Les Œuvres de la pensée française/Volume I/I

Les Œuvres de la pensée française
Henri Didier (ip. 1-9).

i. — Les Origines

Formation de la langue française

Dans la France primitive ou Gaule, après l’invasion romaine, la langue latine prévalut, ensevelissant peu à peu la langue celtique dont quelques rares éléments survécurent seuls. Puis, des influences populaires, des déplacements de l’accent tonique, la modifièrent, l’adaptèrent insensiblement à nos gosiers comme à nos esprits. Elle forma le roman, langage déjà plus analytique, qui, se précisant, se simplifiant, se dépouillant et se fixant peu à peu devint, vers le ixe siècle, d’abord dans l’Île-de-France, puis dans la France entière — au fur et à mesure que celle-ci achevait son unité territoriale, — le Français.

Caractères de la littérature primitive

Notre littérature primitive est remarquable par un manque absolu d’individualité chez les auteurs. Les esprits du moyen âge, enfermés comme dans un cercle étroit, dans les usages du monde féodal, opprimés par une religion mesquine, instruits par des prêtres routiniers, se forment tous sur le même modèle et pensent en groupe. Les gens de cette époque virent des types, et non des individus. Ils ont un certain nombre de cases dans lesquelles ils font entrer l’humanité tout entière. Ils ignorent la nuance.

Origines. Premiers textes

Les origines de notre littérature sont confuses. À peine peut-on dire avec quelque certitude que, comme chez tous les peuples primitifs, ce fut la poésie qui apparut la première. Comme les aèdes de la Grèce antique, des trouvères célébrèrent en longs poèmes les exploits des grands chefs.

L’homme sent avant de réfléchir. Il n’est donc pas étonnant que la littérature, expression de l’intelligence, soit en retard sur l’art, expression de la sensibilité. À l’époque où s’élevaient les parfaites églises romanes et les merveilleuses cathédrales gothiques, la poésie rasa le sol. Les artistes créaient de la beauté ; mais les poètes n’avaient point ce souci. Ils se contentaient de fixer des faits historiques. Ils colportaient des documents qui n’avaient pas beaucoup plus de prétention à l’exactitude qu’à l’originalité.

Les chansons de geste

La nécessité de renouveler ou de stimuler l’intérêt fit cependant que les conteurs ornèrent leurs récits de détails inventés, grossirent les faits et les personnages, donnèrent carrière à leur imagination et transformèrent leurs chroniques primitives en légendes plus ou moins fabuleuses. Le merveilleux ira même jusqu’à prendre tout à fait la place de l’histoire.

On appelle ces poèmes héroïques des chansons de geste. (Gesta en latin signifie hauts faits.)

La plus célèbre est la Chanson de Roland (vers 1080). Elle est écrite en vers décasyllabiques et divisée en laisses ou couplets. Le style en est naïf, monotone, assez sec, purement narratif. L’emploi du vers ne s’y justifie que par le rôle presque purement mnémotechnique qu’on lui faisait jouer. Le sujet est emprunté à l’histoire (massacre par des paysans de l’arrière-garde de Charlemagne repassant les Pyrénées pour rentrer en France après son expédition contre les Musulmans d’Espagne) ; et c’est comme une chronique véridique que le public l’écoutait. En réalité, l’anecdote militaire dramatisée, amplifiée, agrémentée de personnages imaginaires, y devient une sorte d’épopée où nous voyons le prince Roland fendre des montagnes avec son épée Durandal. La bravoure et l’orgueil étant les seules vertus de ce temps, ce rude récit, où l’amour tient une place infime, n’en exalte pas d’autres. On sent qu’il s’adresse à des auditeurs qui ne savent que se battre et prier Dieu.

Les poèmes bretons

Des harpeurs bretons avaient introduit en France les légendes du Pays de Galles et de l’Armorique. Les jongleurs y retrouvèrent avec ravissement ce caractère de mélancolie amoureuse qui constituait le premier fondement de leur vieille âme celtique. Alors entra dans la littérature française ce sentiment de l’amour qui devait y jouer un rôle si considérable. La mode se détourna des histoires d’épée. La femme prit une grande importance.

Parmi ces romans bretons, qu’on réunit sous l’appellation de Romans de la Table Ronde, plusieurs sont demeurés célèbres, tels la Légende de Saint-Graal et surtout ce fameux roman de Tristan et Yseult que l’Allemagne, qui, pendant tout le moyen âge traduisit les œuvres françaises, fit sien et dont elle tira un si grand parti ; telle encore la légende du Roi Arthur, qui pénétrera en Italie et lui donnera toute cette tradition poétique qui aboutit à l’Arioste.

Ces romans ne sont plus seulement récités, mais écrits et lus. Ils pénètrent dans les châteaux, dans les appartements des femmes, public plus subtil auprès duquel les poètes tenteront de briller par des qualités d’esprit un peu rares, par l’étalage d’un cœur plus délicat, ils idéaliseront et exalteront si fort l’amour au détriment de la raison que le grand bon sens du caractère français finira par réagir et réduira tant de passion à la taille d’amusements sentimentaux, comme on le voit dans les romans, celtiques d’inspiration, mais bourgeois d’esprit, de Chrétien de Troyes.

La poésie lyrique

Cependant, dans les pays méridionaux de langue d’Oc, la poésie lyrique naissait et se développait (xiie siècle). Elle avait probablement pris sa source dans les anciennes romances des fileuses ou chansons de toile. Elle en gardera l’habitude des arrangements en couplets et des formes fixes. Tandis que les trouvères du Nord s’attachaient à composer de longs romans guerriers, les troubadours du Midi créaient et répandaient une poésie purement amoureuse. Bien plus soucieux de se regarder vivre que d’agir, ils tiraient leur lyrisme d’une exaltation de la passion ; puis, se fatiguant peu à peu, mais gardant un amour suraigu pour thème, ils en venaient aux subtilités, à une sorte de rhétorique du cœur (c’est l’époque des tournois poétiques et des cours d’amour), et tombaient peu à peu dans les complications verbales et les préciosités d’une rhétorique assez mièvre. La femme, chez ces poètes, prenait naturellement une importance de plus en plus grande. But de toutes les préoccupations, elle devenait l’unique source de toutes les vertus (Bertrand de Born, Joffroy Rudel…) De cette poésie amoureuse du Midi et particulièrement des poèmes provençaux naîtra toute la poésie sicilienne et toscane du xiiie siècle.

Les poètes du Nord finirent par subir l’influence de ce lyrisme méridional et, sans renouveler le fond de leurs ouvrages, commencèrent d’en compliquer la forme à plaisir (Thibaut de Champagne, Colin Muset…)

Cette poésie, peu sincère, ne montre encore rien d’individuel.

L’histoire

Nous avons dit qu’au commencement les chansons de geste, purement narratives, étaient considérées comme des œuvres d’histoire. Mais le merveilleux que les jongleurs y mélangeaient empiétant de plus en plus sur la réalité des faits, et ces chroniques prenant de plus en plus le caractère de légendes, le sens critique des auditeurs se développa : ils refusèrent aux poètes la qualité d’historiens. Le jour où on ne crut plus aux exploits de Roland, l’histoire se détacha de la poésie. On composa des chroniques en prose qui, écrites pour être lues et non récitées, opposèrent leur exactitude à la fantaisie des poètes. Et pour la première fois avec ces chroniques, on vit l’individualité de l’auteur transparaître clairement sous les textes.

Villehardouin (1164-1213) écrit avec exactitude la Conquête de Constantinople à laquelle il a assisté. C’est un diplomate qui s’attarde surtout aux détails et aux petits faits psychologiques. Il est plus intelligent qu’artiste et explique plus qu’il ne montre.

Joinville (1224-1319), tout au contraire, voit plus qu’il n’analyse. Il raconte avec sincérité, ingénuité même, l’histoire de saint-Louis, dont il a été le conseiller et le compagnon. C’est une vie de saint écrite dans une langue saine, fleurie, pittoresque, délicieusement imagée.

La littérature bourgeoise

Les chansons de geste s’adressaient presque uniquement à la société féodale. La bourgeoisie réclamait une littérature appropriée à ses mœurs, à ses goûts, à sa mentalité. Les fabliaux vinrent la satisfaire. Ce sont des récits réalistes où les œuvres du temps sont peintes assez grossièrement, les auteurs ne se souciant que de provoquer le rire et pas du tout l’admiration. Ils sont très représentatifs d’une société encore inculte dont ils flattent sans vergogne les instincts animaux : joie maligne devant le malheur des autres, mépris total de la femme, obscénité presque perpétuelle. On retrouve la même inspiration dans les premières manifestations du théâtre comique, sortes de fabliaux dialogués.

Le Roman de Renart (xiie et xiiie siècle), puisé aux mêmes sources d’inspiration, s’adresse au même public. C’est une sorte d’épopée familière et populaire, d’une qualité supérieure à celle des fabliaux en ce sens que son caractère allégorique lui permet de donner place à des revendications sociales qui en rehaussent un peu le ton. Les personnages sont des animaux dont les aventures servent de prétexte à des peintures satiriques des mœurs du temps, à des parodies de l’idéal chevaleresque des croisades, exalté jusqu’au ridicule par les chansons de geste qui appelaient une réaction du bon sens populaire. Le chevalier, représenté par le Lion, est sans cesse berné et bafoué par le populaire rusé représenté par Renart.

Ce Roman de Renart marque dans l’Histoire de notre littérature une date importante. Il est l’origine du courant qui passe par Scapin et Figaro.

Le lyrisme bourgeois

La bourgeoisie ne se contenta pas de ces œuvres un peu grasses. Elle eut aussi son lyrisme dont elle prendra encore les éléments dans la vie réelle, dans la vie des champs par exemple qu’elle évoquera, sans l’idéaliser, dans ses pastourelles ; ou dans la vie citadine qui nous vaudra la poésie intime, personnelle, et souvent douloureuse de Rutebœuf.

Le roman de la Rose

Mais il restait une classe de la société que cette littérature ne satisfaisait qu’à demi. C’est celle que constituaient les clercs et les savants. Ils créèrent une sorte de littérature universitaire qui se rattache à Rutebœuf, mais qui prit dès l’abord un ton moral, didactique et scientifique.

Ces œuvres sont presque toujours des allégories. La plus célèbre est ce Roman de la Rose, de Guillaume de Lorris, qui traduit l’idéal de la même société que le Roman de Renart satirisa avec réalisme, et dont le succès fut prodigieux. Dante en fut passionné. On le traduisit en italien, en flammand. Chaucer en fit une adaptation anglaise.

C’est, dans sa première partie, un art d’aimer. Amant, type d’amoureux quintessencié, part à la conquête de la Rose, symbole de la Beauté, et, pour arriver jusqu’à elle, doit, aidé par Jeunesse, Noblesse de cœur, Courtoisie, Libéralité, etc…, vaincre Envie, Honte, Crainte, Pauvreté, Haine, Trahison, Avarice… Une seconde partie reprise au 4500e vers par Jean de Meung, vers 1270, est une œuvre presque encyclopédique ; l’auteur en l’encombrant du fatras de ses connaissances lui a donné quelque lourdeur mais a servi beaucoup à l’éducation des gens de son temps.

L’importance de ce Roman de la Rose est capitale. C’est l’œuvre la plus représentative du moyen âge qu’elle contient tout entier ; elle est en même temps annonciatrice de temps nouveaux, par son amour de l’antiquité, par son sens profond de la vie et de la joie de vivre, si opposé à l’esprit étroitement religieux de son temps.