Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/43

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 204-206).

Comment Pantagruel excuſe Bridoye ſus les iugemens
faictz au ſort des dez.


Chapitre XLIII.


A tant ſe teut Bridoye. Trinquanielle luy commenda iſſir hors la chambre du parquet. Ce que feut faict. Allors diſt à Pantagruel. Raiſon veult, Prince treſauguſte, non par l’obligation ſeulement, en laquelle vous tenez par infinis biensfaictz ceſtuy parlement, & tout le marquiſat de Myrelingues : mais auſſi par le bon ſens, diſcret iugement, & admirable doctrine, que le grand Dieu dateur de tous biens a en vous poſé, que vous præſentons la deciſion de ceſte matiere tant nouuelle, tant paradoxe, & extrange de Bridoye, qui vous præſent, voyant, & entendent, a confeſſé iuger au ſort des dez. Si vous prions que en veueillez ſententier comme vous ſemblera iuridicque & æquitable.

A ce reſpondit Pantagruel. Meſſieurs, mon eſtat n’eſt en profeſſion de decider procés, comme bien ſçauez. Mais puys que vous plaiſt me faire tant d’honneur, en lieu de faire office de luge, ie tiendray lieu de Suppliant. En Bridoye ie recongnois pluſieurs qualitez, par les quelles me ſembleroit pardon du cas aduenu meriter. Premierement vieilleſſe, ſecondement ſimpleſſe : es quelles deux vous entendez trop mieulx quelle facilité de pardon, & excuſe de mesfaict, nos droictz & nos loix oultroyent. Tiercement ie recongnois vn aultre cas pareillement en nos droictz deduict à la faueur de Bridoye, c’eſt que ceſte vnique faulte doibt eſtre abolie, extainde, & abſorbée en la mer immenſe de tant d’equitables ſentences qu’il a donné par le paſſé : & que par quarante ans & plus on n’a en ay trouué acte digne de reprehenſion : comme ſi en la riuiere de Loyre ie ieſtois vne goutte d’eaue de mer, pour ceſte vnique goutte perſone ne la ſentiroit, perſone ne la diroit ſallée. Et me ſemble qu’il y a ie ne ſçay quoy de Dieu, qui a faict & diſpenſé, qu’à ces iugemens de ſort toutes les præcedentes ſentences ayent eſté trouuées bonnes en ceſte voſtre venerable & ſouueraine court : lequel comme ſçauez veult ſouuent ſa gloire apparoiſtre en l’hebetation des ſaiges, en la depreſſion des puiſſans, & en l’erection des ſimples & humbles. Ie mettray en obmiſſion toutes ces choſes : ſeulement vous priray, non par celle obligation que pretendez à ma maiſon, laquelle ie ne recongnois, mais par l’affection ſyncere que de toute ancienneté auez en nous congneue tant deçà que delà Loire en la mainctenue de voſtre eſtat & dignitez, que pour celle fois luy veueillez pardon oultroyer. Et ce en deux conditions. Premierement ayant ſatisfaict ou proteſtant ſatisfaire à la partie condemnée par la ientence dont eſt queſtion. A ceſtuy article ie donneray bon ordre & contentement. Secondement qu’en ſubſide de ſon office vous luy bailliez quelqu’vn plus ieune docte, prudent, perit, & vertueux conſeiller : à l’aduis duquel dorenauant fera ſes procedures iudiciaires. En cas que le vouluſſiez totalement de ſon office depoſer, ie vous priray bien fort me en faire vn præſent & pur don. Ie trouueray par mes royaulmes lieux aſſés & eſtatz pour l’employer & me en ſeruir. A tant ſuppliray le bon Dieu createur, ſeruateur, & dateur de tous biens, en ſa faincte grace perpetuellement vous maintenir.

Ces motz dictz, Pantagruel feiſt reuerence à toute la court, & ſortit hors le parquet. A la porte trouua Panurge, Epiſtemon, frere Ian, & aultres. Là monterent à cheual pour s’en retourner vers Gargantua. Par le chemin Pantagruel leurs comptoit de poinct en poinct l’hiſtoire du iugement de Bridoye. Frere Ian diſt qu’il auoit congneu Perrin Dendin on temps qu’il demouroit à la Fontaine le Conte ſoubs le noble abbé Ardillon. Gymnaſte diſt qu’il eſtoit en la tente du gros Chriſtian cheuallier de Criſſé, lors que le Guaſcon reſpondit à l’aduenturier. Panurge faiſoit quelque difficulté de croire l’heur des iugemens par ſort, meſmement par ſi long temps. Epiſtemon diſt à Pantagruel. Hiſtoire parallele nous compte lon d’vn Præuoſt de Monſlehery. Mais que diriez vous de ceſtuy heur des dez continué en ſuccés de tant d’années ? Pour vn ou deux iugemens ainſi donnez à l’aduenture ie ne me eſbahirois, meſmement en matieres de foy ambigues, intrinquées, perplexes, & obſcures.