Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/12

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 61-65).

Comment Pantagruel explore par ſors Virgilianes,
quel ſera le mariage de Panurge.


Chapitre XII.


Adoncqves ouurant Panurge le liure, rencontra on ranc ſezieme ce vers.

Nec Deus hunc menſa, Dea nec dignata cubili eſt.[1]
Digne ne feut d’eſtre en table du Dieu,
Et n’eut on lict de la Déeſſe lieu.

Ceſtuy (diſt Pantagruel) n’eſt à voſtre aduentaige. Il denote que voſtre femme ſera ribaulde, vous coqu par conſequent. La Déeſſe que aurez fauorable, eſt Minerue vierge treſredoubtée, Déeſſe puiſſante, fouldroiante, ennemie des coquz, des muguetz, des adulteres : ennemie des femmes lubricques, non tenentes la foy promiſe à leurs mariz, & à aultruy ſoy abandonnantes. Le Dieu eſt Iuppiter tonnant, & fouldroyant des cieulx. Et noterez par la doctrine des anciens Ethrusques, que les manubies (ainſi appeloient ilz les iectz des fouldres Vulcanicques) competent à elle ſeulement : exemple de ce feut donné en la conflagration des nauires de Aiax Oileus, & à Iuppiter ſon pere capital. A aultres dieux Olympicques n’eſt licite fouldroier. Pourtant ne ſont ilz tant redoubtez des humains. Plus vous diray, & le prendrez comme extraict de haulte mythologie. Quand les Geantz entreprindrent guerre contre les Dieux, les Dieux au commencement ſe mocquerent de telz ennemis, & diſoient qu’il n’y en auoit pas pour leurs pages. Mais quand ilz veirent par le labeur des Geantz le mons Pelion poſé deſſus le mons Oſſe, & ia eſbranlé le mons Olympe pour eſtre mis au deſſus des deux, feurent[2] tous effrayez. Adoncques tint Iuppiter chapitre general. Là feut conclud de tous les Dieux, qu’ilz ſe mettroient vertueuſement en defence. Et pource qu’ilz auoient pluſieurs foys veu les batailles perdues par l’empeſchement des femmes qui eſtoient parmy les armées, feut decreté, que pour l’heure on chaſſeroit des cieulx en Ægypte & vers les confins du Nil, toute ceſte veſſaille des Déeſſes deſguiſées en Beletes, Fouines, Ratepenades, Muſeraignes, & aultres Metamorphoſes. Seule Minerue feut de retenue pour fouldroier auecques Iuppiter, comme Déeſſe des lettres & de guerre, de conſeil & execution : Déeſſe née armée, Déeſſe redoubtée on ciel, en l’air, en la mer, & en terre.

Ventre guoy (diſt Panurge) ſeroys ie bien Vulcan, duquel parle le poëte ? Non. Ie ne ſuys ne boiteux, ne faulx monnoieur, ne forgeron, comme il eſtoit. Par aduenture ma femme ſera auſſi belle & aduenente comme ſa Venus : mais non ribaulde comme elle : ne moy coqu comme luy. Le villain iambe torte ſe feiſt declairer coqu par arreſt & en veute figure de tous les Dieux. Pource entendez au rebours. Ce ſort denote que ma femme ſera preude, pudicque, & loyalle, non mie armée, rebouſſe, ne eceruelée & extraicte de ceruelle[3], comme Pallas : & ne me ſera corriual ce beau Iuppin, & ia ne ſaulſera ſon pain en ma ſouppe[4], quand enſemble ſerions à table. Conſiderez ſes geſtes & beaulx faictz. Il a eſté le plus fort ruffien, & plus infame Cor, ie diz Bordelier[5], qui oncques feut : paillard touſiours comme vn Verrat : auſſi feut il nourry par vne Truie en Dicte de Candie, ſi Agathocles Babylonien ne ment[6] : & plus boucquin que n’eſt vn Boucq : auſſi diſent les autres, qu’il feut alaicté d’vne cheure Amalthée. Vertus de Acheron, il belina pour vn iour la tierce partie du monde, beſtes & gens, fleuues, & montaignes : ce feut Europe. Pour ceſtuy belinaige les Ammoniens le faiſoient protraire en figure de belier belinant, belier cornu. Mais ie ſçay comment guarder ſe fault de ce cornart. Croyez qu’il n’aura trouué vn ſot Amphitrion, vn niais Argus auecques ſes cent bezicles : vn couart Acriſius, vn lanternier Lycus de Thebes, vn reſueur Agenor, vn Aſope phlegmaticq, vn Lychaon patepelue, vn modourre Corytus de la Toſcane, vn Atlas à la grande eſchine. Il pourroit cent & cent foys ſe transformer en Cycne, en Taureau, en Satyre, en Or, en Coqu, comme feiſt quand il depucella Iuno ſa ſœur : en Aigle, en Belier, en Pigeon, comme feiſt eſtant amoureux de la pucelle Phtie, laquelle demouroit en Ægie : en Feu, en Serpent, voire certes en Puſſe, en Atomes Epicureicques, ou magiſtronoſtralement[7] en ſecondes intentions. Ie vous grupperay au cruc. Et ſçauez que luy feray ? Cor bieu, ce que feiſt Saturne au Ciel ſon pere. Senecque l’a de moy predict, & Lactance confirmé. Ce que Rhea feiſt à Athys. Ie vous luy coupperay les couillons tout raſibus du cul. Il ne s’en fauldra vn pelet. Par ceſte raiſon ne fera il iamais Pape, car testiculos non habet[8]. Tout beau, fillol (diſt Pantagruel) tout beau. Ouurez pour la ſeconde foys. Lors rencontra ce vers.

Membra quatit, geliduſque coït formidine ſanguis.[9]
Les os luy rompt, & les membres luy caſſe,
Dont de la paour le ſang on corps luy glaſſe.

Il denote (diſt Pantagruel) qu’elle vous battera dos & ventre. Au rebours (repondiſt Panurge). C’eſt de moy qu’il prognoſticque, & dict, que ie la batteray en Tigre ſi elle me faſche. Martin baſton[10] en fera l’office. En faulte de baſton, le Diable me mange, ſi ie ne la mangeroys toute viue : comme la ſienne mangea Cambles, roy des Lydiens. Vous eſtez (diſt Pantagruel) bien couraigeux. Hercules ne vous combatteroit en ceſte fureur : mais c’eſt ce que lon dict, que le Ian en vault deux[11], & Hercules ſeul n’auza contre deux combattre. Ie ſuis Ian ? diſt Panurge. Rien, rien, repondiſt Pantagruel. Ie penſois au ieu de l’ourche & tricquetrac.

Au tiers coup rencontra ce vers.

Fæmino prædæ & ſpoliorum ardebat amore.[12]
Bruſloit d’ardeur en feminin vſaige
De butiner, & robber le baguaige.

Il denote (diſt Pantagruel) qu’elle vous deſrobera. Et ie vous voy bien en poinct, ſcelon ces troys ſors. Vous ſerez coqu, vous ſerez batu, vous ſerez deſrobbé. Au rebours, (repondiſt Panurge) ce vers denote, qu’elle m’aymera d’amour perfaict. Oncques n’en mentit le Satyricque[13], quand il dict : que femme bruſlant d’amour ſupreme, prent quelquefoys plaiſir à deſrobber ſon amy. Sçauez quoy ? Vn guand, vne aiguillette, pour la faire chercher. Peu de choſe, rien d’importance. Pareillement ces petites noiſettes, ces riottes qui par certain temps ſourdent entre les amans, ſont nouueaulx refraiſchiſſemens, & aiguillons d’amour. Comme nous voyons par exemple les couſtelleurs leurs coz quelque foys marteler, pour mieulx aiguiſer les ferremens. C’eſt pourquoy ie prens ces troys ſors à mon grand aduantaige. Aultrement i’en appelle. Appeller (diſt Pantagruel) iamais on ne peult des iugemens decidez par Sort & Fortune, comme atteſtent nos antiques Iuriſconſultes : & le dict Balde. L. vlt. C. de leg.[14] La raiſon eſt : pource que Fortune ne recongnoiſt poinct de ſuperieur, auquel d’elle & de ſes ſors on puiſſe appeller. Et ne peult en ce cas le mineur eſtre en ſon entier reſtitué, comme apertement il dict in L. Ait prætor. §. vlt. ff. de minor.


  1. Nec Deus Virgile, Églogue, IV, 63.
  2. Seurent. Lisez feurent.
  3. Ne eceruelée & extraicte de ceruelle. Jeu de mots sur la naissance de Pallas, sortie du cerveau de Jupiter qui, pour cette raison, est appelé (p. 62, l. 1) « ſon pere capital. »
  4. Ne ſaulſera ſon pain en ma ſouppe.

    La Femme eſt en effet le potage de l’Homme ;
    Et quand vn Homme voit d’autres Hommes par fois,
    Qui veulent dans ſa ſoupe aller tremper leurs doigts,
    Il en montre auſſi-toſt vne colere extrême.

    Cette comparaison, un peu gauloise, avait été mal prise par les Précieuses, et Climène dit dans La Critique (s. III) : « I’ay penſé vomir au potage. »

  5. Cor, ie diz Bordelier. Panurge va d’abord pour dire cordelier, mais il s’arrête et se reprend.
  6. Si Agathocles Babylonien ne ment. Voyez Athénée, IX, 5.
  7. Magiſtronoſtralement. Voyez ci-dessus, p. 183-184, la note sur la l. 31 de la p. 248.*

    *

  8. Teſticulos non habet. « Il n’a point de testicules. »
  9. Membra quatit Virg., Énéide, III, 30.
  10. Martin baſton.

    Si elle te triche, voicy
    Martin baton qui en fera
    La raiſon.

    (Farce du badin. Anc. Théât. Franc., t. I, p. 278)

    … Hola, Martin bâton !
    Martin bâton accourt.

  11. Le Ian en vault deux. Jeu de mots. Jean se disait d’un mari trompé, et est encore un terme de jeu. « Au jeu de l’ourche et du trictrac, le grand Jan ou le petit Jan, qui aujourd’hui valent quatre points, n’en valaient probablement que deux du temps de Rabelais. » (Burgaud des Marets)
  12. FæmineoVirgile, Énéide, XI, 782.
  13. Le Satyricque.

    Ardeat ipsa licet, tormentis gaudet amantis,
    Et spoliis.

    (Juvénal, Sat. VI, 210)
  14. L. vlt. C. de leg. Il y a une petite confusion : ce n’est pas au titre De legibus, mais dans celui qui précède, De episc. audien., qu’il est question de cas où l’on ne peut appeler. Quant à la loi Ait prætor (l. 15), elle est citée à propos.