Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 68-72).


Si tu pouvais parler


Au Saint-Laurent


Si tu pouvais parler dans tes vaillantes courses,
Ô fleuve merveilleux ! ô fleuve vagabond !
Tu nous dirais pourquoi loin, bien loin de tes sources,
Tu vas enfin te perdre à l’océan profond,
Comme ces blonds enfants qui laissent leur village
Avec un cœur naïf et des vœux superflus,
Comme ces blonds enfants à l’âme un peu volage,
Qui vont dans les cités d’où l’on ne revient plus.

Tu nous dirais pourquoi, sous une tiède haleine,
L’on voit frémir ton sein ;
Pourquoi souvent aussi, comme une morne plaine,
Tu t’aplanis soudain,
Et pourquoi, tour à tour, ta voix est humble ou fière
Pourquoi tu dors parfois

Entre tes bords fleuris, dans ta couche de pierre,
Comme un lac sous les bois ;
Et pourquoi tu brandis ton panache d’écume,
Torrent impétueux,
Comme un coursier secoue une aigrette de plume
Sur son front fastueux.

Si tu pouvais parler, tu nous dirais peut-être
Que ces vagues rumeurs, ces soupirs, ces sanglots
Qu’on entend tour à tour et s’éteindre et renaître,
Sont la voix des noyés que tourmentent tes flots ;
Tu nous dirais combien de longues chevelures,
Aux baisers de l’amour promises autrefois,
Se traînent maintenant sur tes glaises impures,
Ou se collent sans bruit à tes glauques parois.

Combien d’infortunés, jeunes, vieux, hommes, femmes,
Par le trépas surpris,
Sur les cailloux gluants, aux caprices des lames,
Traînent leurs corps meurtris !
Combien de fiancés, dans leurs habits de fête,
Au jour de leur bonheur,
Pour orchestres ont eu la foudre et la tempête,
Et la vague en fureur

Pour couche nuptiale ! Et combien, sur les berges,
Les reptiles rampants
Souillent, de leurs baisers, le sein bleui des vierges
Et le front des enfants !

Si tu pouvais parler, tu me dirais, ô fleuve !
Les joyeuses chansons des filles du hameau
Qui s’en vont, chaque soir, dans leur parure neuve,
Qui chaque soir s’en vont, dans un léger bateau,
Promener leur amour sur tes vagues discrètes,
Au souffle du zéphyr, au bruit des avirons,
Pendant que dans le ciel, comme l’œil des coquettes
La lune verse au loin ses perfides rayons.

Tu me dirais la paix de ces humbles chaumières
Dont les pignons blanchis
Sont, comme les donjons aux toitures altières,
Par tes eaux réfléchis ;
Les chants et les clameurs des cités orgueilleuses
Qui brillent sur tes bords
Comme, sur un cou blanc, des pierres précieuses ;
Les sublimes accords
Des oiseaux réunis sous les épais feuillages
Des saules et des pins ;

Tous ces bruits, ces baisers, ces rires, ces ramages,
Des soirs et des matins.

Si tu pouvais parler, tu nous dirais encore
Combien de malheureux, lassés du poids du jour,
Sont allés demander à ton onde sonore
Un repos incertain. Âmes sans noble amour,
Esprits vains et sans foi, cœurs malades ou lâches,
Qui ne purent porter leur fardeau jusqu’au bout,
Trouvèrent plus aisé d’abandonner leurs tâches
Que de lutter toujours et de mourir debout.

Quand tes flots d’émeraude, au pied de nos collines,
Se reposent sans bruit,
Parmi les verts roseaux, les nymphes, les ondines,
Dansent toute la nuit.
Du haut du ciel serein les pensives étoiles
Te regardent dormir.
Et, le long de leurs mâts, en vain les blanches voiles
S’efforcent de frémir ;
Un sentiment d’amour s’empare de nos âmes,
L’univers est plus beau,
On voudrait s’élancer sur des ailes de flammes
Vers un monde nouveau.

Et le barde, rêveur, reprend sa douce lyre
Pour te chanter encor en ton douteux repos.
Il voudrait, l’insensé, que son âme en délire
Put être calme un jour comme le sont tes flots.
A-t-il donc oublié que ce calme limpide
N’est qu’un masque charmant qui cache ta fureur,
Et que sous les replis de ton voile perfide
Se cache incessamment tout un monde d’horreur ?