Les Œuvres de Mesdames Des Roches/Catherine des Roches/L'Agnodice

L’Agnodice.


IL n’y a paſſion qui tourmente la vie
Avec plus de fureur que l’impiteuſe enuie :
De tous les autres maux on tire quelque bien,
L’avare encheſné d’or ſe plaiſt en ſon bien,
Le ſuperbe ſe fond d’vne douce allegreſſe,
S’il voit vn grand ſeigneur qui l’honore & careſſe,
Le voleur epiant ſa proye par les champs
Soubsrit à ſon eſpoir attendant les marchands,
Le gourmand prend plaiſir au manger qu’il deuore,
Et ſemble par les yeux le deuorer encore,
Le ieune homme ſurpris de laſcives amours
Compoſe en ſon eſprit mille plaiſans diſcours,
Le menteur ſe plaiſt fort ſ’il ſe peut faire croire,
Le iureur en brauant ſe pompe dans ſa gloire.
Mais ô cruelle envie, on ne reçoit par toy
Sinon le deſplaisir, la douleur & l’eſmoy,

A celuy qui te loge, ingrat’ & fiere hoteſſe
Tu laiſſe pour payement le dueil & la triſteſſe,
A celuy qui te donne à repaiſtre chez luy,
Tu payes pour eſcot le chagrin & l’ennuy :
De noz premiers parens tu eſpris le courage,
Eſpandant le venin de ta feilleuſe rage,
Sur les diuins autels, quand le bras fraternel
Tua le pauure Abel invoquant l’eternel.
Depuis en te coulant aux autres parts du monde
Tu ſemas en la terre une race feconde
D’ires, de cruautez, de geines & de morts
Qui font aux vertueux cent & cent mille torts :
Mais ſur tous autres lieux, c’eſt la Contree Attique
Qui teſmoigne le plus de ta puiſſance inique
Nenny point pour Theſé de ſes parens trahy,
Pour le iuſte Ariſtide iniuſtement hay,
Ny pour que Themiſtocle ait fuy dans la terre
D’un Roy que tant de fois il pourſuiuit en guerre,
Ny pour voir Miltiade à tort empriſonné,
Pour Socrate non plus qui meurt empoiſonné :
Mais pour toy (Phocion) qui n’eus pas ſepulture
Au pays tant aymé où tu pris nourriture.
Une Dame eſtrangere ayant la larme à l’œil
Receut ta chere cendre, & la meit au cercueil,
Honorant tes vertus de loüanges ſupremes
Elle cacha tes oz dedans ſon fouyer meſmes,
Diſant d’un triſte cueur, humble & deuotieux.
Ie vous appelle tous o domeſtiques Dieux,
Puisque de Phocion l’ame ſ’eſt d’eſliee,

Pour aller prendre au ciel ſa place dediée,
Et que ſes citoyens cauſes de ſon treſpas
L’ayant empoiſonné ores ne veulent pas
Qu’il ſoit enſevely dedans ſa terre aymee
Se montrant enuieux deſſus ſa renommee,
Aymons ce qui nous reſte, honorons ſa priſon,
Le feu ſ’en eſt volé, gardons bien le tiſon.
L’enuie regardant cette dame piteuſe
Dans ſoy meſme ſentit une ire ſerpenteuſe,
Roüant ſes deux grans yeux pleins d’horreur & d’effroy,
Ah ! Ie me vengeray, (ce dit elle) de toy,
He ! tu veux donc ayder, (ſotte) tu veux deffendre
Phocion, dont ie hay encor la morte cendre,
Saches qu’en peu de temps ie te feray ſentir
De ton haſtif ſecours vn tardif repentir :
Car en deſpit de toy i’animeray les ames
Des maris, qui ſeront les tyrans de leurs femmes,
Et qui leur deffendant le liure & le ſçauoir,
Leur oſteront auſſi de viure le pouvoir.
Auſſi toſt qu’elle eut dit, elle gliſſe aux moüelles
Des hommes qui voyans leurs femmes doctes-belles
Deſirent effacer de leur entendement
Les lettres, des beautez le plus digne ornement :
Et ne voulant laiſſer choſe qui leur agree
Leur oſtent le plaisir où l’ame ſe recree
Que ce fuſt à l’envie vne grand’ cruauté
De martirer ainſi cette douce beauté :
Les dames auſſi toſt ſe trouverent ſuivies
De fiebvres, de langueurs, & d’autres maladies ?

Mais ſur tout la douleur de leurs enfantemens,
Leur faiſoit ſupporter incroyables tourmens,
Aymant trop mieux mourir que d’eſtre peu honteuſes
Contant aux Medecins leurs peines langoureuſes.
Les femmes (ô pitié !) n’oſoient plus ſe meſler
De ſ’aider l’vne l’autre, on les faiſoit filler :
Leurs marys les voyans en ce cruel martyre,
Ne laiſſoient pas pourtant de gaucer & de rire,
Peut eſtre deſirant deux nopces eſprouuer,
Ils n’avoient plus de ſoing de les vouloir sauver.
En ce temps il y eut vne Dame gentille,
Que le ciel avoit faict belle, ſage, & ſubtile,
Qui piteuſe de voir ces viſages ſi beaux,
Prontement engloutis des auares tombeaux,
Les voulant ſecourir couurit ſa double pomme
Afin d’eſtudier en accouſtrement d’homme :
Pource qu’il eſtoit lors aux femmes interdit
De pratiquer les arts, ou les voir par eſcrit.
Ceſte Dame cachant l’or de ſa blonde treſſe
Apriſt la Medecine, & ſ’en feit grand maiſtreſſe.
Puis ſe reſouuenant de ſon affection,
Voulut effectuer ſa bonne intention,
Et guerir les douleurs de ſes pauures voiſines
Par la vertu des fleurs, des fueilles & racines :
D’vne herbe meſmement qui fut cueillie au lieu
Où Glauque la mengeant d’homme deuint un Dieu.
Ayant tout preparé la gentille Agnodice,
Se preſente humblement pour leur faire ſervice,
Mais les Dames penſant que ce fut un garſon,

Refuſoient ſon ſecours d’une eſtrange façon.
L’on cognoiſſoit aſſez à leurs faces craintiues
Qu’elles craignoient ſes mains comme des mains laſſiues,
Agnodice voyant leur grande chaſteté
Les eſtima beaucoup pour ceſte honneſteté,
Lors deſcouvrant du sein les blanches pommes rondes,
Et de ſon chef doré les belles treſſes blondes,
Monſtre qu’elle eſtoit fille, & que son gentil cueur,
Les vouloit delivrer de leur triſte langueur
Les Dames admirant ceſte honte nayſue,
Et de ſon teint doüillet la blanche couleur vive,
Et de ſon ſein poupin le petit mont iumeau,
Et de ſon chef sacré l’or crepelu tant beau,
Et de ſes yeux divins les flammes rauiſſantes,
Et de ſes doux propos les graces attirantes
Baiſerent mille fois & ſa bouche & ſon ſein,
Receuant le ſecours de ſon heureuſe main.
On voit en peu de temps les femmes & pucelles,
Reprendre leurs teins frais, & deuenir plus belles :
Mais l’enuie preſente à ceſt humain ſecours,
Proteſte de bien toſt en empeſcher le cours :
Elle mangeoit ſon cueur, miſerable viande,
Digne repas de ceux où ſon pouvoir commande,
Et tenoit en la main vn furieux ſerpent
Dont le cruel venin en tous lieux ſe reſpand.
Son autre main portoit vne branche eſpineuſe,
Son corps eſtoit plombé, ſa face deſpiteuſe,
Sa teſte ſans cheveux où faiſoient pluſieurs tours
Des viperes hideux qui la mordoient touſiours,

Trainant autour de ſoy ſes furieuſes rages,
Elle ſen va troubler les chaſtes mariages,
Car le repos d’autruy luy eſt propre malheur.
Aux hommes elle miſt en soupçon la valeur,
De la belle Agnodice & ſes graces gentilles,
Diſant que ſa beauté de leurs femmes & filles
Avoit plus de faveur que ne doiuent penſer
Celles qui ne voudroient leurs honneurs s’offencer.
Eux eprix de fureur ſaiſirent Agnodice,
Pour en faire à l’enuie un piteux ſacrifice.
Helas ! ſans la trouver coulpable d’aucun tort,
Ils l’ont iniuſtement condemnee à la mort :
La pauvrete voyant le mal-heur qui s’appreſte
Deſcouvrit promptement l’or de ſa blonde teſte
Et monſtrant ſon ſein beau, aggreable ſejour
Des Muſes, des vertus, des graces, de l’amour,
Elle baiſſa les yeux pleins d’honneur & de honte
Vne vierge rougeur en la face luy monte,
Diſant que le deſir qui la faict deſguiſer,
N’eſt point pour les tromper, mais pour authoriſer
Les lettres, qu’elle appriſt voulant ſeruir leurs Dames :
Que de la ſoupconner de crimes tant infames,
C’eſt offencer nature & ſes divines loix.
Depuis qu’elle eut parlé oncq une ſeulle voix
Ne ſ’eſleva contre elle, ains toute l’aſſiſtance
Monſtroit d’eſmerveiller ceſte rare excellence,
Ils eſtoient tous ravis ſans parler, ny mouvoir,
Ententifs ſeulement à l’ouyr & la voir,
Comme l’on voit parfois apres vn long orage,

Raſſerener les vents, & calmer le rivage,
Quand les freres iumeaux qui regardoient ſur mer,
Une piteuſe nef en danger d’abiſmer.
L’a ſauuant de peril des flots l’ont retiree
Pour luy faire aborder la rive deſiree :
Les hommes tout ainſi vaincus par la pitié,
Rapaiſent la fureur de leur inimité,
Faiſant à la pucelle une humble reuerence,
Ils luy vont demander pardon de leur offence.
Elle qui reſſentit vn plaisir ſingulier,
Les ſupplia bien fort de faire eſtudier,
Les Dames du pays ſans enuier la gloire
Que l’on a pour ſeruir les filles de Memoire.
L’enuie congnoiſſant ſes efforts abbatus
Par les faicts d’Agnodice, & ſes rares vertus
A pourſuiuy depuis d’vne haine immortelle
Les Dames qui eſtoient vertueuſes comme elle.