Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/52

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 189-191).

Comment Gargantua feist bastir pour le moyne l’abbaye de Theleme

Chapitre LII.



Restoit seulement le moyne à pourvoir, lequel Gargantua vouloit faire abbé de Seuillé, mais il le refusa. Il luy voulut donner l’abbaye de Bourgueil ou de Sainct Florent, laquelle mieulx luy duiroit, ou toutes deux s’il les prenoit à gré ; mais le moyne luy fist responce peremptoire que de moyne il ne vouloit charge ny gouvernement :

«  Car comment (disoit il) pourroy je gouverner aultruy, qui moy mesmes gouverner ne sçaurois ? Si vous semble que je vous aye faict et que puisse à l’advenir faire service agreable, oultroyez moy de fonder une abbaye à mon devis. »

La demande pleut à Gargantua, et offrit tout son pays de Theleme, jouste la riviere de Loyre, à deux lieues de la grande forest du Port Huault, et requist à Gargantua qu’il instituast sa religion au contraire de toutes aultres.

«  Premierement doncques (dist Gargantua) il n’y fauldra jà bastir murailles au circuit, car toutes aultres abbayes sont fierement murées.

— Voyre (dist le moyne), et non sans cause : où mur y a et davant et derriere, y a force murmur, envie et conspiration mutue. »

Davantaige, veu que en certains conventz de ce monde est en usance que, si femme aulcune y entre (j’entends des preudes et pudicques), on nettoye la place par laquelle elles ont passé, feut ordonné que, si religieux ou religieuse y entroit par cas fortuit, on nettoiroit curieusement tous les lieulx par lesquelz auroient passé. Et parce que es religions de ce monde tout est compassé, limité et reiglé par heures, feut decreté que là ne seroit horrologe ny quadrant aulcun, mais selon les occasions et oportunitez seroient toutes les œuvres dispensées ; car (disoit Gargantua) la plus vraye perte du temps qu’il sceust estoit de compter les heures — quel bien en vient il ? — et la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. Item, parce qu’en icelluy temps on ne mettoit en religion des femmes sinon celles que estoient borgnes, boyteuses, bossues, laydes, defaictes, folles, insensées, maleficiées et tarées, ny les hommes, sinon catarrez, mal nez, niays et empesche de maison…

«  À propos (dist le moyne), une femme, qui n’est ny belle ny bonne, à quoy vault toille ?

— À mettre en religion, dist Gargantua.

— Voyre (dist le moyne), et à faire des chemises. »

Feut ordonné que là ne seroient repceues sinon les belles, bien formées et bien naturées, et les beaulx, bien formez et bien naturez.

Item, parce que es conventz des femmes ne entroient les hommes sinon à l’emblée et clandestinement, feut decreté que jà ne seroient là les femmes au cas que n’y feussent les hommes, ny les hommes en cas que n’y feussent les femmes,

Item, parce que tant hommes que femmes, une foys repceuez en religion, après l’an de probation estoient forcez et astrinctz y demeurer perpetuellement leur vie durante, feust estably que tant hommes que femmes là repceuz sortiroient quand bon leurs sembleroit, franchement et entierement.

Item, parce que ordinairement les religieux faisoient troys veuz, sçavoir est de chasteté, pauvreté et obedience, fut constitué que là honorablement on peult estre marié, que chascun feut riche et vesquist en liberté.

Au reguard de l’eage legitime, les femmes y estoient repceues depuis dix jusques à quinze ans, les hommes depuis douze jusques à dix et huict.