Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/21

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 105-108).

Comment Panurge prent conſeil d’vng vieil Poëte
François nommé Raminagrobis.


Chapitre XXI.


Ie ne penſoys (diſt Pantagruel) iamais rencontrer homme tant obſtiné à ſes apprehenſions comme ie vous voy. Pour toutesfoys voſtre doubte eſclarcir, ſuys d’aduis que mouuons toute pierre[1]. Entendez ma conception. Les Cycnes, qui ſont oyſeaulx ſacrez à Apollo, ne chantent iamais, ſi non quand ilz approchent de leur mort : meſmement en Meander fleuue de Phrygie (ie le diz pource que Ælianus, & Alexander Myndius eſcriuent en auoir ailleurs veu pluſieurs mourir, mais nul chanter en mourant) de mode que chant de Cycne eſt præſaige certain de ſa mort prochaine, & ne meurt que præalablement n’ayt chanté. Semblablement les poëtes qui ſont en protection de Apollo, approchans de leur mort ordinairement deuiennent prophetes, & chantent par Apolline inſpiration vaticinans des choſes futures.

I’ay d’aduentaige ſouuent ouy dire que tout home vieulx, decrepit, & pres de ſa fin, facilement diuine des cas aduenir. Et me ſouuient que Ariſtophanes en quelque comedie appelle les gens vieulx Sibylles, Ὁ δὲ γέρων σίϐυλλιᾷ[2]. Car comme nous eſtans ſur le moule, & de loing voyans les mariniers & voyagiers dedans leurs naufz en haulte mer, ſeulement en ſilence les conſiderons, & bien prions pour leur proſpere abourdement : mais lors qu’ilz approchent du haure, & par parolles & par geſtes les ſalüons, & congratulons de ce que à port de ſaulueté ſont auecques nous arriuez : auſſi les Anges, les Heroes, les bons Dæmons (ſcelon la doctrine des Platonicques) voyans les humains prochains de mort, comme de port treſceur & ſalutaire : port de repous, & de tranquilité, hors les troubles & ſollicitudes terrienes, les ſalüent, les conſolent, parlent auecques eulx, & ia commencent leurs communicquer art de diuination. Ie ne vous allegueray exemples antiques, de Iſaac, de Iacob[3], de Patroclus enuers Hector, de Hector enuers Achilles[4], de Polyneſtor[5] enuers Agamemnon & Hecuba : du Rhodien celebré par Poſidonius[6], de Calanus Indian[7] enuers Alexandre le grand, de Orodes[8] enuers Mezentius, & aultres : ſeulement vous veulx ramenteuoir le docte & preux cheuallier Guillaume du Bellay, ſeigneur iadis de Langey, lequel on mont de Tarare mourut le 10. de Ianuier l’an de ſon aage le climatere & de noſtre ſupputation l’an 1543. en compte Romanicque. Les troys & quatre heures auant ſon decés il employa en parolles viguoureuſes, en ſens tranquil & ſerain nous prædiſant ce que depuys part avons veu, part attendons aduenir. Combien que pour lors nous ſemblaſſent ces propheties aulcunement abhorrentes & eſtranges, par ne nous apparoiſtre cauſe ne ſigne aulcun præſent pronoſtic de ce qu’il prædiſoit. Nous auons icy pres la Villaumere, vn home & vieulx & poëte, c’eſt Raminagrobis, lequel en ſeconde nopces eſpouſa la grande Guorre, dont naſquit la belle Bazoche. I’ay entendu qu’il eſt en l’article & dernier moment de ſon decés : tranſportez vous vers luy, & oyez ſon chant. Pourra eſtre que de luy aurez ce que prætendez, & par luy Apollo voſtre doubte diſſouldra. Ie le veulx (reſpondit Panurge). Allons y, Epiſtemon, de ce pas : de paour que mort ne le præuieigne. Veulx tu venir, frere Ian ? Ie le veulx (reſpondit frere Ian) bien voluntiers, pour l’amour de toy, couillette. Car ie t’ayme du bon du foye.

Sus l’heure feut par eulx chemin prins, & arriuans au logis poëticque trouuerent le bon vieillart en agonie, auecques maintient ioyeulx, face ouuerte, & reguard lumineux. Panurge le ſalüant luy miſt on doigt Medical de la main guauſche en pur don vn anneau d’or, en la palle duquel eſtoit vn ſapphyr oriental beau & ample : puys à l’imitation de Socrates luy offrit vn beau coq blanc, lequel incontinent poſé ſus ſon lict la teſte eleuée en grande alaigreſſe ſecoua ſon pennaige, puys chanta en bien hault ton. Cela faict, Panurge requiſt courtoiſement dire & expoſer ſon iugement ſus le doubte du mariage prætendu. Le bon vieillard commenda luy eſtre apporté ancre, plume, & papier. Le tout feut promptement liuré. Adoncques eſcriuit ce que s’enſuyt.

Prenez la, ne la prenez pas.[9]
Si vous la prenez, c’eſt bien faict.
Si ne la prenez en effect,
Ce ſera œuuré par compas.

Guallopez, mais allez le pas.
Recullez, entrez y de faict.
Prenez-la, ne.
.

Ieuſnez, prenez double repas.
Defaictez ce qu’eſtoit refaict.
Refaictez ce qu’eſtoit defaict.
Soubhaytez luy vie & treſpas.
Prenez la, ne.

Puys leurs bailla en main, & leurs diſt. Allez enfans en la guarde du grand Dieu des cieulx, & plus de ceſtuy affaire ne de aultre que ſoit, ne me inquietez. I’ay ce iourd’huy, qui eſt le dernier & de May & de moy, hors ma maiſon à grande fatigue & difficulté chaſſé vn tas de villaines, immondes, & peſtilentes beſtes, noires, guarres, fauues, blanches, cendrées, griuolées : les quelles laiſſer ne me vouloient à mon aiſe mourir : & par fraudulentes poinctures, gruppemens harpyiacques, importunitez freſlonnicques, toutes forgées en l’officine de ne ſçay quelle inſatiabilité, me euocquoient du doulx penſement on quel ie acquieſçois contemplant, & voyans & ia touchant & guouſtant le bien, & felicité, que le bon Dieu a præparé à ſes fideles & eſleuz en l’aultre vie & eſtat de immortalité. Declinez de leur voye, ne ſoyez à elles ſemblables : plus ne me moleſtez, & me laiſſez en ſilence, ie vous ſupply.


  1. Mouuons toute pierre. C’est la transcription du proverbe latin : « Omnem movere lapidera, » que Pline le Jeune, dans une de ses lettres (I, 20), cite sous sa forme grecque : « πάντα denique λίθον ϰινῶ. »
  2. Ὁ δὲ γέρων σίϐυλλιᾷ. « Le vieillard prophétise comme une sibylle. » (Chevaliers, I, 1, 61)
  3. De Iſaac, de Iacob. — Genèse, 27, 28 et 29.
  4. De Patroclus enuers Hector, de Hector enuers Achilles. — Iliade, II, 843, et X, 355.
  5. De Polyneſtor. — Euripide, Hécube, V, 1270.
  6. Du Rhodien celebré par Poſidonius. « Divinare autem morientes, etiam illo exemplo confirmat Posidonius quo affert Rhodium quemdam morieutem sex æquales nominasse, et dixisse qui primus eorum, qui secundus, qui deinde deinceps moriturus esset. » (Cicéron, De Divinatione, I, 30)
  7. De Calanus Indian. — Plutarque, Vie d’Alexandre, LXX.
  8. De Orodes. — Virgile, Énéide, X, 139.
  9. Prenez la, ne la prenez pas. Ce rondeau est de Guillaume Crétin ; on le trouve avec quelques variantes dans ses œuvres. Ce qui a fait penser à la plupart des commentateurs de Rabelais que Raminagrobis n’est autre que Guillaume Crétin.