Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/30

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 146-149).

Comment Hippothadée Theologien donne conſeil
à Panurge ſus l’entreprinſe de mariage.


Chapitre XXX.


Le dipner au dimanche ſubſequent ne feut ſi toſt preſt, comme les inuitez comparurent, excepté Bridoye lieutenant de Fonſberon. Sus l’apport de la ſeconde table Panurge en parfonde reuerence diſt. Meſſieurs, il n’eſt queſtion que d’vn mot. Me doibs ie marier, ou non ? Si par vous n’eſt mon doubte diſſolu, ie le tiens pour inſoluble comme ſont Inſolubilia de Alliaco[1]. Car vous eſtes tous eſleuz, choiſiz, & triez chaſcun reſpectiuement en ſon eſtat, comme beaulx Pois ſus le volet.

Le pere Hippothadée à la ſemonce de Pantagruel, & reuerence de tous les aſſiſtans reſpondit en modeſtie incroyable. Mon amy, vous nous demandez conſeil, mais premier fault que vous meſmes vous conſeillez. Sentez vous importunement en voſtre corps les aiguillons de la chair ? Bien fort, (reſpondit Panurge) ne vous deſplaiſe, noſtre pere. Non faict il (diſt Hippothadée) mon amy. Mais en ceſtuy eſtris auez vous de Dieu le don & grace ſpeciale de continence ? Ma foy non, reſpondit Panurge. Mariez vous donc, mon amy, diſt Hippothadée. Car trop meilleur eſt ſoy marier, que ardre[2] on feu de concupiſcence. C’eſt parlé cela (s’eſcria Panurge) gualantement, ſans circumbiliuaginer au tour du pot. Grand mercy, monſieur noſtre pere. Ie me mariray ſans poinct de faulte & bien toſt. Ie vous conuie à mes nopces. Corpe de galline, nous ferons chere lie. Vous aurez de ma liurée, & ſi mangerons de l’oye, cor beuf, que ma femme ne rouſtira poinct[3]. Encores vous priray ie mener la premiere dance des pucelles, s’il vous plaiſt me faire tant de bien & d’honneur, pour la pareille. Reſte vn petit ſcrupule à rompre. Peut diz ie, moins que rien. Seray ie poinct coqu ? Nenny dea, mon amy (reſpondit Hippothadée) ſi Dieu plaiſt. O la vertus de Dieu (s’eſcria Panurge) nous ſoit en ayde. Où me renuoyez vous, bonnes gens ? Aux conditionales, les quelles en Dialectique reçoiuent toutes contradictions & impoſſibilitez. Si mon mulet Tranſalpin voloit, mon mulet Tranſalpin auroit æſles. Si Dieu plaiſt, ie ne ſeray poinct coqu : ie ſeray coqu, ſi Dieu plaiſt. Dea, ſi feuſt condition à laquelle ie peuſſe obuier, ie ne me deſeſpererois du tout. Mais vous me remettez au conſeil priué de Dieu : en la chambre de ſes menuz plaiſirs. Où prenez vous le chemin pour y aller, vous aultres François ? Monſieur noſtre pere, ie croy que voſtre mieulx ſera ne venir pas à mes nopces. Le bruyt & la triballe des gens de nopces vous romperoient tout le teſtament[4]. Vous aymez repous, ſilence, & ſolitude. Vous n’y viendrez pas, ce croy ie. Et puys vous danſez aſſés mal, & ſeriez honteux menant le premier bal. Ie vous enuoiray du rillé en voſtre chambre, de la liurée nuptiale auſſy. Vous boirez à nous s’il vous plaiſt.

Mon amy (diſt Hippothadée) prenez bien mes parolles, ie vous en prie. Quand ie vous diz, s’il plaiſt à Dieu, vous fays ie tord ? Eſt ce mal parlé ? Eſt ce condition blaſpheme ou ſcandaleuſe ? N’eſt ce honorer le ſeigneur, createur, protecteur, ſeruateur ? N’eſt ce le recongnoiſtre vnicque dateur de tout bien ? N’eſt ce nous declairer tous dependre de ſa benignité ? Rien ſans luy n’eſtre, rien ne valoir, rien ne pouoir : ſi ſa ſaincte grace n’eſt ſus nous infuſe ? N’eſt ce mettre exception canonicque à toutes nos entreprinſes ? & tout ce que propoſons remettre à ce que ſera diſpoſé par ſa ſaincte volunté, tant es cieulx comme en la terre ? N’eſt ce veritablement ſanctifier ſon benoiſt nom ? Mon amy, vous ne serez[5] poinct coqu, ſi Dieu plaiſt. Pour ſçauoir ſur ce quel eſt ſon plaiſir, ne fault entrer en deſeſpoir, comme de choſe abſconſe, & pour laquelle entendre, fauldroit conſulter ſon conſeil priué, & voyager en la chambre de ſes treſſainctz plaiſirs. Le bon Dieu nous a faict ce bien, qu’il nous les a reuelez, annoncez, declairez, & apertement deſcriptz par les ſacres bibles. Là vous trouuerez que iamais ne ſerez coqu, c’eſt à dire que iamais voſtre femme ne ſera ribaulde, ſi la prenez iſſue de gens de bien, inſtruicte en vertus & honeſteté, non ayant hanté ne frequenté compaignie que de bonnes meurs, aymant & craignant Dieu, aymant complaire à Dieu par foy & obſeruation de ſes ſainctz commandemens : craignant l’offenſer & perdre ſa grace par default de foy & tranſgreſſion de ſa diuine loy, en laquelle eſt rigoureuſement defendu adultere, & commendé adhærer vnicquement à ſon mary, le cherir, le ſeruir, totalement l’aymer apres Dieu. Pour renfort de ceſte diſcipline vous de voſtre couſté l’entretiendrez en amitié coniugale, continuerez en preud’homie, luy monſtrerez bon exemple, viurez pudicquement, chaſtement, vertueuſement en voſtre meſnaige, comme voulez qu’elle de ſon couſté viue. Car comme le mirouoir[6] eſt dict bon & perfaict, non celluy qui plus eſt orné de dorures & pierreries, mais celluy qui véritablement repræſente les formes obiectes : auſſi celle femme n’eſt la plus à eſtimer, laquelle ſeroit riche, belle, elegante, extraicte de noble race : mais celle qui plus s’efforce auecques Dieu ſoy former en bonne grace, & conformer aux meurs de ſon mary. Voyez comment la Lune ne prent lumiere ne de Mercure, ne de Iuppiter, ne de Mars, ne d’aultre planette ou eſtoille qui ſoyt on ciel. Elle n’en reçoit que du Soleil ſon mary, & de luy n’en reçoit poinct plus qu’il luy en donne par ſon infuſion & aſpectz. Ainſi ſerez vous à voſtre femme en patron & exemplaire de vertus & honeſteté. Et continuement implorerez la grace de Dieu à voſtre protection. Vous voulez doncques (diſt Panurge fillant les mouſtaches de ſa barbe) que i’eſpouſe la femme forte deſcripte par Salomon[7]. Elle eſt morte ſans poinct de faulte. Ie ne la veid oncques, que ie ſaiche, Dieu me le veuille pardonner. Grand mercy toutesfoys, mon pere. Mangez ce taillon de maſſepain. Il vous aydera à faire digeſtion : puys boirez vne couppe de Hippocras clairet : il eſt ſalubre & ſtomachal. Suyuons.


  1. Inſolubilia de Alliaco. « Les insolubles de Pierre d’Ailli. » Voici une de ces questions insolubles : « An porcus qui ad venalitium agitur ab homine an a funiculo teneatur ? » Voyez p. 298, l. 31 du t. I.
  2. Meilleur eſt ſoy marier, que ardre. « Melius est nubere quam uri. » (S. Paul, Première aux Corinthiens, VII, 9)
  3. Mangerons de l’oye, cor beuf, que ma femme ne rouſtira poinct. C’est-à-dire : nous mangerons réellement de l’oie, je ne vous amuserai pas de vaines promesses, comme Pathelin, lorsqu’il dit au drapier (p. 21) :

    Et ſi mangerez de mon oye,
    Par Dieu ! que ma femme rotit.

  4. Le teſtament. Jeu de mots : teſta, tête ; ment, mens, esprit.
  5. Ferez. Lisez ſerez.
  6. Comme le mirouoir. Voyez Plutarque, Préceptes du mariage, 13.
  7. Deſcripte par Salomon. — Ecclésiastique, 26.