Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 92-115).

La débâcle

dans les îles de sorel


(Souvenirs du printemps de 1865)


— Joyeux avril, salut ! Ta brise enfin murmure.
Se plaît-elle à jouer dans la chauve ramure ?
Va-t-elle enfler ma voile et bercer mon esquif ?
Va-t-elle rider l’eau du ruisseau fugitif ?
Secouer des grands pins la sombre chevelure ?
Rendre au printemps tardif sa glorieuse allure ?

Avril, sèche les fronts mouillés par le travail,
Mais qu’un soleil plus chaud puisse fondre l’émail
Dont l’hiver enveloppe et les champs et le fleuve !
Qu’il redonne aux prés nus une parure neuve !
Qu’il ramène l’amour et l’oiseau sous nos cieux !
Qu’il rende à nos forêts leurs chants mélodieux !
Et qu’il verse aux rameaux une sève abondante,
Aux cœurs des jeunes gens, une tendresse ardente !


Avril, avril, ton souffle est plein de volupté.
Tes matins et tes soirs, mois toujours enchanté,
Éveillent l’harmonie, épandent la lumière.
Avril, tu viens enfin égayer la chaumière
Dont la bise d’hiver a glacé le foyer.
Avril, c’est toi qui fais, sous ton souffle, ondoyer
Les flots du Saint-Laurent redevenus dociles,
Quand tes feux ont fondu leurs cristaux immobiles.

Hâte-toi, mois d’amour, que je cueille une fleur,
La première des bois, la plus fraîche en couleur,
Pour orner les cheveux de ma tendre Henriette !
Hâte-toi, que je berce en ma barque discrète
Sur les vagues d’azur du fleuve paresseux,
Celle qu’ont fait rougir mes pudiques aveux ! »

* * *

Ainsi chantait, un jour, d’une voix douce et fière,
Sous les bois sans ombrage, au bord du lac Saint-Pierre,
Un fils du Saint-Laurent, un barde jeune et bon,
Doué du plus fatal, mais du plus noble don.

Et, pendant qu’il chantait, son œil mélancolique
Suivait, dans le lointain, une scène magique :

C’était le fleuve aimé qui, las d’être captif,
S’agitait tout à coup comme un coursier rétif,
Secouait le fardeau de ses glaces massives,
En éclats scintillants les poussait vers ses rives,
Et les broyait ensemble avec autant de bruit
Qu’en fait, à son réveil, un volcan dans la nuit.

Les paysans heureux, pour mieux voir le spectacle
Qu’offrait, ce printemps-là, la tardive débâcle,
Jusques au bord des eaux venaient de toute part ;
Leurs joyeuses clameurs saluaient le départ
De ces bancs de cristal, dont l’attitude altière
Avait voulu braver la saison printanière.

On voyait de partout accourir des enfants
Qui poussaient vers le ciel mille cris triomphants ;
Les cheveux enchaînés par de frêles résilles,
On voyait accourir l’essaim des jeunes filles,
En mantelets d’indienne, en modestes jupons.
Leurs bouches prodiguaient des sourires fripons,
Leurs voix semaient dans l’air des notes argentines.
Elles semblaient ainsi de joyeuses ondines
Que le printemps rendait à leurs limpides eaux,
Et qui cherchaient leur grotte au milieu des roseaux.


Quelle est cette mignonne à l’air humble, candide,
Qui laisse sa compagne et va, d’un pas timide,
S’asseoir sur le vieux tronc d’un orme renversé ?
De quel touchant espoir son cœur est-il bercé ?
Quelle peine nouvelle, ou quelle inquiétude
Lui font, quand tout est gai, chercher la solitude ?
La joie ou la douleur n’aiment guère le bruit.
Son regard, attaché sur la glace qui fuit,
De temps en temps se lève et se porte à la rive,
Plein d’un trouble charmant et d’une ardeur craintive.

Quel est l’objet aimé dont le charme puissant
Peut enchaîner ainsi ce regard ravissant ?
Est-ce donc toi, Damas, ô rustique poète ?
Et, celle qui t’attend, est-ce ton Henriette ?
Oh ! tu presses le pas ; et, le front radieux,
Tu diriges bientôt ta course vers les lieux
Où la douce fillette a choisi son refuge.
En te voyant venir, laissant tout subterfuge,
Elle a baissé son front où montait la rougeur,
Baissé ses longs cils d’or et son grand œil songeur.

Pendant que jusqu’au loin, à la merci des ondes,
S’agitent sourdement les glaces vagabondes ;

Pendant que sur les bords les timides échos
Disent les chants des bois et la plainte des flots,
Comme deux jeunes fleurs épanchent leurs dictames,
Henriette et Damas vont épancher leurs âmes.
Ils disent, en riant, leurs soins un peu jaloux,
Échangent de nouveau les serments les plus doux,
Et se sentent plus forts pour l’heure de l’épreuve.
Les parfums de la brise et l’aspect du grand fleuve,
La pureté des airs, les murmures, les chants,
Les rayons du soleil qui dorment sur les champs,
Les bruits qui tout à coup succèdent au silence,
Cette étrange vigueur et cette effervescence
Qui circulent partout, venant tout ranimer,
Redoublent dans leurs cœurs la puissance d’aimer.

Et la terre à leurs yeux paraît bien rétrécie.
Ils n’auront pas assez, pour s’aimer, de la vie.
Ils sentent quelque chose, au fond de tant d’amour,
Que ne peut leur donner le terrestre séjour.
Leurs regards confondus se remplissent de larmes.
Ils sont heureux pourtant. Ces émois ont des charmes.
De leurs cœurs oppressés montent de longs soupirs.
Hélas ! pourquoi faut-il qu’au milieu des plaisirs
Il se glisse souvent une pensée amère ?

Est-ce pour avertir que tout est éphémère ?
Que rien ne doit combler nos désirs persistants ?
Que tout passe bien vite, et nous en même temps ?

— Henriette, disait le sensible poète,
Ton amour est ma vie, et pourtant je regrette
De t’avoir, imprudent, inspiré de doux feux.
Je regrette le jour où mes chastes aveux
Ont réveillé ton cœur et fait rougir ta joue.
Je t’aime comme alors, et plus, je te l’avoue ;
Mais que sert de s’aimer si l’on ne peut s’unir,
Si le prêtre de Dieu ne doit pas nous bénir ?…
Je suis bien pauvre, hélas ! et mon cœur désespère
De te voir volontiers partager ma misère.
Mon luth, ô mon amie ! est mon unique bien.
Le monde aime mes chants, mais ne me donne rien.
Je ne ramperais pas d’ailleurs, devant un trône ;
Je ne chanterais point pour une vile aumône ;
Et j’aime mieux rester à jamais indigent,
Que de vendre ma lyre une pièce d’argent.

— Par quel chagrin, Damas, ton âme est-elle étreinte ?
Pourquoi ces mots amers ? Fais taire cette crainte.
Partager ton destin, être pauvre avec toi,
N’est-ce pas, ô Damas ! mon seul désir à moi ?

L’or n’apporte souvent qu’un bonheur bien futile ;
L’amour et la vertu le donnent moins fragile.

— Mais pourrai-je chanter si je te vois souffrir ?
Mes accords désolés devront bientôt mourir.
— Oh ! j’unirais ma voix à ton accent suprême,
Les pleurs mêmes sont doux, ô Damas ! quand on s’aime !

— Qui parle par ta bouche, ô charme de mon cœur ?
De tous mes vains discours ton amour est vainqueur.
Je craignais de trouver ton âme résignée…
Et par un autre amour peut-être enfin gagnée.

— Tu me blesses, Damas, par ce cruel soupçon…
Tribul est riche… Est-il un honnête garçon ?

— Pardonne à ton ami, ma sensible Henriette,
Tu m’aimes, je le sais, d’une amitié parfaite…
Mais regarde, là-bas, cet énorme rempart
Que forment les glaçons emportés au hasard.
On dirait qu’un géant les entasse avec rage,
Pour détourner le fleuve, et noyer son rivage.
Quels bruits ! quelles clameurs ! quels longs mugissements !

— Quels chocs et quels éclats ! Quels vifs scintillements
Le soleil fait pleuvoir de ces informes glaces !
Comme on voit se dresser leurs immenses surfaces !

— Et le fleuve profond s’arrête épouvanté…
Qu’est devenu soudain son aspect tant vanté ?

Son flot sombre et grondeur jusqu’à nos pieds s’avance.
Il couvre le rivage !… Il se hâte… Il s’élance !…
Adieu, mon Henriette, adieu ! Pardonne-moi :
Je vais joindre ma mère, et calmer son effroi.

* * *

Fleuve, ne souille pas nos riches tapis d’herbe…
N’as-tu donc plus assez, pour ton onde superbe,
Du lit que Dieu lui-même a voulu te creuser ?
Pourquoi, fleuve orgueilleux, sur ton rivage oser
Jeter, comme un linceul, l’écume de ton âme ?
Es-tu donc, aussi toi, pris du désir infâme
D’agrandir ton royaume en volant tes voisins ?
Depuis quand ces verts prés et ces riants jardins,
Sont-ils donc devenus comme une urne profonde,
Où peut insolemment aller dormir ton onde ?
Pourquoi ta voix grossie a-t-elle tant d’horreur,
Et pourquoi ton aspect répand-il la terreur ?

Cet air de paix profonde et d’allégresse pure
Qu’on voyait rayonner sur la brune figure

De tous les paysans réunis près des eaux,
S’effaça tout à coup, au penser des fléaux
Que pouvait apporter la vague déchaînée.
La gaîté s’éteignit. Et, l’âme consternée,
Ils quittèrent en foule, et précipitamment,
Le rivage où montait le terrible élément.

Henriette s’arrache aux douceurs de son rêve.
Elle voit que tout fuit. Honteuse, elle se lève
Et tourne promptement ses pas vers la maison.
Mais voici que soudain, à travers un buisson
Qui semblait un rideau déchiré par les ormes,
S’avance effrontément un gars aux rudes formes,
Et dont l’œil dilaté flambe d’un feu jaloux.
Il lui jette ces mots :
Il lui jette ces mots :Il n’est plus avec vous ?
Eh bien, tant mieux pour lui. J’aime et je suis tenace.

Elle lui répliqua :
Elle lui répliqua :Mais le ciel vous menace…
Regardez donc là-bas, Tribul, et laissez-moi.
Et rapide elle fuit toute pâle d’effroi.


* * *

Quel spectacle inouï ! quel désordre ! quel trouble !
L’on s’agite partout. Le tumulte redouble.
De nombreux paysans, émus, épouvantés,
En implorant le ciel, errent de tous côtés.

Les uns laissent déjà leur maison peu solide,
Emportant avec eux, dans leur fuite rapide,
Tous les objets divers qu’ils ont d’abord trouvés ;
Ils cherchent un refuge aux lieux plus élevés.
Les autres, moins craintifs, à cette heure suprême,
Attendent leur destin dans leur demeure même.
La mansarde leur offre un gîte bien étroit.
Ils n’en pourront bientôt sortir que par le toit ;
Mais, plutôt que de fuir, ils en font leur asile.

On sort de leur étable, et l’on monte, à la file,
Par des chemins nouveaux, sur le fenil étroit,
Génisses et brebis. Et la terreur s’accroît…
On entend le cheval qui hennit et piétine,
Et le bœuf paresseux qui beugle et se mutine.
Les coqs battent de l’aile et chantent follement ;
Les chiens, flairant le sol, hurlent sinistrement ;

La jeune fille en pleurs jette une plainte amère,
Et l’enfant étonné, se cramponne à sa mère.

Oh ! spectacle navrant ! Les banquises, là-bas,
S’accumulent toujours avec un sourd fracas.
Et le fleuve gonflé, sur ses rives fécondes,
Implacable, rejette avec fureur ses ondes.

Les champs sont engloutis sous des torrents nouveaux.
Les arbres sans feuillage, élevant leurs rameaux
Au-dessus de ce lac au flot rapide et sombre,
Ressemblent au vaisseau qui perd sa voile et sombre.
Comme après un naufrage, étendus sur les mers,
Flottent au gré des vents mille débris divers,
Ainsi flottent partout, dans l’immense prairie,
Mille objets emportés par le fleuve en furie.
Et le soleil répand, comme en signe d’adieu,
Sur ce tableau lugubre un long sillon de feu.

* * *

Quel calme, tout à coup règne dans la nature !
L’oiseau ne chante plus. Nul sanglot, nul murmure…
Au loin les bancs de glace, immobiles, pressés,
Semblent d’immenses rocs l’un sur l’autre entassés.

Les eaux ne montent plus ; le fleuve se repose.
Est-il donc effrayé des souffrances qu’il cause ?
Où se repose-t-il, dans un traître sommeil,
Pour lutter de nouveau, plus terrible, au réveil ?

Dans les prés, au-dessus ce ces vagues étranges,
On ne voit s’élever que les combles des granges
Où bêlent des moutons, où beuglent des taureaux,
Que les faîtes pelés des pommiers, des bouleaux,
Et que les gais pignons des maisonnettes blanches.
Des canots élégants ou des radeaux de planches
Aux fenêtres des toits demeurent amarrés :
C’est le dernier asile où viendront, éplorés,
Les pauvres paysans chassés de leur demeure.
Et, sur la nappe humide on voit fuir, à toute heure,
Au bruit de l’aviron qui plonge dans les flots,
D’une maison à l’autre, un de ces longs canots.

Mais quelle est donc, là-bas, cette fière nacelle ?
L’eau comme en diamants de la pale ruisselle.
Quel est ce couple heureux qui se parle d’amour,
Sur l’élément perfide, et sous les feux du jour ?
C’est le barde rustique et la tendre Henriette.
Aimez-vous ! Aimez-vous ! Nulle voix indiscrète

Au vent ne jettera vos propos amoureux.
En face du malheur, enfants, soyez heureux !
L’amour est plus puissant, entouré de ruines.
La souffrance et l’amour font les âmes divines.
Aimez-vous ! Aimez-vous ! Le bonheur trop souvent,
Est infidèle, hélas ! comme le flot mouvant.

* * *

Ô soleil paresseux, tu caches ta lumière,
Et tu n’as pas fini ta course journalière !
Vas-tu donc te coucher comme un vieux pèlerin
Qui ne peut, sans dormir, achever son chemin ?
Pourquoi ce voile noir qui va couvrir ta face ?
Cet éclat qui languit ? ce rayon qui s’efface ?
Pourquoi ton front brillant s’est-il donc obscurci,
Et ton orbe orgueilleux, tout à coup rétréci ?
Naguère, en descendant par de-là les montagnes,
Tu souriais encore à nos fraîches campagnes ;
Tu ranimais nos bois par ta douce chaleur ;
Tu rendais à nos prés l’arome et la couleur.

Ô soleil oublieux, la terre est belle encore
Quand ton joyeux reflet l’illumine et la dore !

Ô soleil, tu n’es pas créé pour le sommeil.
Laisse-nous de longs jours sous ton regard vermeil.
Chasse loin, devant toi, cette nue au flanc sombre
Qui monte à l’horizon comme un spectre dans l’ombre !
Et toi ne souffle pas, fraîche brise du soir.
Si les flots à ta voix venaient à s’émouvoir,
Si ton souffle agitait cette nappe mouvante,
Ce lac qui se fait mer… le penser m’épouvante…
Quels seraient nos malheurs ! Quel serait notre deuil !
Ah ! nos champs deviendraient un immense cercueil !

* * *

Le soleil, dérobé par un épais nuage,
A laissé, sur les eaux qui couvrent le rivage,
S’étendre, par degrés, de lumineux sillons.
Dans les cieux grisonnants quelques pâles rayons
S’ouvrent en éventail et glissent de la nue.
Ils présagent qu’un vent sur la campagne nue
Va bientôt s’élever, violent, furieux.
Le front des paysans devient plus soucieux ;
Leur cœur, saisi d’effroi, bat avec violence.
Les époux, consternés, échangent en silence
Un regard où la crainte est mêlée à l’amour.
Les mères, les enfants s’en viennent, tour à tour,

S’agenouiller, en pleurs, devant la sainte image
De celle dont la voix dissipe tout orage :
« Ô Vierge, disent-ils, nous espérons en vous !
Nous sommes vos enfants, Vierge, secourez-nous !»

* * *

Déjà l’ombre au ciel plane, et chacun cherche un gîte.
Sous l’haleine du vent déjà l’onde s’agite ;
Les flots après les flots s’avancent menaçants.
Ils se brisent aux troncs des arbres frémissants,
Emportent ça et là les débris des clôtures,
Inondent les foyers et lèchent les toitures.
Ô rivages aimés, naguère si joyeux,
Quel aspect désolant vous offrez à nos yeux !
Vous avez dépouillé vos vêtements de fête,
Et le printemps n’a pas couronné votre tête !
Vous êtes devenus pareils au lit profond
Où s’élance, écumeux, un fleuve vagabond.

* * *

La nuit ! Voici la nuit au front ceint de ténèbres,
La nuit avec des voix, des murmures funèbres !

J’entends de longs soupirs, de rauques hurlements !
J’entends d’étranges bruits, d’affreux gémissements,
Des plaintes, des clameurs qui montent jusqu’aux nues !
Désespoirs inouïs, angoisses inconnues !
Voix d’hommes effrayés appelant au secours !
Voix de femmes pleurant les fruits de leurs amours !
Jeunes filles qu’étouffe une terreur amère !
Petits enfants en pleurs qui demandent leur mère !
Cris divers d’animaux qui pressentent la mort !
Vent qui souffle toujours, et de plus en plus fort !
Sourds murmures des flots qui s’agitent et roulent !
Lugubres craquements des maisons qui s’écroulent !
Tout se plaint, tout gémit dans ce grand chaos noir,
Tout n’est partout hélas ! que mort ou désespoir !

Voyez ce toit branlant qu’entoure une charmille,
Il berce sur l’abîme une pauvre famille
Qui demande à grands cris un secours trop tardif.
Entendez-vous, là-bas, cet autre accent plaintif ?
C’est le suprême adieu d’une mère éplorée
À son fidèle époux, à sa fille adorée.
Trop faible pour laisser sa couche de douleur,
Elle commande aux siens d’échapper au malheur
Qu’elle ne peut hélas ! éviter elle-même.
Rien ne doit la sauver de ce danger extrême.

Elle voit devant elle une effroyable mort,
Mais s’occupe d’eux seuls et tremble pour leur sort.
L’eau s’élève avec bruit vers son lit solitaire,
Comme le sable autour d’un tombeau qu’on enterre ;
Déjà le toit frémit, s’incline, et, sur les flots
S’écroule en étouffant ses suprêmes sanglots.

Là-bas, là-bas, ô ciel ! qui luttent dans les ombres ?
Quels sont, de toute part, quels sont ces groupes sombres
Qui se tiennent noués aux cimes des ormeaux ?
Qui, noyés à demi, cramponnés aux rameaux,
Sont ballottés au gré de la bise et des lames ?
Des vieillards sans vigueur et de plaintives femmes,
Des vierges à l’œil doux et de faibles enfants,
Ont confié leurs jours à ces gîtes mouvants.
Ici, l’arbre chargé d’une masse trop lourde,
S’incline lentement, pousse une plainte sourde,
Et rend les malheureux à l’abîme obscurci ;
Là, c’est un faible enfant que, de son sein transi,
Laisse tomber, hélas ! une mère épuisée.
Et, plus loin, un vieillard dont la main s’est brisée
Sur les traîtres rameaux d’un cenellier noueux,
Replonge dans les flots son crâne sans cheveux.

Où vont-ils ? Où vont-ils sur la mer furibonde,
Ces canots vacillants et tout remplis de monde ?

Ce n’est plus au refrain des joyeuses chansons
Que dans les flots obscurs plongent les avirons,
C’est au bruit des sanglots et des plaintes funèbres.
Où vont ces malheureux au milieu des ténèbres ?
Quels perfides courants les poussent vers l’écueil ?
N’auront-ils pas aussi les ondes pour cercueil ?
Ô ciel ! protège-les ; c’est assez de victimes !
Referme, Dieu puissant, ces horribles abîmes
Que ton bras redoutable a laissé s’entr’ouvrir,
Et que l’on voie encor ces rives refleurir !

* * *

Ô prière inutile ! En vain ma voix implore,
Il faut une victime, une victime encore !…
Ô Damas ! ô Damas ! réponds, où donc es-tu ?
Que devient ton amour ? Que devient ta vertu ?
Ton esprit égaré rêve-t-il d’harmonie ?
Damas, n’entends-tu pas un râle d’agonie,
Une plaintive voix qui va s’affaiblissant ?
N’entends-tu pas, Damas, un adieu saisissant
Qu’un souffle ému peut-être emporte sur son aile ?
Que berce en s’éloignant la vague solennelle ?
Damas, tu ne vois pas, pleins d’amour et d’effroi,

Ces regards suppliants qui se lèvent vers toi !
C’est l’appel, c’est l’adieu d’une mourante vierge ;
Damas, c’est ton amie ! Elle est là, sur la berge,
Qui lutte vaillamment, et par un long effort,
S’épuise à repousser l’étreinte de la mort !

Mais si tu n’entends pas sa douloureuse plainte,
Un autre la comprend. Seul, il vogue sans crainte
Au milieu des débris qui flottent sur les eaux.
Il aime la tempête. Il aime les fléaux.
Il rit à ces malheurs qui frappent d’aventure
Des gens qui n’ont pour lui qu’une parole dure.
Il s’approche en chantant un couplet infernal.
Sur l’avant du canot on voit luire un fanal.

En face de la mort qui s’avance rapide,
Henriette a saisi, d’une main intrépide,
La branche d’un pommier que l’aïeul a planté.
Elle soutient ainsi, sur le gouffre indompté,
Son visage souffrant, sa chevelure blonde,
Que chaque brise incline et chaque flot inonde.
De temps en temps sa voix s’élève dans les airs,
Mais nul ne peut répondre à ses sanglots amers.


Est-ce une illusion ? Une barque s’avance !
À son humide proue un fanal se balance.
La vierge sent l’espoir renaître dans son cœur ;
Elle s’attache à l’arbre avec plus de vigueur,
De crainte de périr tout près d’être sauvée.

Alerte le rameur ! La barque est arrivée !…
Mais quel démon la guide ? Il ouvre un œil brutal,
Et, sur sa bouche passe un rire qui fait mal.
Alors, dans sa terreur, Henriette s’écrie :

— Ô Tribul, sauve-moi !…Sauve-moi, je t’en prie !

Et Tribul la regarde avec un air moqueur.
Son œil mauvais s’emplit d’une étrange lueur,
Et sa bouche sourit, mais son front bas sourcille.

— Par pitié, sauve-moi ! reprend la jeune fille…
Et son bras fatigué glisse sur le rameau.
Toujours silencieux, son infâme bourreau
Voit sur l’arbre agité sa main blanche qui glisse,
Et, dans son cœur pervers, jouit de son supplice.

— Tribul ! Tribul !… pour Dieu !… Je péris !… Je péris.


Et le monstre est muet. Et l’étrange souris
Qui fait épanouir sa figure damnée,
Répond seul aux sanglots de cette infortunée.
Il voit les flots émus soulever ses cheveux,
Ses bras se tordre en vain dans leurs efforts nerveux ;
Il voit sa main étreindre, avec douleur et force,
La branche qui frémit et dont la rude écorce
Déchire et fait saigner, à chaque instant, ses doigts.

La victime faiblit, et sa bouche est sans voix.
Ses regards effarés se couvrent de nuages ;
Son esprit voit flotter de sinistres images.
Et le monstre impassible, attend, attend toujours,
Et pouvant la sauver, la laisse sans secours.
Enfin, fixant sur elle un œil sinistre et fauve :

— Jure d’être à moi seul, dit-il, et je te sauve.

La jeune infortunée en entendant ces mots,
Par un suprême effort élève, sur les flots,
Son front pâle et glacé d’où la vague ruisselle.
On voit se ranimer une vive étincelle
Dans ce regard mourant qui semblait ne plus voir.
Elle est charmante encor malgré le désespoir
Qui contracte et flétrit sa figure étonnée :


— Misérable ! dit-elle, et sa voix indignée
Dans l’écume des flots va se perdre et mourir.
Ses doigts endoloris commencent à s’ouvrir ;
Sa main n’a plus de force ; elle glisse, elle glisse…

— Jure, dit le démon, je finis ton supplice !
Tout est sourd à sa voix, hors le vent qui gémit.
Mais la main d’Henriette étreint l’arbre et frémit.
C’est le terme fatal d’une lutte effrayante…
Une forme légère, indécise, ondoyante,
Se berce au gré des flots, des vents impétueux ;
Une main entr’ouverte, un bras voluptueux
S’élèvent par instants au-dessus de l’abîme ;
Mais bientôt tout s’efface, il ne reste qu’un crime.

Le barbare Tribul, sans bruit, s’éloigne alors,
Il vogue poursuivi par un sombre remords.

Ô Damas ! ô Damas ! laisse mourir ta flamme !
Elle n’est plus déjà, la jeune et douce femme
Dont la vertu touchante et le naissant amour
Payaient tes chastes feux d’un si tendre retour !
La mort a moissonné, dès l’aurore de l’âge,
La plus suave fleur de ton joli village !

N’éveille plus les bois par des chants réjouis :
Tes espoirs de bonheur se sont évanouis
Comme un songe au réveil, et comme une fumée !
Ne la demande plus ta jeune bien aimée ;
Son corps charmant et pur gît au fond du torrent !
Elle a tourné vers toi son regard expirant.

* * *

« Juin répand sur nos bords les fleurs de sa corbeille.
De suaves accents, dès que le jour s’éveille,
Font retentir au loin nos bois mystérieux.
Sur les sillons fumants les insectes joyeux
Se hâtent à poursuivre une facile proie.
Le papillon doré tend son aile de soie
Et danse tout le jour dans les rayons de feu.
Le vaste Saint-Laurent déroule son flot bleu
Qui vient mourir sans bruit sur le sable, au rivage.
L’air est tout parfumé, le ciel est sans orage.
Mais rien n’est beau pour moi, car tout espoir est vain.
Je voudrais que le jour n’eut point de lendemain.

« Ceux qui m’aimaient le plus m’ont laissé sur la terre
Achever, triste et seul, mon chemin solitaire.

Je cherche autour de moi les êtres regrettés
Que le ciel m’a, naguère, en un moment ôtés.
Partout je n’aperçois que ruines, désastres…
La nuit est dans mon âme et mon ciel est sans astres.

« Ô rivages chéris, où sont ces toits riants
Qui naguère brillaient au milieu de vos champs
Pareils à des rubis autour d’un diadème ?
Pourquoi vois-je partout la face morne et blême
De quelques malheureux qui pleurent comme moi ?
L’aspect de l’avenir me fait trembler d’effroi.

« Roule, ô beau Saint-Laurent, roule calme et tranquille !
Viens caresser tes bords d’une lame docile.
Ta vengeance est parfaite, ô fleuve souverain !
Mais réponds à ma plainte, et redis mon chagrin.
Murmure, comme moi, dans la douleur amère,
Le nom de mon amie et le nom de ma mère !
Et quand je vais prier sur leurs humbles tombeaux,
Unis à mes accents le doux bruit de tes eaux ! »

Ainsi chantait Damas. Et sa muse plaintive,
Sa muse attendrissait les échos de la rive.
Et puis, de temps en temps, deux noms mélodieux
S’échappaient de sa lèvre et montaient vers les cieux.