Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/EpistreDuLimousin

Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 275-280).

EPISTRE DV LYMOSIN

DE PANTAGRVEL[1]

grand excoriatevr de la lingve latiale
Enuoyée à vn ſien amiciſſime, reſident en l’inclite
& famoſiſſime vrbe de Lugdune.

Aucuns venans de tes lares patries,
Noz aures ont de tes noues remplies :
En recitant les placites extremes
Dont à preſent fruis, & piſque à meſme
Stant à Lugdune és gazes palladines :
Où en conuis Nymphes plus que diuines
A ton optat s’offerent, & oſtendent.
Les vnes, pour tes diuices, pretendent
T’accipier pour coniuge : Autres ſont
Lucrées par toy, auſſi toſt qu’elles ont
Guſté tes dicts d’excelſe amenité :
Tant bien fulcis, qu’vne virginité
Rendroyent infirme, & preſte à corruer,
Lorſque tu veux tes grands ictes ruer.
Par ainſi donc, ſi ton eſprit cupie
A tous momens de dapes : il cambie.
Puis ſi de l’vrbe il ſe ſent ſaturé,
Ou du coït demy deſnaturé,

Aux agres migre, & opimes poſſeſſes
Que tes genits t’ont laiſſé pour succeſſes :
Pour vn pauxille (en ce lieu) reſueiller
Tes membres las, & les reſociller.
Là tout plaiſir te fait oblation :
Et d’vn chaſcun prens oblectacion.
Là du gracule, & plaiſant Philomene
Te reſiouyt la douce cantilene.
Là ton eſprit ton mal deſangonie,
S’exhilarant de telle ſymphonie.
Là les Satirs, Faulnes, Pan, & Seraines,
Dieux, demy Dieux courent à grands haleines.
Nymphes des bois, Dryades, & Nageades,
Preſtes à faire en fueilade gambades,
Y vont en grande accelleration,
Pour viſiter ceſte aggregation.
Et quand la turbe eſt toute accumulée,
Iucundicé ſe fait, non ſimulée :
Auec feſtins, où dape Ambroſienne
Ne manque point : Liqueur Nectarienne
Y regurgite aux grands & aux petits,
Comme au feſtin de Peleus & Thetis.
Et toſt apres les menſes ſubleuées,
Les vns s’en vont incumber aux chorées :
L’vn s’exercite à vener la Ferine,
Et l’autre fait venation Connine.
Dirons nous plus ? Ludes, & tranſitemps
En l’omni-forme inueniez es camps,
Pour euincer la triſteſſe deſpite.
O deux, trois fois, tresfœlice la vite,
Pour le reſpect de nous, qui l’omnidie
Sommes ſequens l’ambulante curie,
Sans ſter, n’auoir va ſeul iour de quiete.
Infauſtiſſime eſt cil, qui s’y ſouhaite.

Depuis le temps que nous as abſentez,
Ne ſommes point des Eques deſmontez :
Ne le Cothurne eſt moué des tibies,
Pour conculquer les Burgades patries,
Où l’itinere aſpere, & montueux,
En aucuns lieux aqueux, & lutueux,
Souuent nous a fatiguez & laſſés,
Sans les vrens receptz qu’auons paſſés.
Ie ne veulx point tant de verbes effundre.
Et de noz maux ton auricule obtundre :
Enumerant les conflicts Martiaulx,
Obſidions, & les cruelz aſſaulx,
Qu’en Burgundie auons faits & gerez.
I’obmets auſſi les trauaux tolerez
Dans les maretz du monſtier enuieux,
Que nous faiſoit l’aquilon pluuieux :
Où par long temps ſans caſtre, ne tentoire
Auons eſté, deſperans la victoire.
Finalement pour la brume rigente,
Chacun du lieu ſe depart, & abſente.
Auſſi, voyant la maieſté Regale,
Qu’appropinquoit la frigore hybernale.
Et que n’eſtoit le Dieu Mars de ſaiſon :
S’eſt retirée en ſa noble maiſon,
Et eſt venue au palays delectable
Fontainebleau, qui n’a point ſon ſemblable,
Et ne ſe voit qu’en admiration
De tous humains. Le ſuperbe Ilion,
Dont la memoire eſt touſiours demouree,
Ne du cruel Neron la caſe auree,
Et dé Diane en Epheſe le temple,
Ne furent oncq’pour approcher d’exemple
De ceſtuy-cy. Bien eſt vray qu’autresfois
L’as aſſés veu : Si eſt-ce toutesfois,

Que l’œil qui l’a abſenté d’vn ſeul iour,
Tout eſgaré ſe trouue à ſon retour :
Penſant à veoir vn nouuel edifice,
Dont la matiere eſt plus que l’artifice.
Or (pour redir au premier propoſite)
Il n’eſt decent que tu te diſpoſite,
Tant que l’hiberne aura ſon curſe integre,
De relinquer l’opime, pour le maigre.
Puis que bien ſtas (grâce au ſouuerain Ioue)
Nous t’exhortons que de là ne te moue,
Si tu ne veux veoir tes aures vitales
Bien toſt voller aux Parques, & Fatales :
Car ceſt air eſt inimice mortel
D’vn iouuenceau delicat & tenel :
Meſme en ce temps glacial, qui transfere
La couleur blonde en nigre & mortifere.
Eſtans incluz es laques, & nemores :
A peine auons pour pedes, & femores
Callifier, vn pauure faſcicule.
Concluſion, tout aiſe nous recule.
Et ſi n’eſtoit quelque proximité,
Que nous auons à la grande cité,
Où nous pouuons aller aliques vices,
Pour incomber aux iucunds ſacrifices
De Genius le grand Dieu de nature :
Et de Venus (qui eſt ſa nourriture)
De reſter vifz nous ſeroit impoſſible
Vn hebdomade : ou bien ſain, & habile
Seroit celuy qui pourroit eſchapper.
Que febre à coup ne le vint atrapper.
Voy par cela, quelle eſt la difference
Du tien ſeiour en mondaine plaiſance,
Et de la vie amere & cruciée
Que nous menons : touſiours aſſociée

D’ennuy, de ſoing, d’accident, & naufrage.
Et ſi tu es (comme cogitons) ſage,
Ia ne viendras qu’à ceſte prime vere :
Si ce n’eſtoit qu’ambition ſeuere
Deuant tes yeux ſe voulſiſt preſenter,
Pour tes eſprits aulcunement tenter
De grands credits, faneurs, & honnorences,
Dons gratuits, & grands munificences,
Que tu reçois en l’office auquel funge
Eſtant icy. Mais quoy ? Ce n’eſt qu’vn ſonge ;
Car nous n’auons que la vite, & la veſte,
Et qui pour biens ſe iugule, eſt vray beſte.
A tant mettons calce à ceſte epiſtole,
Qui de tranſir indague en ton eſchole :
Où la lime eſt, pour les locutions,
Et éloquentes verbocinations
Eſcorticans la lingue Latiale.
Si obſecrons, que ta calame vale
Atramenter chartre papyracee :
Pour correſpondre en forme rimaſſee.
En quoy faiſant compliras le deſir
De ceulx, qui ſont preſts te faire plaiſir.

Ainſi ſigné Deſbride gouſier.
DIXAIN.

Pour indaguer en vocable authentique
La purité de la lingue Gallique,
Iadis immerſe en calligine obſcure,
Et profliger la barbarie antique,
La renouant en ſa candeur attique,
Chacun y prend ſollicitude, & cure.

Mais tel ſi fort les inceſtines cure,
Voulant ſaper plus que l’anime vale,
Qu’il ſe contrainct tranſgredir la tonture,
Et degluber la lingue Latiale.


  1. Epistre dv lymosin de Pantagrvel. Il paraît à peu près certain que cette facétie, composée d’après le chapitre VI de Pantagruel, n’est point de Rabelais, aux œuvres de qui elle n’a été jointe qu’en 1558, Nous l’avons néanmoins laissé subsister parce qu’elle se trouve, à partir de cette époque, dans toutes les éditions et qu’elle est curieuse pour l’histoire de la langue du XVIe siècle.