Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/62


Comment Gaſter inuentoit art & moyen de non eſtre
bleſſé ne touché par coups de Canon.


Chapitre LXII.


Est aduenu que Gaſter retirant Grain es fortereſſes s’eſt veu aſſailly des ennemis, ſes fortereſſes demolies par ceſte triſcaciſte[BD 1] & infernale machine : ſon Grain & Pain tollu & ſaccaigé par force Titanique[BD 2], il inuentoit lors art & moyen non de conſeruer ſes rempars, baſtions, murailles, & defenſes de telles canonneries, & que les boulletz ou ne les touchaſſent, & reſtaſſent coy & court en l’air, ou touchans ne portaſſent nuiſance ne es defenſes ne aux citoyens defendens. A ceſtuy inconuenient ia auoit ordre treſbon donné & nous en monſtra l’eſſay : duquel a depuys vſé Fronton, & eſt de preſent en vſaige commun entre les paſſetemps & exercitations honeſtes des Telemites. L’eſſay eſtoit tel. Et dorenauant ſoiez plus facile à croire ce que aſceuré Plutarche[1] auoit experimenté. Si vn trouppeau de Cheures s’en fuyoit courant en toute force, mettez vn brin de Erynge en la gueule d’vne derniere cheminante, ſoubdain toutes s’arreſteront.

Dedans vn faulconneau de bronze il mettoit ſus la pouldre de canon curieuſement compoſee, degreſſee de ſon ſoulfre, & proportionnee auecques Camphre fin, en quantité competente, vne ballote de fer bien qualibree, & vingt & quatre grains de dragee de fer, vns ronds & ſphericques, aultres en forme lachrymale. Puys ayant prins ſa mire contre vn ſien ieune paige, comme s’il le voulut ferir parmy l’eſtomach, en diſtance de ſoixante pas, on mylieu du chemin entre le paige & le Faulconneau en ligne droicte ſuſpendoit ſus vne potence de bois à vne chorde en l’air vne bien groſſe pierre Siderite, c’eſt à dire Ferriere, aultrement appellee Herculiane, iadis trouuee en Ide on pays de Phrygie par vn nommé Magnes comme atteſte Nicander[2]. Nous vulgairement l’appellons Aymant. Puys mettoit le feu on Faulconneau par la bouche du puluerin. La pouldre conſommee aduenoit que pour euiter vacuité (laquelle n’eſt toleree en Nature[3], plus touſt ſeroit la machine de l’Vniuers, Ciel, Air, Terre, Mer, reduicte en l’antique Chaos, qu’il aduint vacuité en lieu du monde) la ballote & dragees eſtoient impetueuſement hors iectez par la gueule du Faulconneau, afin que l’air penetraſt en la chambre d’icelluy, laquelle aultrement reſtoit en vacuité eſtant la pouldre par le feu tant ſoubdain conſommee. Les ballote & dragees ainſi violentement lancees ſembloient bien debuoir ferir le paige : mais ſus le poinct qu’elles approchoient de la ſuſdicte pierre, ſe perdoit leur impetuoſité, & toutes reſtoient en l’air flottantes & tournoyantes à tour de la pierre, & n’en paſſoit oultre vne tant violente feuſt elle, iuſques au paige. Mais il inuentoit l’art & maniere de faire les boulletz arriere retourner contre les ennemis, en pareille furie & dangier qu’ilz ſeroient tirez, & en propre parallele.

Le cas ne trouuoit difficile, attendu que l’herbe nommee Æthiopis[4] ouure toute les ſerrures qu’on luy præſente : & que Echineis[5] poiſſon tant imbecille arreſte contre tous les vens & retient en plein fortunal les plus fortes nauires qui ſoient ſus mer : & que la chair de icelluy poiſſon conſeruee en ſel attire l’or hors les puyz tant profonds ſoyent ilz, qu’on pourroit ſonder.

Attendu que Democritus[6] eſcript, Theophraſte l’a creu & eſprouué eſtre vne herbe, par le ſeul atouchement de laquelle vn coin de fer prodondement & par grande violence enfoncé dedans quelque gros & dur boys, ſubitement ſort dehors. De laquelle vſent les Picz Mars[7] (vous les nommez Piuars) quand de quelque puiſſant coin de fer l’on eſtouppe le trou de leurs nidz : les quelz ils ont accouſtumé induſtrieuſement faire & cauer dedans le tronc des fortes arbres.

Attendu que les Cerfz & Biſches naurez profondement par traictz de dards, fleches, ou guarrotz, s’ilz rencontrent l’herbe nommee Dictame[8] frequente en Candie, & en mangent quelque peu, ſoubdain les fleches ſortent hors, & ne leurs en reſte mal aulcun. De laquelle Venus guarit[9] ſon bien aymé filz Æneas bleſſé en la cuiſſe dextre d’vne fleche tiree par la ſœur de Turnus Iuturna.

Attendu qu’au ſeul flair iſſant des Lauriers, Figuiers, & veaulx marins, eſt la fouldre detournee[10], & iamais ne les ferit. Attendu que au ſeul aſpect d’vn Belier les Elephans enraigez[11] retournent à leur bon ſens : les Taureaux furieux[12] & forcenez approchans des figuiers ſauluaiges dictz Caprifices ſe appriuoiſent, & reſtent come grappes & immobiles : la furie des Viperes expire par l’attouchement d’vn rameau de Fouteau. Attendu auſſi qu’en l’iſle de Samos auant que le temple de Iuno y feuſt baſty : Euphorion[13] eſcript auoir veu beſtes nommées Neades, à la ſeule voix des quelles la terre fondoit en chaſmates & en abyſme. Attendu pareillement que le Suzeau croiſt plus canore & plus apte au ieu des fluſtes en pays on quel le chant des Coqs ne ſeront ouy[14] : ainſi qu’ont eſcript les anciens ſages, ſcelon le rapport de Theophraſte, comme ſi le chant des Coqs hebetaſt, amoliſt & eſtonnaſt la matière & le boys du Suzeau : au quel chant pareillement ouy le Lion animant de ſi grande force & conſtance deuient tout eſtonné, & conſterné. Ie ſçay que aultres ont ceſte ſentence entendu du Suzeau ſauluaige, prouenent en lieux tant eſloignez de villes & villages, que le chant des Coqs n’y pourroit eſtre ouy. Icelluy ſans doubte doibt pour fluſtes & aultres inſtrumens de Muſicque eſtre eſleu, & preferé au domeſticque, lequel prouient au tour des cheuaulx & maſures. Aultres l’ont entendu plus haultement non ſcelon la letre, mais allegoricquement ſcelon l’vſaige des Pithagoriens. Comme quand il a eſté dict que la ſtatue de Mercure ne doibt eſtre faicte de tous boys[15] indiſerentement, ilz l’expoſent que Dieu ne doibt eſtre adoré en façon vulgaire, mais en façon eſleue & religieuſe : pareillement en ceſte ſentence nous enſeignent que les gens ſaiges & ſtudieux ne ſe doibuent adonner à la Muſique triuiale & vulguaire, mais à la celeſte, diuine, angelique, plus abſconſe & de plus loing apportée : ſçauoir eſt d’vne region en laquelle n’eſt ouy des Coqs le chant. Car voulans denoter quelque lieu à l’eſcart & peu frequenté ainſi diſons nous, en icelluy n’auoir eſté ouy Coq chantant.


  1. Triſcaſciſte. troys foys treſmauuaiſe
  2. Force Tithanicque. des Geantz
  1. Plutarche. — Des delais de la iuſtice diuine, XXVIII.
  2. Nicander. — Pline, XXXVI, 16.
  3. N’eſt toleree en Nature. Conformément à l’axiome de l’ancienne physique : Natura abhorret vacuum, « la nature a horreur du vide. »
  4. Æthiopis. Pline, XXVI, 4.
  5. Echineis. Pline, IX, 25.
  6. Democritus. Pline, XXV, 2.
  7. Picz Mars. Pline, X, 18.
  8. Dictame. Pline, VIII, 27.
  9. De laquelle Venus guarit.

    Hic Venus, indigno nati concussa dolore,
    Dictamnum genitrix Cretœa carpit ab Ida.

    (Virgile, Énéide, XII, 411)
  10. Fouldre detournee. Pline, II, 55.
  11. Elephans enraigez. Plutarque, Propos de table, II, question VII, 1.
  12. Taureaux furieux. Pline, XXIII, 7.
  13. Euphorion. Elien, Histoire des animaux, XVII, 28.
  14. En pays on quel le chant des Coqs ne ſerait ouy. « Magis canoram buccinam tubamque credit pastor ibi cæsa, ubi gallorum cantum frutex ille (sambix) non exaudiat. » (Pline, XVI, 37)
  15. Ne doibt eſtre faicte de tous boys. Alexander ab Alexandre, iv, 12.