Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/41

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 194-198).

Comment Bridoye narre l’hiſtoire
de l’apoincteur de procés.


Chapitre XLI.


Il me ſouuient à ce propos (diſt Bridoye continuant) que on temps que i’eſtudiois à Poiſtiers en droict ſoubs Brocadium iuris[1], eſtoit à Semerue vn nommé Perrin Dendin[2], home honorable, bon laboureur, bien chantant au letrain, home de credit, & aagé autant que le plus de vous aultres meſſieurs : lequel diſoit auoir veu le grand bon home Concile de Latran auecques ſon gros Chappeau rouge, enſemble la bonne dame Pragmaticque Sanction[3] ſa femme auecques ſon large tiſſu de ſatin pers, & ſes groſſes patenoſtres de Gayet. Ceſtuy home de bien apoinctoit plus de procés, qu’il n’en eſtoit vuidé en tout le palais de Poiſtiers, en l’auditoire de Monſmorillon, en la halle de Parthenay le vieulx. Ce que le faiſoit venerable en tout le voiſinage. De Chauuigny, Noüaillé, Croutelles, Aiſgne, Legugé, La motte, Luſignan, Viuonne, Mezeaulx, Eſtables, & lieux confins tous les debatz, procés & differens, eſtoient par ſon deuis vuidez, comme par iuge ſouuerain, quoy que iuge ne feuſt, mais home de bien. Arg. in l. ſed ſi vnius[4]. ff. de iureiu. & de verb. oblig. l. continuus. Il n’eſtoit tué pourceau en tout le voiſinage, dont il n’euſt de la haſtille & des boudins. Et eſtoit presque tous les iours de banquet, de feſtin, de nopces, de commeraige, de releuailles, & en la tauerne : pour faire quelque apoinctement, entendez. Car iamais n’apoinctoit les parties, qu’il ne les feiſt boyre enſemble par ſymbole de reconciliation, d’accord perfaict, & de nouuelle ioye. vt no. per doct. ff. de peri. & comm. rei vend. l. i.

Il eut vn filz nommé Tenot Dendin, grand hardeau, & gualant home, ainſi m’aiſt Dieu, lequel ſemblablement voulut s’entremettre d’appoincter les plaidoians : comme vous ſçauez que,

Sæpe ſolet ſimilis filius eſſe patri,
Et ſequitur leuiter filia matris iter.
[5]

vt ait gl. vj. q. j c. Si quis. g. de conf. d. v. c. j. ſi. & est no. per doct. C. de impu. & aliis subst. l. vlt. & 1. legitimæ, ff. de stat. hom. gl. in l. quod si nolit. ff. de edil. ed. l. quis, C. ad le. Iul. maiest. Excipio filios à moniali ſuſceptos ex monacho[6], per gl. in c. Impudicas. xxvii. q. 1. Et ſe nommoit en ſes tiltres, L’apoincteur des procés. En ceſtuy negoce tant eſtoit actif & vigilant. Car vigilantibus iura ſubueniunt[7], ex. l. pupillus. ff. quæ in fraud. cred. & ibid. l. non enim. & inſtit. in proœmio : que incontinent qu’il ſentoit. vt. ff. ſi quad. pau. ſec. l. Agaſo. gl. in verbo. olfecit. i. naſum ad culum poſuit[8], & entendoit par pays eſtre meu procés ou debat, il ſe ingeroit d’apoincter les parties. Il eſt eſcript. Qui non laborat, non manige ducat[9], & le dict gl. ff. de dam. infect. l. quamuis. & Currere plus que le pas vetullam compellit egeſtas.[10] vetulam compellit egeſtas. gl. ff. de lib. agnos. l. Si quis. pro qua facit. l. ſi plures C. de cond. incer. Mais en tel affaire il feut tant malheureux, que iamais n’apoincta different quelconcques, tant petit feuſt il que ſçauriez dire. En lieu de les apoincter, il les irritoit & aigriſſoit d’aduentaige. Vous ſçauez, meſſieurs, que,

Sermo datur cunctis, animi ſapientia paucis.[11]

gl. ff. de alie. iu. mu. caus, ſa. l. ij. Et diſoient les tauerniers de Semarue, que ſoubs luy en vn an ilz n’auoient tant vendu de vin d’apoinctation, (ainſi nommoient ilz le bon vin de Legugé) comme ilz faiſoient ſoubz ſon pere en demie heure. Aduint qu’il s’en plaignit à ſon pere, & referoit les cauſes de ce meſhaing en la peruerſité des homes de ſon temps, franchement luy obiectant : que ſi on temps iadis le monde euſt eſté ainſi peruers, playdoiart, detraué, & inapoinctable, il ſon pere, n’euſt acquis l’honneur & tiltre d’Apoincteur tant irrefragable, comme il auoit. En quoy faiſoit Tenot contre le droict, par lequel eſt es enfans defendu reprocher leurs propres peres per gl. & Bar. l. iij. §. Si quis. ff. de condi. ob cauſ. & autent. de nup. §. Sed quod sancitum coll. iiij. Il fault (reſpondit Perrin) faire aultrement, Dendin mon filz. Or quand oportet[12] vient en place, il conuient qu’ainſi ſe face. gl. C. de appell. l. eos etiam. Ce n’eſt là que giſt le Lieure. Tu n’apoincte iamais les differens. Pour quoy ? Tu les prens des le commencement eſtans encores verds & cruds. le les apoincte tous. Pourquoy ? Ie les prens ſur leur fin bien meurs & digerez. Ainſi dict gl.

Dulcior eſt fructus poſt multa pericula ductus.[13]

l. non moricurus. C. de contrah. & comit. ſtip. Ne ſçaiz tu qu’on dict en prouerbe commun, Heureux eſtre le medicin, qui eſt appellé ſus la declination de la maladie ? La maladie de ſoy criticquoit, & tendoit à fin encores que le medicin n’y ſuruint. Mes plaidoieurs ſemblablement de ſoy meſmes declinoient on dernier but de playdoirie : car leurs bourſes eſtoient vuides : de ſoy ceſſoient pourſuyure & ſolliciter : plus d’aubert n’eſtoit en fouillouſe pour ſolliciter & pourſuyure.

Deficiente pecu, deficit omne, nia.[14]

Manquoit ſeulement quelqu’vn qui feuſt comme paranymphe & mediateur, qui premier parlaſt d’apoinctement, pour ſoy ſauluer l’vne & l’aultre partie de ceſte pernicieuſe honte, qu’on euſt dict, ceſtuy cy premier s’eſt rendu : il a premier parlé d’apoinctement : il a eſté las le premier : il n’auoit le meilleur droict : il ſentoit que le baſt le bleſſoit. Là (Dendin) ie me trouue à propous[15], comme lard en poys. C’eſt mon heur. C’eſt mon guaing. C’eſt ma bonne fortune. Et te diz (Dendin mon filz iolly) que par ceſte methode, ie pourrois paix mettre[16], ou treues pour le moins, entre le grand Roy & les Venitiens : entre l’empereur & les Suiſſes, entre les Anglois & les Eſcoſſois : entre le Pape & les Ferrarois. Iray ie plus loing ? Ce m’aiſt Dieu, entre le Turc & le Sophy : entre les Tartres & les Moſcouites. Entends bien. Ie les prendrois ſus l’inſtant que les vns & les aultres ſeroient las de guerroier : qu’ilz auroient vuidé leurs coffres : expuiſé les bourſes de leurs ſubiectz : vendu leur dommaine : hypothequé leurs terres : conſumé leurs viures & munitions. Là de par Dieu ou de par ſa mere force forcée leurs eſt reſpirer, & leurs felonnies moderer. C’eſt la doctrine in gl. xxxvii. d. c. Si quando.

Odero ſi potero, ſi non, inuitus amabo.[17]


  1. Soubs Brocadium iuris. On appelait brocard, brocardium, un axiome familier, un proverbe juridique. Les maximes de ce genre, réunies sous le titre de brocardia juris et fréquemment alléguées devant Bridoye, lui avaient donné une haute idée du savant Brocardium ou Brocadium juris auquel il les attribuait, et il tenait à passer pour son élève, comme le singe de la fable voulait se faire croire ami du Pirée.
  2. Perrin Dendin. Racine, qui a pris ce nom pour le donner à son juge, dans Les Plaideurs, n’a rien conservé du caractère de « l’apoincteur de procés. » On en retrouverait plutôt quelque chose dans le Juge arbitre de La Fontaine.
  3. La bonne dame Pragmaticque Sanction. « Dieu ayt l’ame de maiſtre Iean Frigidi, & ſa voiſine la Pragmatique Sanction, c’eſtoient d’honneſtes gens. » (Du Fail, t. II, p. 193)
  4. Sed ſi vnius. Cette loi n’existe pas.
  5. Sæpe… iter. « Souvent le fils est semblable au père, et la fille suit aisément le chemin de la mère. »
  6. Excipio… monacho. « J’excepte les fils nés d’une nonne du fait d’un moine. »
  7. Vigilantibus iura ſubueniunt. « Aux vigilants les droits subviennent. »
  8. Olfecit… poſuit. « Il a senti, c’est-à-dire : il a posé le nez au c… »
  9. Qui non laborat, non manige ducat. Le texte du proverbe devrait être non manducat : « Qui ne travaille ne mange ; » mais Rabelais, pour amener une équivoque, met : « manige ducat » c’est-à-dire : « ne manie ducat. »
  10. Currere… egeſtas. « Le besoin force la vieille à courir plus que le pas. »
  11. Sermo… paucis. « La parole est donnée à tous, la sagesse à peu. »
  12. Oportet. « Il faut. » Le sens de ce dicton est qu’on doit se rendre à la nécessité.
  13. Dulcior… ductus. « Le fruit recueilli après de nombreux périls est plus doux. »
  14. Deficiente… nia. « L’argent manquant, tout manque. » Vers d’Ennius, fréquemment cité, à cause de la tmèse du mot pecunia.
  15. Ie me trouue à propous. « Je ne ſuis bon, non plus que Perrin Dandin, que quand les parties ſont laſſes de conteſter. » (La Fontaine, Lettres, À Mme de Bouillon, nov. 1687)
  16. Ie pourrais paix mettre, ou treues pour le moins, entre le grand Roy & les Venitiens. « Ie croy, ſi ie me l’eſtois mis en teſte, que ie marierois le Grand Turc auec la Republique de Venise. » (Molière, L’Avare, II, 5)
  17. Odero… amabo. « Je haïrai si je puis ; sinon, j’aimerai malgré moi. »