Les Œuvres de Mesdames Des Roches/Catherine des Roches/Dialogue de la Main, du Pié & de la Bouche

Dialogue de la Main, du Pié & de la Bouche.


MOn Dieu que i’ay d’occaſions de me plaindre de mon maiſtre, ie trauaille tant ordinairement pour luy, & toutesfois il faict ſi peu de compte de moy, que ſans me donner aucun habillement il me fait demeurer l’eſté au chaud, & l’hyuer au froid, encore ce villain Pié eſt ſi bien accouſtré. Le P. Vrayement i’euſſe eſcouté patiemment ta plainte, eſſayant de te reconforter, mais ores ie te connoy ſi malicieuſe, que tu te lamente plus de mon heur que de ta miſere. La M. Ha mignon, que tu parles bien à ton aiſe, cependant que ie trauaille tous les iours à filer la laine ou la ſoye, dont tu es veſtu, ou bien à deſcouper les eſcarpins, dans leſquels tu fays les caprioles deuant les Dames. Le P. Comment ne me reprocherois tu mes fautes, ſi tu ne les pouvois connoiſtre quand meſme tu me reproches ce que ie fay de bien ? Or dy moy ſ’il te plaiſt, qui t’aporteroit la leine, la ſoye, & l’or ſi je ne te l’allois querir ? La M. Qui rendroit l’or clair & pur ſinon moy, qui ſuis maiſtreſſe des arts ? Le P. Dy que tu en es ſeruãte, afin de parler plus ſeurement : car l’eſprit les inuente, & te commãde de les executer comme il luy plaiſt. Ainſi tu ne fais rien que par obeiſſance, tes actions ne ſont point guidees par diſcretion ny par raiſon qui ſoit en toy. La M. Et que ſçais-tu que c’eſt de raiſon toy qui es tant eſloigné d’elle, je croy que nature voyant combien tu luy eſtois contraire, la voulut rãger en l’vne des extremitez du corps, & toy à l’autre. Le P. Ce fut pour t’en priver du tout, tu as bien ouy dire comment les ardens raiz du soleil eſchauffent la terre quand il eſt vis à vis du Cancre ou du Lyon : cependant toutes les froideurs ſe retirent en la moyenne regiõ de l’air, ainſi la raiſon qui eſt le ſoleil de l’homme demeurant au Ciel de ſon cerueau, eſclaire tous mes effects, & toutes les folies ſe retirent en toy ou apres de toy : Quel pié, hormis celuy de Philoctete, feit jamais perdre la vie à ſon maiſtre ? où il ſ’eſt trouvé mille mains qui ont faict perdre mille vies à mille hommes, & beaucoup d’autres fuſſent peris par la faute de leurs mains ſi ma diligence ne les euſt ſauuez. Pource doncques ne trouue point eſtrange ſi l’on me faict plus d’honneur qu’à toy, ſouuiens toy que Mercure a des Talonnieres dorees & ne porte point de gans. La M. O meſchant ! oſe tu bien te comparer aux ailes d’vn Dieu toy qui faiſois n’agueres du Philoſophe, ne ſçais tu point que ceux qui ſ’eſleuent ſeront abaiſſez ? Le P. Au fort, on ne me ſçauroit mettre plus bas que ie ſuis, mais ie te prie de n’eſtre plus enuieuſe ſur mon eſtat, conſidere que ſi l’on me donne chauſſes & ſouliers ce n’eſt pour ornemẽt, ſeulemẽt c’eſt pour me preſeruer des fanges, des pierres & des eſpines qui ſe trouuent aux chemins. Auſſi le maiſtre à qui nous ſõmes doit auoir grand’crainte de me perdre : car il n’a partie ſur luy qui luy ſoit plus neceſſaire que moy. La M. Ie veux bien que tu saches que je luy fay plus de beſoing que toy, il ne ſçauroit porter vn morceau dans la bouche, ſi ce n’eſtoit par mon moyen. Le P. Qui va querir de quoy manger ſinõ moy ? La M. Et pẽſes tu que pour quelque neceſſité ie ne me meiſſes pas bien à cheminer ? Le P. Eſſaye ? La M. Ie le veux. Le P. Mais tu demeureras donc en bas comme moy ſouſtenant tout le corps par la force de tes bras comme ie l’ay ſouſtenu. La M. Ie l’entẽs ainſi. Le P. Si n’eſt il point bon de ſe meſler d’vne chose qu’õ ne ſcait pas faire, donne toy garde ie te prie qu’il ne t’auienne comme à Phaëton quand il voulut cõduire le char emprunté. La M. Tu faiſois tantoſt cõparaiſon de toy à Mercure & maintenant tu te compares au Soleil. Le P. Nõ fay point, mais ie te compare à ſon fils : or voyons donc comment tu te porteras en ton nouveau meſtier : ô Dieu que tu trauaille ! ô Dieu que ie crain que tu me faces prendre le ſaut ! La M. Non feray, non, tiens toy bien ſeulement. Le P. Eſcoute qui eſt-ce qui nous menace. La M. C’eſt la bouche de noſtre maiſtre, mon Dieu que ferons nous, La B. Et qu’eſt cecy, qu’eſt cecy, quel meſnage faictes vous canaille que vous eſtes ? Voulez vous peruertir l’ordre du Createur qui nous a mis les yeux en la plus haute partie de nous, afin que par eux nous viſſions ſes plus excellentes œuures : ſus ſus que chaſcun de vous ſe range en ſa place accoutumée & me dittes qui a commencé ce deſordre. Le P. C’eſt la main, qui ſe plaignant de ſa conditiõ enuie l’honneur que vous me faites. La B. Mais qu’eſt-ce qui luy manque pour ſon traictemẽt à cette ingrate ? le Seigneur à qui nous ſommes n’est pas pluſtoſt leué, qui la paſſe ſur la teſte qui eſt la plus noble partie de luy, & bien ſouuẽt luy faict tenir vn peigne d’yuoire pour luy agencer les cheueux. La M. C’eſt pour luy faire ſeruice. La B. Se trouuant aux cõpaignies des ſçauans ou des ſeigneurs, tout ce qu’il voit de remarquable il le declaire à ſa main qui bien ſouuent le met par eſcrit. La M. C’eſt pour luy faire honneur. La B. S’il voit quelques belles Dames il veut que ſa main leur oſte le chapeau en les ſaluant. La M. C’eſt pour luy faire plaiſir. La B. S’il eſt au temple il leue ſes mains vers le Ciel pour faire ſes oraiſons. La M. C’eſt pour adoucir Dieu enuers luy. La B. S’il eſt à table la main eſt touſiours la premiere au plat. La M. C’eſt pour ſon proffit. La B. S’il eſt couché au lit la main eſt le plus du temps ſur ſa poictrine. La M. C’eſt pour ſa ſanté. La B. S’il eſt aporté de l’argent elle eſt la premiere à le toucher, le conter, & le ſerrer ſouz la clef, comme ſeule gardienne, ſi bien que nous autres n’en pouuons auoir que par ſa grace. La M. Il faut que mon maiſtre ſe ſerue de moy en cela, pource que nul autre de vous eſt propre à cet office : mais vous ne contez pas auſſi que bien ſouuent je ſuis employee aux choſes les plus viles & deshonneſtes que lon ſçauroit penſer. La B. Mais vous ne cõtez pas auſſi que vous eſtes incontinent lauee & parfumee d’eau de ſenteurs. Et je vous ſupplie puiſque vous ſongez tant aux maux que vous auez, penſez auſſi vn peu aux biens que vous receuez tous les iours, ne vous ennuyez point de voſtre fortune preſente, mais eſſayez de la rendre meilleure & ſans enuyer les accouſtremens du pié que vous meſme luy auez donnez, regardez d’en prendre pour vous, nous en ſerons tous biẽ aiſes car nous deſirons viure en paix ſçachant bien que les querelles des citoyens cauſent la ruine d’une ville, auſſi les debats qui pourroiẽt aduenir entre nous cauſeroient la perte de noſtre maiſtre. Ayõs donc eſgard à ſon profit plus qu’au noſtre particulier, & nous aſſeurons que le bien de luy ſeul est celuy de nous tous. Le P. Vrayement nous deuons croire ce que nous dict la Bouche. La M. C’eſt vn grand cas que tu veux touſiours parler ſans qu’on t’en demande. La B. Pié, ce n’eſt pas la raiſon que vous entreprenez rien ſur elle, vous deuez penſer que vous luy eſtes inferieur : & vous Main, bien que vous ſoyez plus haute, n’en deuenez pourtant plus audacieuſe, car vous eſtes ſerue auſſi bien comme luy : reconnoiſſant donc que vous eſtes d’une meſme condition aidez vous l’vn l’autre, & vous accordez amiablement enſemble. La M. Je suis contente de ſuivre doreſnavant voz bons enſeignemens, & vous remercie de la peine que vous auez priſe pour accorder noz debats, ie ne veux plus quereller auec toy Pié mon compagnon, & ſi tu as affaire de moy, je ſuis à ton commandement ſoit pour te lauer, ou pour te chauſſer. Le P. Ha ie vous remercie humblement, je ſuis bien aiſe dõt vous eſtes en ſi bon propos, quant à moy vous me trouuerez touſiours preſt pour voſtre ſeruice, ſ’il vous plaiſt faire prouiſion de gans ou d’ãneaux. La M. Bien, bien ie le veux mais que la Bouche ait ordonné du pris, car ie ne veux rien faire que par ſon conſeil.