Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/22

Imprimerie Générale de Rimouski (p. 211-213).

LE « PONCHON »[1]

La navigation se clôture généralement à la fin de décembre pour ne rouvrir qu’au commencement de mai, ce qui fait quatre longs mois sans autre moyen de communication avec la « grand’terre » qu’un câble et un T. sans fil. Cet isolement, bien terrible aux gens du continent, habitués à recevoir régulièrement leur courrier chaque matin, est relativement facile à supporter par les insulaires qui ont toujours vécu ainsi. Cependant, cette situation devient de plus en plus pénible, parce que des enfants, des frères, des sœurs, sont condamnés, à cause d’une surpopulation débordante de vitalité, à s’expatrier et à transporter leurs pénates sous d’autres cieux. Un message apporté de temps à autre par le câble était, il y a dix ans, les seules bribes de nouvelles qui parvenaient aux Madelinots, pour ensoleiller leurs longs mois de casernement. Or il arriva qu’un jour le télégraphiste parla dans le vide : le câble était rompu… C’était le 6 janvier 1910. Jugez de la désolation des insulaires.

Ne serait-il pas possible d’entreprendre la traversée : la mer est libre de glace et la température idéale ; les voitures d’été continuent à circuler sur le chemin du roi. Avec un vent favorable, ce serait vite fait. Oui, mais les havres sont gelés, les bateaux à l’abri, et, somme toute, c’est un gros risque. Les vieux loups de mer s’y refusent ; les jeunes, plus fougueux, parce que sans expérience, veulent essayer…, quand le plus ingénieux de l’endroit — du Havre-Aubert — déclare qu’il a trouvé le moyen facile de sortir de cette impasse. Lancer un bateau seul, sans équipage, toutes voiles dehors et orienté de façon qu’il atterrisse fatalement à bon port. C’est ingénieux, mais le bateau ?… Le bateau ! c’est simple comme bonjour : un ponchon… Ce sera bien le bateau le plus original au monde ! C’est accepté d’emblée, avec enthousiasme. Voilà tous les hommes du Havre à gréer le ponchon et toutes les femmes des Îles à écrire de leur plus belle main ! Il faut être expéditif : le lancement aura lieu dans vingt-quatre heures. Le vent est bon, la mer est libre et les vieux prédisent sans broncher une liaison de nord-est.[2] Écoutons une petite Madelinote qui écrit à un cousin par ce courrier insolite. « Je confie ces lignes au hasard des flots, mais l’ardeur et la légitimité de nos désirs qu’elles parviennent à destination changent nos chères espérances en douces réalités… Si la nécessité est mère des inventions géniales, devant quelles entreprises audacieuses reculerait-on pour briser les liens d’une trop longue captivité ? J’ai le cœur gonflé d’émotions ; des larmes s’échappent malgré moi en te traçant à la course ces lignes qui doivent franchir si crânement les limites périlleuses qui nous séparent du reste des humains. L’appareil est prêt : un tonneau à la voile, muni d’un gouvernail en fer devant, par sa position, tenir le vaisseau dans une direction favorable pour qu’il atteigne quelque part. Nos lettres sont mises en boite à conserves cachetées à l’épreuve de l’eau. À deux heures cet après-midi aura lieu le lancement du vaisseau fantastique… ; le vent est favorable, et béni soit celui qui le premier volera au secours de notre frèle esquif ! Il portera pour enseigne et devise : « Winter Magdalen Mail. »

Ce bateau nouveau genre et fin de siècle toucha à Fort Hasting dans la nuit du 12 février. Outre les lettres aux parents et amis, il en portait pour les députés, MM. Rodolphe Lemieux et L-A. Thériault, pour le ministre de la marine, etc… Immédiatement MM. Lemieux et Thériault firent des instances auprès du gouvernement fédéral pour qu’un bateau allât au secours des captifs. Et c’est le 1er mars que le vapeur Harlow partit de Sydney pour les Îles de la Madeleine. Nos ingénieux constructeurs maritimes qui attendaient sans confiance illimitée le résultat plus ou moins problématique de leur mirobolant transatlantique-ponchon, éclatèrent en des transports de joie délirante, lorsqu’un beau matin ils aperçurent une fumée au large. « Un bateau ! Un bateau ! » criait-on de toutes parts, le cœur sautant à tout casser dans les vigoureuses poitrines de tout un peuple en liesse. Le bonheur qu’ils en éprouvèrent compensa et justifia les frais énormes, royalement consentis par le gouvernement qui envoya un second navire en avril. Grâce à l’heureux atterrissage du légendaire « ponchon », nos vaillants chiqueurs furent prêts pour l’ouverture de la saison.

L’année suivante, le gouvernement fit installer, à grands frais, une station marconique au Cap-au-Meules et chaque hiver, jusqu’en 1915, il envoya un navire deux et trois fois aux Îles. Le service du télégraphe sans fil est très apprécié du public, car il permet aux insulaires de se délecter tout l’hiver, une fois la semaine, à la lecture du résumé des principaux événements nationaux et mondiaux. Il y a même à présent des correspondances des centres madelinots à l’étranger. À l’origine, ces communiqués officiels et autres étaient proclamés du haut de la chaire de vérité, le dimanche, aujourd’hui, c’est par un bulletin hebdomadaire. Heureuse initiative, due à l’activité infatigable de M. Jos. Le Bourdais, et qui, souhaitons-le s’accentuera et se développera pour devenir un petit journal local. La cause initiale de tous ces progrès inespérés, en attendant à brève échéance la vulgarisation commerciale des aéroplanes, c’est le génial Ponchon-Dreadnought.[3]

  1. De l’anglais puncheon. Chez les insulaires, c’est la tonne ou grand tonneau ; viennent ensuite par gradation descendante, la barrique, le quart, le baril, le siau, (seau).
  2. Une liaison : plusieurs jours de suite du même vent.
  3. En 1923, une hydroaéroplane traversa aux Îles et atterrit dans l’anse du Cap-aux-Meules, au grand ébahissement des insulaires…