Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/19

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 313-318).

Comment Panurge feist quinaud l’Angloys, qui arguoit par signe.

Chapitre XIX.



Adoncques, tout le monde assistant et escoutant en bonne silence, l’Angloys leva hault en l’air les deux mains separement, clouant toutes les extremitez des doigtz en forme qu’on nomme en Chinonnoys cul de poulle, et frappa de l’une l’aultre par les ongles quatre foys ; puys les ouvrit, et ainsi à plat de l’une frappa l’aultre en son strident. Une foys de rechief les joignant comme dessus, frappa deux foys, et quatre foys de rechief les ouvrant ; puys les remist joinctes et extendues l’une jouxte l’aultre, comme semblant devotement Dieu prier.

Panurge soubdain leva en l’air la main dextre, puys d’ycelle mist le poulse dedans la narine d’ycelluy cousté, tenant les quatre doigtz estenduz et serrez par leur ordre en ligne parallele à la pene du nez, fermant l’œil gausche entierement et guaignant du dextre avecques profonde depression de la sourcile et paulpiere ; puys la gausche leva hault, avecques fort serrement et extension des quatre doigtz et elevation du poulse, et la tenoyt en ligne directement correspondente à l’assiette de la dextre, avecques distance entre les deux d’une couldée et demye. Cela faict, en pareille forme baissa contre terre l’une et l’aultre main ; finablement les tint on mylieu, comme visant droict au nez de l’Angloys.

Et si Mercure… dist l’Angloys.

Là, Panurge interrompt, disant : Vous avez parlé, masque !

Lors feist l’Angloys tel signe. La main gausche toute ouverte il leva hault en l’air, puys ferma on poing les quatre doigts d’ycelle, et le poulse extendu assist suz la pinne du nez. Soubdain après, leva la dextre toute ouverte et toute ouverte la baissa, joignant le poulse on lieu que fermoyt le petit doigt de la gausche, et les quatre doigtz d’ycelle mouvoyt lentement en l’air ; puys, au rebours, feist de la dextre ce qu’il avoyt faict de la gausche et de la gausche ce que avoyt faict de la dextre.

Panurge, de ce non estonné, tyra en l’air sa tresmegiste braguette de la gausche, et de la dextre en tira un transon de couste bovine blanche et deux pieces de boys de forme pareille, l’une de ebene noir, l’aultre de bresil incarnat, et les mist entre les doigtz d’ycelle en bonne symmetrie, et, les chocquant ensemble, faisoyt son tel que font les ladres en Bretaigne avecques leurs clicquettes, mieulx toutesfoys resonnant et plus harmonieux, et de la langue, contracte dedans la bouche, fredonnoyt joyeusement, tousjours reguardant l’Angloys.

Les theologiens, medicins et chirurgiens penserent que par ce signe il inferoyt l’Angloys estre ladre.

Les conseilliers, legistes et decretistes pensoient que ce faisant, il vouloyt conclurre quelque espece de felicité humaine consister en estat de ladrye, comme jadys maintenoyt le Seigneur.

L’Angloys pour ce ne s’effraya, et, levant les deux mains en l’air, les tint en telle forme que les troys maistres doigtz serroyt on poing et passoyt les poulses entre le doigtz indice et moien, et les doigtz auriculaires demouroient en leurs extendues ; ainsi les presentoyt à Panurge, puys les acoubla de mode que le poulse dextre touchoyt le gausche et le doigt petit gausche touchoyt le dextre.

À ce, Panurge, sans mot dire, leva les mains et en feist tel signe. De la main gauche il joingnit l’ongle du doigt indice à l’ongle du poulse, faisant au meillieu de la distance comme une boucle, et de la main dextre serroit tous les doigts au poing, excepté le doigt indice, lequel il mettoit et tiroit souvent par entre les deux aultres susdictes de la main gauche. Puis de la dextre estendit le doigt indice et le mylieu, les esloignant le mieulx qu’il povoit et les tirans vers Thaumaste. Puis mettoit le poulce de la main gauche sus l’anglet de l’œil gauche, estendant toute la main comme une aesle d’oyseau ou une pinne de poisson, et la meuvant bien mignonnement de czà et de là ; autant en faisoit de la dextre sur l’anglet de l’œil dextre.

Thaumaste commençza paslir et trembler, et luy feist tel signe. De la main dextre il frappa du doigt meillieu contre le muscle de la vole qui est au dessoubz le poulce, puis mist le doigt indice de la dextre en pareille boucle de la senestre ; mais il le mist par dessoubz, non par dessus comme faisoit Panurge.

Adoncques Panurge frappa la main l’une contre l’aultre et souffle en paulme. Ce faict, met encores le doigt indice de la dextre en la boucle de la gauche, le tirant et mettant souvent. Puis estendit le menton, regardant intentement Thaumaste.

Le monde, qui n’entendoit rien à ces signes, entendit bien que en ce il demandoit sans dire mot àThaumaste :

Que voulez vous dire là ?

De faict, Thaumaste commença suer à grosses gouttes et sembloit bien un homme qui feust ravy en haulte contemplation. Puis se advisa et mist tous les ongles de la gauche contre ceulx de la dextre, ouvrant les doigts comme si ce eussent esté demys cercles, et elevoit tant qu’il povoit les mains en ce signe.

À quoy Panurge soubdain mist le poulce de la main dextre soubz les mandibules, et le doigt auriculaire d’icelle en la boucle de la gauche, et en ce poinct faisoit sonner ses dentz bien melodieusement les basses contre les haultes.

Thaumaste, de grand hahan, se leva, mais en se levant fist un gros pet de boulangier, car le bran vint après, et pissa vinaigre bien fort, et puoit comme tous les diables. Les assistans commencerent se estouper les nez, car il se conchioit de angustie. Puis leva la main dextre, la clouant en telle faczon qu’il assembloit les boutz de tous les doigts ensemble, et la main gauche assist toute pleine sur la poictrine.

À quoy Panurge tira sa longue braguette avecques son floc, et l’estendit d’une couldée et demie, et la tenoit en l’air de la main gauche, et de la dextre print sa pomme d’orange, et, la gettant en l’air par sept foys, à la huytiesme la cacha au poing de la dextre, la tenant en hault tout coy ; puis commença secouer sa belle braguette, la monstrant à Thaumaste.

Après cella, Thaumaste commença enfler les deux joues, comme un cornemuseur, et souffloit comme se il enfloit une vessie de porc.

À quoy Panurge mist un doigt de la gauche ou trou du cul, et de la bouche tiroit l’air comme quand on mange des huytres en escalle ou quand on hume sa soupe ; ce faict, ouvre quelque peu de la bouche, et avecques le plat de la main dextre frappoit dessus, faisant en ce un grand son et parfond comme s’il venoit de la superficie du diaphragme par la trachée artere, et le feist par seize foys.

Mais Thaumaste souffloit tousjours comme une oye.

Adoncques Panurge mist le doigt indice de la dextre dedans la bouche, le serrant bien fort avecques les muscles de la bouche. Puis le tiroit, et, le tirant, faisoit un grand son, comme quand les petitz garsons tirent d’un canon de sulz avecques belles rabbes, et le fist par neuf foys.

Alors Thaumaste s’escria :

Ha, Messieurs, le grand secret ! Il y a mis la main jusques au coulde.

Puis tira un poignard qu’il avoit, le tenant par la poincte contre bas.

À quoy Panurge print sa longue braguette et la secouoit tant qu’il povoit contre ses cuisses ; puis mist ses deux mains, lyez en forme de peigne, sur sa teste, tirant la langue tant qu’il povoit et tournant les yeulx en la teste comme une chievre qui meurt.

Ha, j’entens, dist Thaumaste, mais quoy ? faisant tel signe qu’il mettoit le manche de son poignard contre sa poictrine, et sur la poincte mettoit le plat de la main, en retournant quelque peu le bout des doigts.

À quoy Panurge baissa sa teste du cousté gauche et mist le doigt mylieu en l’aureille dextre, eslevant le poulce contremont. Puis croisa les deux bras sur la poictrine, toussant par cinq foys, et à la cinquiesme frappant du pied droit contre terre. Puis leva le bras gauche, et, serrant tous les doigtz au poing, tenoit le poulse contre le front, frappant de la main dextre par six foys contre la poictrine.

Mais Thaumaste, comme non content de ce, mist le poulse de la gauche sur le bout du nez, fermant la reste de ladicte main.

Dont Panurge mist les deux maistres doigtz à chascun cousté de la bouche, le retirant tant qu'il pouvoit et monstrant toutes ses dentz, et des deux poulses rabaissoit les paulpiers des yeulx bien parfondement, en faisant assez layde grimace, selon que sembloit es assistans.