Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/29

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 356-361).

Comment Pantagruel deffit les troys cens geans armez de pierre de taille, Et Loupgarou leur capitaine.

Chapitre XXIX.



Les geans voyans que tout leur camp estoit submergé, emporterent leur roy Anarche à leur col le mieulx qu’ilz peurent hors du fort, comme fist Eneas son pere Anchises de la conflagration de Troye. Lesquelz quand Panurge apperceut, dist à Pantagruel.

Seigneur voilà les geans qui sont issuz, donnez dessus de vostre mast gualantemment à la vieille escrime. Car c’est à ceste heure qu’il se fault monstrer homme de bien. Et de nostre cousté nous ne vous fauldrons point. Et hardiment que ie vous en tueray beaucoup. Car quoy ? David tua bien Goliath facillement. Moy doncques qui en battroys douze telz qu’estoit David : car en ce temps là ce n’estoit qu’ung petit chiart, n’en defferay ie pas bien une douzaine. Et puis ce gros paillard de Eusthenes qui est fort comme quatre bœufz, ne s’y espargnera pas. Prenez courage, chocquez à travers d’estoc & de taille.

Or, dist Pantagruel, de couraige ien ay pour plus cinquante frans. Mais quoy ? Hercules ne osa iamais entreprendre contre deux.

C’est, dist Panurge, bien chié en mon nez, vous comparez vous à Hercules ? vous avez plus de force aux dentz, & plus de sens au cul, que n’eut iamais Hercules en tout son corps & ame. Autant vault l’homme comme il s’estime.

Et ainsi qu’ilz disoient ces parolles, voicy arriver Loupgarou avecques tous ses geans. Lequel voyant Pantagruel tout seul fut esprins de temerité & oultrecuydance, par espoir qu’il avoit de occire le pouvre Pantagruel, dont dist à ses compaignons geans.

Paillars de plat pays, par Mahon si nul de vous entreprent de combatre contre ceulx qui sont icy, ie vous feray mourir cruellement. Ie veulx que me laissez combatre tout seul : ce pendant vous aurez vostre passetemps à nous regarder.

Adonc se retirerent tous les geans avecques leur roy là aupres où estoient les flaccons, & Panurge & ses compaignons avecques eulx, qui contrefaisoit ceulx qui ont eu la verolle : car il tortoit la gueule & retiroit les doigts, & en parolle enrouée leur dist.

Ie renye bieu, compaignons, nous ne faisons point la guerre, donnez nous à repaistre avecques vous ce pendant que nos maistres s’entrebattent. À quoy voulentiers le roy & les geans se consentirent, & les firent bancqueter avecques eulx. Ce pendent Panurge leur contoit les fables de Turpin, les exemples de sainct Nicolas, & le conte de la Ciguoingne.

Et ce pendant Panurge leur contoit des fables, & les exemples de sainct Nicolas. Alors Loupgarou s’adressa à Pantagruel avecques une masse toute d’acier pesante neuf mille sept cens quintaux d’acier de Calibbes, au bout de laquelle y avoit treize poinctes de dyamens, dont la moindre estoit aussi grosse comme la plus grand cloche de nostre dame de Paris, il s’en failloit par avanture l’espesseur d’ung ongle, ou au plus que ie mente, d’ung doz de ces couteaulx qu’on appelle couppeoreille : mais pour ung petit, ne avant ne arriere). Et estoit pheée en la maniere que iamais ne pouuoit rompre, mais au contraire, tout ce qu’il en touchoit rompoit incontinent. Ainsi doncques comme il approchoit en grande fierté, Pantagruel iectant ses yeulx au ciel se recommanda à Dieu de bien bon cueur, faisant veu tel comme s’ensuyt.

Seigneur dieu, qui tousiours a esté mon protecteur & mon seruateur, tu voys la destresse en laquelle ie suis maintenant. Rien icy ne me amene, sinon zele naturel, ainsi comme tu as octroyé es humains de garder & defendre soy, leurs femmes, enfans, pays, & famille, en cas que ne seroit ton negoce propre, qui est la foy, car en tel affaire tu ne veulx coadiuteur : sinon de confession catholicque, & seruice de ta parolle : & nous as defendu toutes armes & defences : car tu es le tout puissant, qui en ton affaire propre, & ou ta cause propre est tiree en action, te peulx defendre trop plus qu’on ne sçauroit estimer : toy qui as mille milliers de centaines de millions de legions d’anges duquel le moindre peut occire tous les humains, & tourner le ciel & la terre à son plaisir, comme iadis bien appareut en l’armee de Sennacherib. Doncques s’il te plaist à ceste heure me estre en ayde comme en toy seul est ma totale confiance & espoir : ie te fays veu que par toutes contrees tant de ce pays de Vtopie que d’ailleurs, ou ie auray puissance & auctorité, ie feray prescher ton sainct Evangile, purement, simplement, & entierement, si que les abus d’vn tas de papelars & faulx prophetes, qui ont par constitutions humaines & inventions deprauees envenimé tout le monde, seront d’entour moy exterminez.

Et alors feut ouye vne voix du ciel, disant, Hoc fac & vinces, c’est à dire, Fais ainsi, & tu auras victoire.

Puis voyant Pantagruel que Loupgarou approcheoit la gueulle ouverte, vint contre luy hardiment & s’escrya tant qu’il peut. À mort ribault à mort, pour luy faire peur, selon la discipline des Lacedemoniens, par son horrible cry. Puis luy getta la barque, qu’il portoit à sa ceincture, plus de dix & huit cacques de sel, dont il luy emplit & gorge & gouzier, & le nez & les yeulx. Dont irrité Loupgarou luy lancea ung coup de sa masse, luy voulant rompre la cervelle. Mais Pantagruel fut abille & eut tousiours bon pied & bon œil, par ce demarcha du pied gauche ung pas en arriere, mais il ne sceut si bien faire que le coup ne tombast sur sa barque, laquelle rompit en six pieces et versa le reste du sel en terre.

Quoy voyant Pantagruel gualentement ses bras desplie, & comme est l’art de la hasche, luy donna du gros bout de son mast, en estoc au dessus de la mamelle, et retirant le coup à gauche en taillade luy frappa entre col & collet, puis avanceant le pied droict luy donna sur les couillons ung pied du hault bout de son mast, à quoy rompi la hune, et versa troys ou quatre poinssons de vin qui estoient de reste.

Dont Loupgarou pensa qu’il luy incisé la vessie, et du vin que ce feut son urine qui en sortit.

De ce non content Pantagruel vouloit redoubler au coulouoir : mais Loupgarou haulsant sa masse avancea son pas sur luy, & de toute sa force la vouloit enfoncer sur Pantagruel, & de faict en donna si vertement que si Dieu n’eust secouru le bon Pantagruel, il l’eust fendu despuis le sommet de la teste iusques au fond de la ratelle : mais le coup declina à droict par la brusque hastiveté de Pantagruel. Et entra sa masse plus de soixante pieds en terre à travers ung gros rochier dont il feit sortir le feu plus gros qu’un tonneau. Ce que voyant Pantagruel, qu’il s’amusoit à tirer ladicte masse qui tenoit en terre entre le roc, luy court sus, & luy vouloit avaler la teste tout net : mais son mast de male fortune toucha un peu au fust de la masse de Loupgarou qui estoit phée (comme avons dit devant) par ce moyen son mast luy rompit à troys doigts de la poignée. Dont il feut plus estonné qu’un fondeur de cloches, & s’escrya. Ho Panurge où es tu ? Ce que ouyant Panurge, dist au roy & aux geans. Par dieu ilz se feront mal, qui ne les despartira. Mais les geans en estoient ayses comme s’ilz feussent de nopces. Lors Carpalim se voulut lever de là pour secourir son maistre : mais un geant luy dist.

Par Goulfarin nepveu de Mahon, si tu bouges d’icy ie te mettray au fons de mes chausses comme on faict d’un suppositoire, aussi bien suis ie constipé du ventre, & ne peulx gueres cagar : sinon à force de grincer des dentz.

Puis Pantagruel ainsi destitué de baston, reprint le bout de son mast, en frappant torche lorgne, dessus le geant, mais il ne luy faisait mal en plus que feriez baillant une chiquenaude sus un enclume de forgeron. Ce pendant Loupgarou tiroit de terre sa masse & l’avoit ià tirée & la paroit pour en ferir Pantagruel qui estoit soubdain au remuement & declinoit tous ses coups, iusques à ce qu’une foys voyant que Loupgarou le menassoit, disant, meschant à ceste heure te hascheray ie comme chair à pastez. Iamais tu ne altereras les pouvres gens, Pantagruel lui frappa du pied un si grand coup contre le ventre, qu’il le getta en arriere à iambes redindaines, & vous le trainoit ainsi à l’escorche cul plus d’un trait d’arc. Et Loupgarou s’escryoit rendant le sang par la gorge, Mahon, Mahon, Mahon.

À laquelle voix se leverent tous les geans pour le secourir. Mais Panurge leur dist, Messieurs n’y allez pas si m’en croyez : car nostre maistre est fol & frappe à tors & à travers, et ne regarde point où, il vous donnera malencontre.

Mais les geans n’en tindrent contre, voyans que Pantagruel estoit sans baston : & comme ilz approchoient, Pantagruel print Loupgarou par les deux pieds, & du corps de Loupgarou armé d’enclumes frappoit parmy ces geans armez de pierre de taille, & les abattoit comme un maçon faict de couppeaulx, que nul n’arrestoit devant luy qu’il ne ruast contre terre, dont à la rupture de ces harnoys pierreux fut faict un si horrible tumulte, qu’il me souvint, quand la grosse tour de beurre qui estoit à sainct Estienne de Bourges, fondit au soleil. Panurge ensemble Carpalim & Eusthenes ce pendant esgorgetoient ceux qui estoient portez par terre. Faictes vostre compte qu’il n’en eschappa un seul & à veoir Pantagruel sembloit un faulcheur, qui de la faulx (c’estoit Loupgarou) abbatoit l’herbe d’un pré (c’estoient les geans). Mais à ceste escrime, Loupgarou perdit la teste, ce feut, quand Pantagruel en abbatit un, qui avoit nom Riflandouille, qui estoit armé à hault appareil, c’estoit de pierres de gryphon, dont un esclat couppa la gorge tout oultre à Epistemon : car aultrement la plus part d’entre eulx estoient armez à la legiere, c’estoit de pierres de tuffe, & les aultres de pierre ardoysine. Finablement voyant que tous estoient mors, getta le corps de Loupgarou tant qu’il peut contre la ville, & en tombant du coup tua un chat bruslé, une chatte mouillée, une canne petiere, & un oyson bridé.