Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 188-191).

Vision


Aimez-vous, ô vieillards, à remuer la cendre
Où dorment vos bonheurs d’antan ? Je vois descendre,
Devant mes yeux ravis, tout le joyeux essaim
De ces espoirs d’un jour, que réchauffa mon sein
Au matin de la vie. Il vient mais il s’envole.
Rien ne peut retenir de cet essaim frivole
L’aile rapide. Il va, suave et décevant,
Comme une feuille morte au souffle d’un grand vent.

Oui, lorsque l’on vieillit, que la tête se penche
Comme le pin, l’hiver, sous sa couronne blanche,
Que les pieds moins légers trébuchent plus souvent,
Et que la main hésite et tremble en soulevant
La coupe presque vide, on aime davantage
Ce passé disparu qui fut notre partage.
On l’évoque. Il surgit dans nos âmes sans feu,
Comme, un matin d’automne, on voit un sommet bleu

Émerger lentement des océans de brume.
Oh ! qu’ils sont doux et chers tous ces riens qu’on exhume
Des ans jadis vécus !
Des ans jadis vécus !J’étais enfant de chœur.
J’allais servir la messe, et je savais par cœur
Le psaume Introibo qui se dit à voix basse,
Au pied de l’autel saint. Je l’appris à la classe.

« Oui, je m’approcherai de l’autel de mon Dieu,
Du Dieu qui réjouit ma jeunesse… »
Du Dieu qui réjouit ma jeunesse… »Au milieu
Des enfants en surplis alignés dans les stalles,
Je priais assez peu, car les molles spirales
De l’encens qui montait vers le Dieu souverain,
Les versets alternés des chantres au lutrin,
Les murmures moelleux de l’orgue, la prière
Du vieux prêtre à l’autel, de la foule ouvrière
À genoux dans la nef sur le parquet de bois,
Tout cela me troublait, et c’était, chaque fois,
Un spectacle nouveau qui remuait mon âme.

J’aime à le rappeler. Que celui-là me blâme,
Qu’il me juge bigot ou trop sentimental,
Qui ne se souvient plus du village natal,
Ni du clocher béni qui sonna son baptême.

Un dimanche pourtant… le jour de Pâques même,
Oublieux et distrait, je laissais sans remords
Mon esprit vagabond s’envoler au dehors,
Sur le rayon de feu qui rosait la fenêtre,
Pendant que tous priaient, et le peuple et le prêtre.
Cependant nulle fleur ne s’ouvrait sur les prés,
Nul vent ne déchirait les nuages nacrés,
Et les blanches vapeurs qui montaient de la plaine
Ressemblaient à l’encens dont l’église était pleine,
L’encens du Maître Autel ardent comme un bûcher.

La clochette tinta. Puis, je vis se pencher,
Les yeux mouillés de pleurs, sur le sacré calice,
L’officiant pieux. Le divin sacrifice,
À l’instant même, allait s’accomplir derechef.
Un murmure passa. Je jetai, dans la nef
Où la foule chômait la plus grande des fêtes,
Un long regard, pour voir le mouvement des têtes.
Ces fronts qui s’inclinaient, c’était, me sembla-t-il,
Comme les lourds épis, ou comme le blond mil,
Lorsque passe le vent.
Lorsque passe le vent.L’orgue chantait sonore.
Je veux voir l’Homme-Dieu que ce bon peuple honore,
L’Homme-Dieu dans l’Hostie. Aussitôt, mon regard
Effleure, dans son vol, peut-être par hasard,

Sur son blanc piédestal, le grand François d’Assise.
Sa tunique était brune et sa corde était grise ;
Sa tête se penchait comme pour adorer.
Tout à coup, sur sa croix que vint alors dorer
Un rayon de soleil tombé d’une verrière,
Il mit un long baiser…
Il mit un long baiser…Hélas ! je ne sais guère
Ce qui suivit alors l’étrange vision…
Mais je crus au miracle… Est-ce une illusion ?