Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/58

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 207-211).

Énigme en prophetie.

Chapitre LVIII.


Pauvres humains qui bon heur attendez,
Levez vos cueurs et mes dictz entendez.
S’il est permis de croyre fermement
Que par les corps qui sont au firmament
Humain esprit de soy puisse advenir
À prononcer les choses à venir,
Ou, si l’on peut par divine puissance
Du sort futur avoir la congnoissance,
Tant que l’on juge en asseuré discours
Des ans loingtains la destinée et cours,
Je fois sçavoir à qui le veult entendre
Que cest hyver prochain, sans plus attendre,
Voyre plus tost, en ce lieu où nous sommes
Il sortira une maniere d’hommes
Las du repoz et faschez du sejour,
Qui franchement iront, et de plein jour,
Subourner gens de toutes qualitez
À different et partialitez.
Et qui vouldra les croyre et escouter
(Quoy qu’il en doibve advenir et couster),
Ilz feront mettre en debatz apparentz
Amys entre eulx et les proches parents ;
Le filz hardy ne craindra l’impropere
De se bender contre son propre pere ;

Mesmes les grandz, de noble lieu sailliz,
De leurs subjectz se verront assailliz,
Et le debvoir d’honneur et reverence
Perdra pour lors tout ordre et difference,
Car ilz diront que chascun à son tour
Doibt aller hault et puis faire retour,
Et sur ce poinct aura tant de meslées,
Tant de discordz, venues et allées,
Que nulle histoyre, où sont les grands merveilles,
À faict recit d’esmotions pareilles.
Lors se verra maint homme de valeur,
Par l’esguillon de jeunesse et chaleur
Et croire trop ce fervent appetit,
Mourir en fleur et vivre bien petit.
Et ne pourra nul laisser cest ouvrage,
Si une fois il y met le couraige,
Qu’il n’ayt emply par noises et debatz
Le ciel de bruit et la terre de pas.
Alors auront non moindre authorité
Hommes sans foy que gens de verité ;
Car tous suyvront la creance et estude
De l’ignorante et sotte multitude,
Dont le plus lourd sera receu pour juge.
O dommaigeable et penible deluge !
Deluge, dy je et à bonne raison,
Car ce travail ne perdra sa saison
Ny n’en sera délivrée la terre
Jusques à tant qu’il en sorte à grand erre
Soubdaines eaux, dont les plus attrempez
En combatant seront pris et trempez,
Et à bon droict, car leur cueur, adonné
À ce combat, n’aura point perdonné
Mesme aux troppeaux des innocentes bestes,
Que de leurs nerfz et boyaulx deshonnestes
Il ne soit faict, non aux Dieux sacrifice,
Mais aux mortelz ordinaire service.

Or maintenant je vous laisse penser
Comment le tout se pourra dispenser
Et quel repoz en noise si profonde
Aura le corps de la machine ronde !
Les plus heureux, qui plus d’elle tiendront,
Moins de la perdre et gaster s’abstiendront,
Et tascheront en plus d’une maniere
À l’asservir et rendre prisonniere
En tel endroict que la pauvre deffaicte
N’aura recours que à celluy qui l’a faicte ;
Et, pour le pis de son triste accident,
Le clair soleil, ains que estre en Occident,
Lairra espandre obscurité sur elle
Plus que d’eclipse ou de nuict naturelle,
Dont en un coup perdra sa liberté
Et du hault ciel la faveur et clarté,
Ou pour le moins demeurera deserte.
Mais elle, avant ceste ruyne et perte,
Aura longtemps monstré sensiblement
Un violent et si grand tremblement,
Que lors Ethna ne feust tant agitée
Quand sur un filz de Titan fut jectée ;
Et plus soubdain ne doibt estre estimé
Le mouvement que feit Inarimé
Quand Tiphœus si fort se despita
Que dens la mer les montz precipita.
Ainsi sera en peu d’heure rengée
À triste estat, et si souvent changée,
Que mesme ceulx qui tenue l’auront
Aulx survenans occuper la lairront.
Lors sera près le temps bon et propice
De mettre fin à ce long exercice :
Car les grans eaulx dont oyez deviser
Feront chascun la retraicte adviser ;
Et toutesfoys, devant le partement,
On pourra veoir en l’air apertement

L’aspre chaleur d’une grand flamme esprise
Pour mettre à fin les eaulx et l’entreprise.
Reste, en après ces accidens parfaictz,
Que les esleuz joyeusement refaictz
Soient de tous biens et de manne celeste,
Et d’abondant par recompense honeste
Enrichiz soient ; les aultres en la fin
Soient denuez. C’est la raison, affin
Que, ce travail en tel poinct terminé,
Un chascun ayt son sort predestiné.
Tel feut l’accord. O qu’est à reverer
Cil qui en fin pourra perseverer !

La lecture de cestuy monument parachevée, Gargantua souspira profondement, et dist es assistans :

«  Ce n’est de maintenant que les gens reduictz à la creance Evangelicque sont persecutez ; mais bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé et qui tousjours tendra au but, au blanc que Dieu, par son cher Filz nous a prefix, sans par ses affections charnelles estre distraict ny diverty. »

Le moyne dist :

«  Que pensez vous, en vostre entendement, estre par cest enigme designé et signifié ?

— Quoy ? (dist Gargantua). Le decours et maintien de verité divine.

— Par sainct Goderan (dist le moyne), telle n’est mon exposition ; le stille est de Merlin le Prophète. Donnez y allegories et intelligences tant graves que vouldrez, et y ravassez, vous et tout le monde, ainsy que vouldrez. De ma part, je n’y pense aultre sens enclous q’une description du jeu de paulme soubz obscures parolles. Les suborneurs de gens sont les faiseurs de parties, qui sont ordinairement amys, et, après les deux chasses faictes, sont hors le jeu celluy qui y estoyt et l’aultre y entre. On croyt le premier qui dict si l’esteuf est sus ou soubs la chorde. Les eaulx sont les sueurs ; les chordes des raquestes sont faictes de boyaux de moutons ou de chevres ; la machine ronde est la pelote ou l’esteuf. Après le jeu, on se refraischit devant un clair feu, et change l’on de chemise, et voluntiers bancquete l’on, mais plus joyeusement ceulx qui ont guaingné. Et grand chere ! »

FIN