fut bien moins rigoureuse dans ses œuvres que dans ses formules, enrichit le vocabulaire, le fortifia, le colora, prit conscience des moyens de la langue, et laissa des poèmes qui se rattachent à la plus pure tradition française.

Après Ronsard les poètes continuent d’appliquer sa méthode en l’exagérant, et en confondant un peu trop la simplicité antique avec la mièvrerie italienne. La Boétie, mort jeune (1530-1563) écrit des sonnets d’une sensibilité très précieuse et qui se souviennent de Pétrarque. Du Bartas est plus précieux encore et tombe décidément dans l’afféterie. Son sens de l’harmonie et de l’allitération serait très intéressant s’il ne l’outrait souvent jusqu’à la caricature. C’est le pittoresque en bijoux. D’Aubigné (1550-1630), resté célèbre par le vers adorable : « Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise », écrit un grand poème épique sur les malheurs de la France ensanglantée par les guerres religieuses, Les Tragiques, qui montrent du souffle et une noble violence, mais tombe souvent dans la monotonie.

Somme toute, les continuateurs de Ronsard jusqu’à la fin du xvie siècle, amenuisent la sensibilité et raffinent sur la forme, tombant souvent dans les mignardises, dont leurs successeurs du xviie siècle auront quelque mal à se dégager ; mais, par la subtilité de leur forme, donnent à celle-ci une précision de terme, une souplesse, une harmonie qui préparent la perfection classique.

La Satire Ménipée

En 1593, importante nouveauté : cinq ou six écrivains se groupent pour publier périodiquement sur les faits du jour de petits pamphlets. C’est la Satire Ménippée, premier embryon de la Presse.



iv. — Le xviie siècle


Avènement du classicisme

Le xvie siècle avait joui d’une liberté sans limites. Les hommes du xviie siècle sentirent les inconvénients de cette anarchie et la nécessité de s’enfermer dans des règles. Le mouvement de la contre-réforme consolidait le catholicisme en lui donnant une morale plus sévère. Le gouvernement de Henri iv remplaçait par une organisation solide la vie facile et déréglée des Valois. De même, les philosophes et les littérateurs endiguèrent leurs instincts, les soumirent à des lois, adorèrent par-dessus tout la mesure, l’équilibre, la raison ; préparèrent ainsi l’avènement du classicisme.

La religion

Plusieurs écrivains catholiques essaient de ramener la religion à une morale pure. Les hommes avaient, pendant le xvie siècle, prit le goût de la sensualité. Pour les ramener à des sentiments plus austères, il était nécessaire de montrer quelque souplesse. Saint François de Sales (1567-1622) leur traça vers le catholicisme un chemin tout semé de fleurs. Dans son Introduction à la Vie Dévote, il réagit par un style aimable et plein d’onction contre le rigorisme de Calvin. Il accorde les exigences de la religion avec ce goût de vie heureuse qu’avait apporté la Renaissance, et ainsi dessine avec douceur un mouvement en avant du catholicisme.

Une secte se formera alors, plus rigide, celle des Jansénistes, qui, humiliant l’homme et sa raison devant la grâce du créateur, introduira dans le catholicisme les règles et l’austérité protestantes.

Les philosophes

Le grand philosophe de cette époque est Descartes (1596-1650) qui essaiera d’appuyer sur une méthode rigoureuse les bases d’une certitude scientifique et sera en quelque sorte le père des sciences exactes.

Ce tourangeau, qui avait fait campagne dans la guerre de Trente Ans, avait, au cours même de ses pérégrinations militaires, beaucoup lu et beaucoup pensé. En 1637, il publia le très fameux Discours de la Méthode, faisant délibérément table rase de toutes les idées reçues et prétendant ne « recevoir aucune chose pour vraie qu’il ne la connût évidemment être telle », il donnait les moyens les plus sûrs d’arriver à la connaissance.

Mais Descartes, quand il veut expliquer les grands mystères du monde, est obligé de constater l’impuissance de la raison humaine et de recourir à Dieu. Il le prouve mal et on peut dire qu’il l’admet comme une idée innée. Il ne croit plus, comme Rabelais, à l’excellence du libre instinct ; il croit à l’utilité des passions dominées et conduites par la volonté (Traité des Passions, 1650.)

Son souci de l’exactitude lui fait trouver une langue concise, claire, très adéquate à sa pensée, qui peut-être est encore un peu alourdie par l’influence du latin. Descartes n’en est pas moins le créateur de la langue philosophique et scientifique moderne.

Pascal

Une secte, ou plutôt un parti religieux, les Jansénistes, essaya de prouver philosophiquement le dogme chrétien et de rétablir le christianisme sur la raison. Il fut splendidement illustré par Blaise Pascal (1623-1662).

Pascal publia d’abord, sous forme de lettres à un provincial, toute une polémique en faveur de la doctrine à laquelle il était attaché. Ce sont les Provinciales (1657), où il expose la théorie de la grâce, et attaque la morale des Jésuites. L’homme ne mérite pas la grâce de Dieu par sa conduite ; il faut qu’il l’ait reçue par prédestination. Sa conduite n’en doit pas moins être inspirée par le plus grand souci de l’austérité et d’une morale très sévère. (La morale des Jésuites était au contraire très douce). La grande originalité des Provinciales est qu’elles constituent, sur ces questions de doctrine, un premier appel au grand public. La langue, qui ne s’adresse plus à des professeurs en Sorbonne, en est humaine, presque mondaine.

Mais son œuvre capitale, qui devait être une apologie de la religion chrétienne, est restée inachevée. Elle fut publiée en 1670 sous le titre de Pensées. Il reprend le scepticisme de Montaigne et la théorie de la faiblesse de l’homme, mais il y ajoute cette conclusion que l’homme, si faible, doit s’abandonner tout entier à Dieu.

Pascal, dans sa forme, dédaigne le brillant des précieux. Il ne cherche, dans l’assemblage des mots, que l’expression la plus intense de la pensée ; et ce souci de s’exprimer toujours plus fortement à la fois et plus simplement lui fait bien souvent mépriser les formes usuelles. Le style des Pensées ne fut jamais mis au point. Mais avec le style des Provinciales, il assouplit la langue qu’il affranchit décidément des tournures latines, il donne à la prose sa forme définitive.

Les Précieuses

Les guerres de religion terminées, la paix revenue, les mœurs s’adoucirent. Une vie de salons commença. La marquise de Rambouillet, vers 1608, se retira dans son hôtel dont elle fit le rendez-vous par excellence des amis des lettres. Mlle de Scudéry, Voiture, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette et tout le chœur des poètes sont les fervents de ce cercle brillant, de cette académie du goût. Dans ce salon et dans quelques autres on raffine sur la distinction, sur l’élégance, sur l’esprit, sur le langage. On prend l’habitude des périphrases, des métaphores, la haine du mot propre qui est vulgaire, et en général de tout ce qui est simple, réaliste, près de la vie. L’horreur du naturel conduit à un amour excessif de la mythologie. On enveloppe l’idée banale dans des formes alambiquées.

Parmi ces poètes précieux, Saint Amand est souvent exquis, et même tout près parfois des poètes modernes. Il aime la nature. Il en fait de petits tableaux très vigoureux. Voiture est surtout un amuseur, qui remplace la sincérité du fond par l’ingéniosité de la forme, qu’il pousse jusqu’aux suprêmes raffinements.

En même temps le roman prend une grande importance, surtout le roman pastoral où des bergers et des bergères raffinent, en costumes de soie, et toujours avec bienséance sur les mouvements de l’amour. L’Astrée (1627) d’Honoré d’Urfé, le Cyrus et la Clélie de Mlle de Scudéry, qui peignent l’idéal de la vie précieuse, ont un succès considérable.

Toutes ces œuvres nous sont insupportables aujourd’hui par les complications des sentiments et du style et nous paraissent d’une grande fadeur. Mais elles apportèrent dès cette époque les germes de notre littérature psychologique, qui se développera à travers les œuvres de Mme de La Fayette, de Laclos, de l’abbé Prévost, de Stendhal, jusqu’au roman contemporain.

Les Burlesques

Le Burlesque est amené également par l’horreur du naturel. Il veut réagir contre le sentimentalisme des Précieux, et fait en quelque sorte de la préciosité en sens inverse. Il a le goût du rare, mais du rare inesthétique. Scarron (1610-1660), avec le Roman Comique, sorte de parodie de l’Astrée, où les procédés des Précieux sont exagérés et bafoués, tombe dans la caricature parfois avec une verve fort triviale. Le Roman Bourgeois, de Furetière, moins burlesque et plus réaliste, annonce le Gil Blas de Lesage et la Marianne de Marivaux.

Les premiers classiques

Un courant de réaction, illustré par les noms de Malherbe pour la poésie, et de Balzac pour la prose, est parallèle au mouvement précieux. Il combat l’ingéniosité, c’est-à-dire le goût du petit artifice qui se renouvelle à chaque phrase. Mais, loin de rendre la liberté du xvie siècle à l’expression de la pensée, il tend à imposer au contraire des cadres rigides, des règles précises.

Malherbe (1555-1628) est d’abord assez emphatique avec son premier recueil, Les Larmes de saint Pierre, qui contient cependant de beaux vers. Mais c’est par ses Poésies qu’il agira sur son siècle. Il préconise la clarté, la concision. Il réagit contre Ronsard qui avait cherché à enrichir ce vocabulaire. Il veut au contraire l’épurer, le débarrasser de ses archaïsmes, des mots techniques, des mots patois. Il proscrit l’abus de l’esprit, qui n’est qu’un jeu, et qui paralyse l’émotion. Il fait la guerre à l’inversion et préconise une métrique très sévère. Il fut un peu isolé dans son temps, mais prépara toute la prosodie classique et eut une influence énorme sur la génération qui lui succéda.

Balzac (1597-1654), un Angoumois, publie 27 livres de Lettres, des Dissertations chrétiennes et morales, politiques, critiques, etc… Il vit isolé du monde précieux, préfère aux salons et à l’homme la campagne et les choses. Il aime la phrase sonore, périodique, les développements harmonieux. Il transmet à la société mondaine peu instruite les idées des philosophes et des savants, dans un style oratoire. Il fit pour la prose ce que Malherbe avait fait pour la poésie.

Le théâtre avant Corneille

La Pléiade avait essayé de remplacer les mystères du moyen âge par un théâtre imité de l’antique. Jodelle, avec sa Cléopâtre (1552), long poème dialogué assez déclamatoire, avait fait la première tentative. Robert Garnier, avec Bradamante (1582) et les Juives (1583) avait apporté une action déjà plus mouvementée, et Montchrétien, avec Marie Stuart, une sensibilité plus grande. Mais ces tragédies ne s’adressaient qu’à un public lettré. Elles étaient d’ailleurs rarement représentées par un théâtre.

Le théâtre du moyen âge, avec les Confrères de la Passion, vit jusqu’en 1599. Les comédiens qui leur succèdent, à l’Hôtel de Bourgogne, ont pour poète Hardy, écrivain grossier, mais homme de théâtre qui a le sens de l’action et qui essaie de ramener à soi la foule en s’inspirant des pièces à imbroglio des théâtres italien et espagnol. La mode étant ainsi revenue au théâtre, les Précieux y coururent. Ce fut le règne des pastorales enrubannées où s’illustrèrent Théophile, Racan, Mairet.

En 1625 commence la polémique des Trois Unités. (Il est impossible qu’on oblige le spectateur à suivre l’action dans des lieux différents, à passer d’une époque à une autre, surtout à s’intéresser à plusieurs actions mêlées. On exige l’unité de temps, l’unité de lieu, l’unité d’action.) Mairet donne en 1634 Sophonisbe, la première tragédie régulière. Il fait triompher cette règle des Unités et satisfait ce goût de l’ordre, de la régularité et de la raison qui commence à se répandre.

Le Cid

Pierre Corneille (1606-1684) avait, à partir de 1629, donné quelques comédies et tragédies lorsqu’en 1636, il fit jouer le Cid. C’est le plus complet et le plus considérable succès que la France littéraire ait jamais connu. Pour la première fois il y avait prédominance complète de la psychologie. L’action était toute intérieure et les faits ne prenaient leur valeur que dans les évolutions morales qu’ils déclenchaient dans les personnages. C’était en même temps l’exaltation de la volonté, victorieuse des passions, et la quasi sanctification de l’homme, conduit par un idéal supérieur et portraicturé en beauté. Le théâtre devenait du même coup psychologique grâce à cette action intérieure, et très dramatique, grâce à la lutte constante de la volonté et du sentiment. Le vers était simple et brillant ; en même temps qu’il se prêtait merveilleusement à l’expression de toutes les nuances de la pensée (Corneille est quelquefois encore un peu précieux) ; il était coloré, sonore, plein d’images vives et propre aux tableaux pittoresques. Le plan était solide, ramassé, le style nerveux et fort. Corneille enfin résumait magnifiquement toutes les tendances de son temps. Il n’est pas jusqu’à l’exaltation mystique de Pascal qui n’apparaisse dans Polyeucte, tragédie sacrée (1642). Horace, Cinna (1640) sont d’autres chefs-d’œuvre. En 1642, il avait donné le Menteur, comédie pleine de verve et qui n’est plus seulement une comédie d’intrigue. Enfin suivit, jusqu’en 1674, une longue suite de tragédies de moindre importance.

Parmi les contemporains de Corneille, Rotrou (1609-1650) vaut seul d’être retenu. Il y a dans Saint-Genest (1646), où on sent d’ailleurs une grande influence de Corneille, de la sensibilité et du pittoresque.

Le classicisme

Peu à peu la préciosité et le mysticisme s’éteignirent. Le goût de la psychologie resta, et, en même temps, une forme d’art déjà très pure. C’étaient les éléments d’où devait découler cette littérature classique, dont Boileau résuma les règles, que Molière, La Rochefoucauld, La Fontaine et Racine illustrèrent, et qui servit de modèle à l’Europe entière. En effet l’emprise française sur l’Europe du xviie siècle ne vient pas seulement des victoires de Louis XIV, mais bien plus de cette littérature si profondément humaine et si parfaitement générale qu’elle put devenir presque aussitôt internationale ce qu’on ne saurait dire d’aucune autre, si ce n’est de celle des Grecs et des Latins.

Le classicisme exige l’exactitude psychologique, dédaigne le détail extérieur qui particularise, respecte les règles, et veut, pour exprimer des pensées et des sentiments clairs, une forme claire. C’est une époque de perfection.

Boileau (1636-1711), né à Paris, codifia les tendances nouvelles dans son Art Poétique, long poème sans aucun lyrisme, mais plein de santé et de solide bon sens. Il y recommande d’obéir aux règles de la raison ; il interdit la fantaisie, le romanesque, la préciosité : « Jamais de la nature il ne faut s’écarter. — Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. » Dans ses Satires, dans ses Épîtres, il se montre plus avisé critique et plus subtil moraliste que grand poète. Mais il est très français, très sain. Il aime le goût et la mesure. Il eut sur la France et sur l’étranger une très grande influence.

Les Maximes

Ce goût de la recherche psychologique qui caractérise cette époque, Pascal l’avait fait servie à l’apologie d’une théorie philosophique et religieuse ; Corneille à l’apologie d’une théorie morale. La Rochefoucauld (1613-1680) ne le fait servir à rien qu’à la satisfaction de son dilettantisme. Il fait de la recherche psychologique pour le plaisir d’en faire. Le résultat est un petit recueil de Maximes (1665) qui constitue un des plus grands monuments qu’on ait édifiés sur la nature morale de l’homme. La Rochefoucauld ramène tous les sentiments à l’amour-propre ou amour de soi. Jamais encore l’analyse n’avait été si subtile, la langue si sobre et si exacte.

Les mondains

À côté de ce grand seigneur, on peut placer le cardinal de Retz, Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, qui sont plutôt des amateurs que des écrivains de métier.

Le cardinal de Retz (1614-1679) écrit des Sermons, des Lettres, des Mémoires. C’est un moraliste élégant qui fut l’ami de La Rochefoucauld auquel il ressemble par plus d’un point.

Mme de La Fayette (1634-1693) publie quelques romans dont un, La Princesse de Clèves (1678), est encore très lu aujourd’hui. Elle est vraie, disait d’elle La Rochefoucauld. Elle est, de la même façon sinon au même degré que Racine, très symbolique de son époque en ce que, chez elle, l’intrigue ne sert qu’à la mise en lumière des sentiments et de leur évolution. Ce livre, à la fois élégant, délicat et sincère, a passé longtemps pour le modèle du roman psychologique.

Mme de Sévigné (1626-1696) écrit, sur elle-même et sur mille petits événements de sa vie, des lettres à sa fille, qui furent réunies par la suite. Cette Correspondance étincelante de gaîté et d’esprit, remplie de tableaux délicieux de la ville ou de la campagne et de portraits des gens en cour, est un merveilleux document sur la vie intime de ce temps, écrit dans une langue vive et primesautière, pleine d’imprévu et de charme.

Les Fables

Elles paraissent de 1668 à 1694. Elles sont l’œuvre du poète le plus purement français. Au contraire des classiques et bien qu’il leur ressemble par bien des points (clarté, mesure, pureté), La Fontaine (1621-1695) dépasse peu les frontières de France, est peu compris à l’étranger. Cela tient à ce que son génie est contenu presque tout entier dans la virtuosité de son style, à ce qu’étant avant tout poète, il ne subsiste presque rien de lui dans les traductions.

Les Fables constituent une peinture satirique de la société, mais où la satire n’a jamais d’amertume. Ce sont de fines comédies où passent, sous forme d’animaux, des personnages subtilement et amoureusement dessinés, d’une plume sobre jusqu’à la gageure. Le choix prodigieusement heureux du mot, la science étonnante de la phrase où le coloris le plus vif respecte la ligne pure du dessin, l’harmonie délicate d’un vers dont le rythme se renouvelle à l’infini, font de ces tableaux des chefs-d’œuvre qui n’ont rien perdu de leur jeunesse, et qui étonnent encore aujourd’hui. Il semble que ce pur génie ait deviné et compris à l’avance toutes les écoles poétiques qui se sont succédé depuis. Mais il innove toujours avec tant de mesure qu’on ne voit pas tout d’abord à quel point il est audacieux. Son vers ne se contente plus d’une harmonie purement verbale, d’un ronron caressant et un peu monotone. Il procède d’une autre musique, cérébrale si on peut dire et psychologique ; et l’harmonie naît d’un accord miraculeux entre la pensée, l’expression et le rythme ; ce qui peut servir de définition à toute la poésie. La Fontaine a enfermé dans ces vers vivants, tempérés et limpides le charme de ce pays d’Île-de-France qui fut le sien, avec les douces couleurs de ses eaux, de son ciel et de ses paysages.

Il a laissé aussi des Contes, assez imités de Boccace, spirituels, amusants, rapides, mais qui sont loin d’égaler ses Fables.

Avec les Fables, la langue est définitivement fixée. Elles sont encore, après trois siècles et demi, notre modèle le plus pur.

Les comédies de Molière

Le fils d’un tapissier, Jean-Baptiste Poquelin de Molière (1622-1673), après avoir formé une troupe de comédiens avec laquelle il parcourut la province, jouant lui-même les comédies qu’il improvisait, — revint à Paris et s’installa avec sa troupe au Palais-Royal, en 1661, avec un privilège du roi. Il écrit alors pour son théâtre une assez longue suite de comédies qui font de lui le plus grand comique français.

C’est encore le goût de la vérité psychologique qui le guide. Il s’en sert pour ramener le public au goût de la santé et de la nature.

Il commença par écrire des comédies à l’image de celles de Scarron qui étaient alors à la mode ; puis des comédies à intrigue, en vers, pleines de verve, d’entrain, d’une forme extrêmement souple, et où le goût de l’observation joint à un sens délicieusement français de l’ironie aboutit au plus franc comique : l’Étourdi, le Dépit Amoureux. Puis viennent des comédies de mœurs où les travers de la société sont tournés en ridicule avec une verve bouffonne : les Précieuses Ridicules, les Fâcheux. Enfin ses grandes œuvres sont à la fois des comédies de caractère par l’importance donnée à la peinture d’un personnage principal, et des comédies de mœurs par la précision du cadre humain dans lequel ce personnage principal évolue : le Misanthrope (1666), Amphytrion (1668), Tartuffe (1669), le Bourgeois Gentilhomme (1670), les Femmes Savantes (1672), le Malade Imaginaire (1673). Il donnait d’un coup à la comédie une ampleur extraordinaire. Un don inconnu jusqu’à lui du mouvement dramatique lui permettait, bien qu’il négligeât l’intrigue, d’animer d’une vie intense tous ses personnages ; l’amour classique de la clarté dans la pensée et dans la forme rendait ses œuvres presque universellement accessibles.

Molière est, par son esprit clair, sa verve caustique et joyeuse, son intelligence du cœur humain, son bon sens, sa raison, son amour puissant de la vie, un des trois ou quatre génies les plus représentatifs de l’esprit français.

Les tragédies de Racine

Racine (1639-1699) partage avec Corneille la gloire d’être appelé le plus grand des tragiques.

Il fit ses études à Port-Royal. Après quelques tragédies peu originales, il donne en 1667 Andromaque qui lui vaut un succès presque égal à celui du Cid et qui déclenche une querelle entre ses admirateurs et les partisans de Corneille. Suit une série étincelante de chefs-d’œuvre : Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie (1674). En 1677, une cabale fait tomber Phèdre, la plus puissante peut-être de ces tragédies magnifiques où cet élève de Molière porte au plus haut degré ses dons prodigieux d’analyste subtil du cœur humain. Découragé, il se retire de la scène et n’y reparaît qu’en 1689 avec Esther, tragédie biblique, suivie en 1691 d’Athalie, autre tragédie sacrée.

Le génie de Racine se distingue de celui de Corneille en ce qu’il peint une humanité moins héroïque, moins exceptionnelle, moins exemplaire. Les personnages de Racine ne dominent plus leurs passions. Ils sont dominés par elles. Ils nous touchent par leur faiblesse plutôt que par leur fermeté. Racine s’attendrit devant les blessures du cœur humain, si sensible. Il le plaint, il lui pardonne ses égarements. Il nous fait communier avec lui dans la peine et les tourments. Il est tout amour et tout indulgence. Il n’exalte point l’homme. Il ne cherche pas à l’élever au-dessus de lui-même. Il ne cherche qu’à le traduire, à nous tracer de lui une image exacte et savante, et à nous émouvoir nous-mêmes par sa ressemblance avec nous. « Je ne craindrai pas d’avancer que le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable » avait écrit Corneille. Racine cherche avant tout le vraisemblable et le vrai.

Ainsi tout le soin de Racine tend vers la recherche de la vérité dans ses caractères. Son œuvre y gagne plus de mesure encore, plus de perfection classique. Elle y perd la vigueur colorée, les grands élans, l’éclat, la bravoure de Corneille. Son vers est moins brillant, moins fort, moins héroïque, moins sonore. Il est plus doux, plus calme, plus souple, plus tendre et plus voluptueux.

Racine a laissé encore une comédie, les Plaideurs (1668), qui étonne par la souplesse déconcertante de son vers, la verve endiablée de son style et par un sens délicat de la caricature qui fait que le comique n’y est jamais amer, l’auteur gardant toujours une sympathie pour ses personnages. Les Plaideurs prouvent d’une manière étincelante à quel point était divers ce génie de Racine qui n’est enserré dans des formes rigoureuses que parce qu’il se les était imposées.

On peut dire de Racine qu’il est tout le classicisme.

Le théâtre de la fin du siècle

Un seul nom, celui de Regnard (1655-1709), qui tente de continuer la comédie de Molière. Il n’égale pas son maître mais donne une suite de comédies en vers fort alertes et fort gaies. Le Joueur (1696) et le Légataire Universel (1708) sont d’une légèreté, d’une fluidité délicieuses. Les sujets rappellent ceux de Molière. Les personnages sont beaucoup moins vrais, Regnard est peu observateur. Il n’a qu’une sorte d’imagination scénique dont il se sert avec beaucoup de bonheur.

Les écrivains religieux

Au xviie siècle la foi était grande. La cour de Louis XIV affichait sa dévotion. La littérature religieuse prit facilement de l’importance. Elle révéla deux véritables génies : Bossuet, Fénelon ; et trois grands orateurs : Bourdaloue, Fléchier, Massillon.

Bossuet (1627-1704) avait appris la simplicité à l’école de Saint Vincent de Paul. La fréquentation des grands classiques lui donna le goût de la beauté. Il prêcha à Paris, devant la cour, y obtint tout de suite un succès considérable, avec ses carêmes et surtout ses oraisons funèbres, fut nommé évêque et percepteur du dauphin pour l’éducation duquel il écrivit le Discours sur l’Histoire Universelle (1681), ouvrage incomplet au point de vue historique, mais plein d’aperçus remarquables, dont Montesquieu se souviendra plus tard, et le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même.

Les oraisons funèbres qu’il fit pour Anne d’Autriche, Henriette d’Angleterre, le prince de Condé, Anne de Gonzague, etc., sont en réalité autant de sermons sur la grandeur de Dieu, les leçons de la Providence, la grâce, etc… d’une élévation de pensée qui va souvent jusqu’à l’audace, surtout d’un mouvement merveilleux qui emportait le cœur et l’esprit des écoutants. Les images sont vives, pleines de force, et, la beauté d’un discours consistant pour une grande partie dans le mouvement rythmique des phrases, les périodes se déroulent dans une musique incomparable, toujours expressive de l’idée, toujours en rapport direct avec elle, tantôt pressée, tantôt au contraire lente et mesurée. Cette éloquence ne se départit jamais d’un grand naturel ; aussi Bossuet est-il bien de la grande époque de Racine.

Bourdaloue (1632-1704), un jésuite, conçoit un sermon comme la démonstration d’un théorème. Il est précis, net, raisonneur jusqu’à la sécheresse. Mais il est aussi très psychologue. Il s’adresse à la raison plutôt qu’au cœur. Il appartient bien à ce siècle par la rigueur de son analyse, l’inflexibilité de sa logique, le mépris de l’imagination.

Fléchier (1632-1710) avait commencé par écrire de petits vers. On s’en aperçoit dans ses oraisons funèbres dont le style est souvent précieux. Il n’a aucune des qualités de la véritable éloquence. Jamais il ne s’abandonne aux mouvements d’une inspiration véritable ; par contre, il enrichit son style de toutes les grâces chères à l’hôtel de Rambouillet.

Massillon (1663-1742), oratorien, fait des sermons et des oraisons funèbres dont une, celle de Louis XIV, est restée célèbre. Il a peu d’idées, mais il les pare de métaphores abondantes et brillantes. Par sa sensibilité, plus morale que dogmatique, il annonce le xviiie siècle.

Fénelon (1651-1715) est moins prédicateur que prélat. C’est avant tout un éducateur. Chargé de l’éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, il écrit des Fables en prose très appropriées à l’enfance, des Dialogues des Morts, petites leçons d’histoire et de politique, enfin le Télémaque (1699), récit mythologique doublé d’un roman pédagogique, qui fut certainement le livre le plus lu de son temps. Dans ce livre où il se met en scène sous les traits du sage Mentor, Fénelon redresse le caractère de son élève et lui insinue en même temps sa conception politique. Il veut tempérer l’absolutisme royal par la participation au pouvoir des états-généraux, modérer les dépenses et les guerres, développer l’agriculture. Il écrivit encore un Traité de l’Éducation des Filles et exposa ses idées littéraires dans sa Lettre à l’Académie, où il assouplit les règles édictées par Boileau. Partout il apporta le même charme enveloppant, les mêmes grâces fleuries, la même harmonie un peu douceâtre du style. Mais sous des dehors un peu nonchalants, on sent une ardeur sincère, et même une volonté forte qui se révéla dans les polémiques avec Bossuet.

Par son souci des constitutions politiques, Fénelon prépare la voie aux grands manieurs d’idées du xviiie siècle.

Les philosophes

La philosophie commence à devenir sceptique, plus humaine aussi, et en même temps plus audacieuse dans son souci d’aller vers plus de vérité.

Bayle (1647-1706) et Fontenelle (1657-1757), reprenant les doctrines de Descartes, portent sa philosophie beaucoup plus avant.

Pierre Bayle est un causeur. Élégant, habile, il touche à tout avec un bon sens mélangé de finesse. Son œuvre principale est son Dictionnaire historique et critique (1697). Il applique à toutes les questions un sens critique demeuré célèbre. Un sens critique trop aiguisé mène au scepticisme. On sent en lisant Bayle que ce siècle étonnant qui a commencé dans la grâce et s’est continué dans la force, ne se complaît plus, vers sa fin, que dans l’intelligence.

Fontenelle écrivit de médiocres pièces de théâtre et ses remarquables Entretiens sur la pluralité des mondes (1686). C’est un savant, — il mourut secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, — qui fait de la littérature avec les connaissances scientifiques. Il est discret, mesuré, prudent, égoïste : « Si j’avais les mains pleines de vérités, disait-il, je me garderais de les ouvrir. » La Bruyère dit de lui : « C’est un bel esprit de profession. » Nous dirions aujourd’hui : hommes de lettres. Il est d’ailleurs un des premiers artisans de l’esprit moderne.

Mais le plus grand moraliste de cette seconde moitié du xviie siècle est sans contredit La Bruyère (1645-1696) qui, au contraire de ces trop avisés rhéteurs, dit ce qu’il pense et le dit hardiment. Ses Caractères (1688) sont un des monuments de la littérature française. Sous forme de petits portraits nets, précis concentrés, terribles, il satirise élégamment les mœurs et les gens de son temps. Le style en est admirable par sa concision, ses raccourcis, quelque chose d’alerte et d’aigu qui voltige un moment puis frappe au cœur comme une épée. On a dit de sa langue qu’elle était un outil de précision. Il faut ajouter que cet outil est précieux et fin comme un bibelot. Cette langue en effet mêle à ses prodigieuses qualités d’acuité, un art délicat de l’expression.

On voit, dans tous ces philosophes, se résumer l’esprit de cette passionnante époque. Une grande importance est attachée aux idées. Ce sont elles qui régissent la forme. La psychologie domine tout. Toute la littérature est basée sur la passion de connaître l’homme.