Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/00

Imprimerie Générale de Rimouski (p. 9-12).

INTRODUCTION

Élevé dans l’amour de ma patrie, je m’attendrissais tellement aux récits de ma grand’mère et de mon père que j’aurais passé les nuits à écouter leurs histoires… d’en premier. Le culte des aïeux s’établit ainsi en moi dès la plus tendre enfance. Quand ma grand’mère restait embarrassée par ma curiosité enfantine et mes trop nombreuses questions, je tourmentais mon père et lui faisais conter les mêmes événements pour la centième fois, voir s’il n’ajouterait quelques détails inédits.

Tout le passé de mes Îles défilait ainsi en un tableau sous mes yeux ébahis : les expéditions de pêche, les inquiétudes cuisantes des épouses, les espoirs des absents trop souvent déçus, la joie exubérante du retour, les sinistres naufrages, les deuils fréquents, les fêtes intimes de familles, les corvées pour fouler l’étoffe du métier puis les folichonnes veillées de jeunesse, les danses toujours honnêtes en ce temps-là, les frolics, les noces, les méthodes rudimentaires de labourage et de pâturage, les manières simples de se vêtir confortablement et économiquement, les misères de l’hivernement qui donnaient lieu à l’exercice de cette charité digne des premiers chrétiens, et que d’autres sujets ont rendu mon âme sensible et mon cœur débordant d’amour pour mes chers compatriotes-insulaires.

À la petite école, je cherchai dans mes livres, mais en vain, quelques mots de mon île enchanteresse. Plus tard, dans l’histoire du Canada du Révérend Père Bourgeois, des Pères de Sainte-Croix, je trouvai un paragraphe, un tout petit paragraphe que je dévorai. Il me laissa dans un vague indéfini, mais éveilla et développa ma juvénile curiosité historique. J’y lus tout ce qui concernait l’Acadie et ses malheureux enfants, je le fis lire à mon père… Nous nous entretînmes souvent le soir de toutes ces choses si émotionnantes. À l’École Normale, d’autres livres qui me tombèrent entre les mains élargirent mon horizon. Je me passionnai de plus en plus pour l’histoire de l’Acadie. J’empilai livre sur livre : tout ce qui était écrit, tout ce qui s’écrivait. Mais de mes Îles, hélas ! pas grand’chose. Un jour, j’eus la bonne fortune de dénicher, au fond de la bibliothèque, les Promenades dans le Golfe de Faucher de Saint-Maurice. Ce fut pour moi une véritable révélation. Dès ce jour, j’entassai notes sur notes. Un ami me prêta The Heart of Gaspé de John M. Clarke ; j’y trouvai tout un long chapitre sur l’archipel de la Madeleine. Une phrase me frappa et blessa profondément ma fierté nationale de Madelinot : « Leur histoire intime n’a jamais été écrite et il n’y a peut-être pas de raison sérieuse pour qu’elle le soit. » Avec une inlassable persévérance, je continuai mes fouilles et recherches pour pénétrer l’inconnu de cette histoire et contrôler la valeur de cette affirmation stupéfiante. Plus je l’étudiai, plus je la trouvai digne d’être connue. Avec l’agrément du curé du Havre-Aubert, M. l’abbé Gallant, je pus à loisir compulser les vieux registres des Îles. Mille questions surgirent que je ne pus résoudre. À Ottawa, grâce à l’amabilité de messieurs Francis-J. Audet, Placide Gaudet et d’Aigle, j’exhumai de la poussière tout ce que nos précieuses archives canadiennes renferment sur les Îles de la Madeleine. Plus je cherchais et plus il se posait de nouvelles questions dans mon esprit. À Québec, le bon Mgr Lindsay m’aida à dépouiller les archives de l’archevêché. Je fouillai de même celles du Parlement. Je trouvai une foule de documents de première valeur. Mes cartables étaient déjà bien remplis. Je me mis en frais d’extraire quelques pages d’histoire de toute cette pile de documents. J’écrivis des pages et des pages, y consacrant mes veilles et mes loisirs. Mais je m’aperçus qu’il m’en manquait plus que je n’en avais. Je consultai la tradition orale, j’adressai lettres sur lettres, je fis des voyages spéciaux, enfin, je croyais posséder tout ce qui avait été dit sur les Îles de la Madeleine quand je rencontrai, par un heureux hasard, le révérend Père René-M. Kerdelhué, missionnaire eudiste à Riv. St-Jean et à la Pointe-aux-Esquimaux, de 1906 à 1918. Il me mit sur la piste de nouvelles informations et même m’en fournit un grand nombre qu’il avait obtenues de M. Placide Vigneau pendant son séjour sur la Côte-Nord. Me voilà en relation avec M. Vigneau, mon parent et compatriote émigré là depuis de longues années, qui me permet, dans la mesure du possible, de compléter ma documentation. Il me serait difficile d’énumérer tous ceux qui m’ont aidé dans ce travail et de leur exprimer avec assez de force toute ma gratitude ; à eux tous mille remerciements et une éternelle reconnaissance.

Ces recherches et ces études que je faisais d’abord pour mon seul plaisir ont développé chez moi le sens patriotique. Croyant que mes compatriotes les accueilleraient peut-être avec bienveillance, j’ai osé réunir ces feuilles éparses, les classer en un volume et les leur offrir avec confiance.

Me voici donc devant le public.

Lecteur, sois indulgent…

Il sera facile de trouver des lacunes dans ce livre ; par exemple, pour me conformer à la technique des travaux historiques, j’aurais dû indiquer scrupuleusement toutes mes références au bas de chaque page, mais je ne l’ai pas voulu ; je n’ai pas la naïve prétention de faire couronner mes œuvres… par la célèbre et docte Académie Française. J’en demande pardon aux chercheurs et aux érudits qui auront l’héroïque patience de me lire jusqu’au bout. Qu’ils soient cependant pleinement rassurés sur mon honnêteté littéraire : j’ai la fière prétention, et j’y serai fidèle, de ne rien affirmer qui ne s’appuie sur des documents authentiques et irrécusables

Les vieilles barbes grises des Îles ne manqueront pas de me demander pourquoi je n’ai pas parlé de ceci, pourquoi j’ai négligé cela… Les innombrables piles de notes et de documents, plus intimes, plus légendaires, que je possède encore et que je conserve religieusement, pourraient former d’autres volumes moins sévères et moins austères, moins strictement historiques. Au public à trancher la question ; j’attends respectueusement ses ordres…

Puisse donc mon humble travail ne point être stérile et donner à mes compatriotes, où qu’ils soient, plus de fierté de race, si possible ; les encourager à persévérer, comme leurs héroïques ancêtres, dans les sentiers de la vertu et de l’honneur et leur aider à conserver à nos Îles ce cachet tout spécial qui les caractérise et leur donne une atmosphère de légende et de vétusté.

L’Auteur.