Les Évangiles (Renan)/XVIII. Éphèse. — Vieillesse de Jean. — Cérinthe. — Docétisme


CHAPITRE XVIII.


ÉPHÈSE. — VIEILLESSE DE JEAN. — CÉRINTHE. — DOCÉTISME.


Le doute, qui n’est jamais absent de cette histoire, devient toujours un nuage opaque quand il s’agit d’Éphèse et des sourdes passions qui s’y agitaient. Nous avons admis comme probable[1] l’opinion traditionnelle d’après laquelle l’apôtre Jean, survivant à la plupart des disciples de Jésus, échappé successivement aux orages de Rome et de la Judée, vint se réfugier à Éphèse, et y vécut jusqu’à un âge avancé, entouré du respect de toutes les Églises d’Asie. Irénée affirmant, sans doute d’après Polycarpe, que le vieil apôtre vécut jusqu’au règne de Trajan[2], nous paraît même devoir être écouté[3]. Si ces faits sont véritables, ils durent avoir de graves conséquences. Le souvenir du supplice que Jean avait failli subir à Rome le faisait de son vivant classer parmi les martyrs[4] et assimiler sous ce rapport à Jacques, son frère[5]. En rapprochant les paroles où Jésus avait annoncé que la génération de ceux qui l’écoutaient ne passerait pas, sans qu’il reparût dans les nues[6], du grand âge où était parvenu le seul apôtre de Jésus qui vécût encore, on arriva logiquement à cette idée que ce disciple-là ne mourrait pas, c’est-à-dire verrait l’inauguration du royaume de Dieu sans avoir préalablement traversé la mort. Jean racontait ou laissait croire que Jésus ressuscité avait eu à cet égard une conversation énigmatique avec Pierre[7]. De là résultait pour Jean, de son vivant même, une sorte d’auréole merveilleuse. La légende commençait pour lui bien avant le tombeau.

Le vieil apôtre, en ces dernières années voilées de mystère, paraît avoir été fort entouré. On lui attribuait des miracles et jusqu’à des résurrections de morts[8]. Un cercle de disciples se pressait autour de lui. Que se passa-t-il dans ce cénacle intime ? Quelles traditions s’y élaborèrent ? Quels récits faisait le vieillard ? N’adoucit-il point, dans ses derniers jours, la forte antipathie qu’il avait toujours montrée contre les disciples de Paul ? Dans ses récits, ne cherchait-il pas, comme cela lui arriva plus d’une fois du vivant de Jésus, à s’attribuer la première place à côté de son maître, à se mettre le plus près possible de son cœur ? Quelques-unes des doctrines qu’on donna plus tard pour johanniques commençaient-elles à s’agiter déjà entre un maître âgé, fatigué, et de jeunes esprits, tournés vers les nouveautés, cherchant peut-être à persuader au vieillard qu’il avait toujours eu pour son compte les idées qu’ils lui suggéraient ? Nous l’ignorons, et c’est ici l’une des plus graves difficultés qui planent sur les origines du christianisme. Cette fois, en effet, ce n’est pas seulement l’incertitude et l’exagération des légendes qu’il faut accuser[9]. Il y eut probablement au sein de cette décevante Église d’Éphèse un parti pris de dissimulation et de fraude pieuse, qui a rendu singulièrement délicate la tâche du critique appelé à débrouiller de telles confusions.

Philon, vers le temps même où vivait Jésus, avait développé une philosophie du judaïsme qui, bien que préparée par les spéculations antérieures des penseurs d’Israël, ne prit que sous sa plume une forme arrêtée. La base de cette philosophie était une sorte de métaphysique abstraite, introduisant dans la Divinité unique des hypostases diverses et faisant de la Raison divine (en grec logos, en syro-chaldaïque mémera) une sorte de principe distinct du Père éternel[10]. L’Égypte[11], la Phénicie[12] avaient déjà connu de pareils dédoublements d’un même Dieu. Les livres hermétiques devaient plus tard ériger la théologie des hypostases en une philosophie parallèle à celle du christianisme[13]. Jésus paraît être resté en dehors de ces spéculations, qui, s’il les connut, durent offrir peu de charme à son imagination poétique et à son cœur aimant. Son école, au contraire, en fut pour ainsi dire assiégée : Apollos n’y demeura peut-être pas étranger ; saint Paul, dans les derniers temps de sa vie, paraît s’en être laissé fortement préoccuper[14]. L’Apocalypse donne pour nom mystérieux à son Messie triomphant : Λόγος τοῦ θεοῦ[15]. Le judéo-christianisme, fidèle à l’esprit du judaïsme orthodoxe, ne laissait entrer dans son sein de telles idées qu’en une mesure assez restreinte. Mais, quand les Églises hors de Syrie se furent détachées de plus en plus du judaïsme, l’invasion de ce nouvel esprit s’accomplit avec une force irrésistible. Jésus, qui n’avait été d’abord pour la plupart de ses adhérents qu’un prophète, un fils de Dieu, en qui les plus exaltés avaient vu le Messie ou bien ce Fils de l’homme que pseudo-Daniel avait montré comme le centre brillant des apparitions futures, devient maintenant le Logos, la Raison, le Verbe de Dieu. Éphèse paraît l’endroit où cette façon d’envisager le rôle de Jésus prit le plus fortement racine, et d’où elle se répandit sur le monde chrétien.

Ce n’est pas, en effet, au seul apôtre Jean que la tradition rapporte la solennelle promulgation de ce dogme nouveau. Autour de Jean, la tradition nous montre cette doctrine soulevant des orages, troublant les consciences, provoquant des schismes et des anathèmes. Vers le temps où nous sommes arrivés, commença de se montrer à Éphèse[16], venant d’Alexandrie, comme un autre Apollos, un homme qui paraît, à une génération de distance, avoir eu avec ce dernier beaucoup de rapports. Il s’agit de Cérinthe[17], que d’autres appelaient Mérinthe, sans qu’on puisse savoir quel jeu se cache sous cette assonance[18]. Comme Apollos, Cérinthe était né juif, et, avant de connaître le christianisme, avait été imbu de philosophie judéo-alexandrine. Il embrassa la foi de Jésus d’une manière toute différente des bons Israélites qui croyaient le royaume de Dieu réalisé en l’idylle de Nazareth, et des païens pieux qu’un instinct secret attirait vers cette forme mitigée du judaïsme. Son esprit d’ailleurs paraît avoir eu peu de fixité et s’être volontiers porté d’un extrême à l’autre. Tantôt ses conceptions se rapprochent de celles des ébionites[19] ; tantôt elles inclinent au millénarisme[20] ; tantôt elles flottent en plein gnosticisme, ou offrent de l’analogie avec celles de Philon. Le créateur du monde et l’auteur de la loi juive, le Dieu d’Israël enfin, n’a pas été le Dieu éternel ; ce fut un ange, une sorte de démiurge subordonné au grand Dieu tout-puissant. L’esprit de ce grand Dieu, longtemps inconnu au monde, n’a été révélé qu’en Jésus. L’Évangile de Cérinthe était l’Évangile des Hébreux[21], sans doute traduit en grec. Un des traits caractéristiques de cet Évangile était le récit du baptême de Jésus, d’après lequel un esprit divin, l’esprit prophétique, était à ce moment solennel descendu en Jésus, et l’avait élevé à une dignité qu’il n’avait pas auparavant. Cérinthe pensait de même que, jusqu’à son baptême, Jésus avait été simplement un homme, il est vrai le plus juste et le plus sage des hommes ; par le baptême, l’esprit du Dieu tout-puissant vint demeurer en lui. La mission de Jésus, ainsi devenu Christ, fut de révéler le Dieu suprême par sa prédication et ses miracles ; mais il n’était pas vrai, dans cette manière de voir, que le Christ eût souffert sur la croix ; avant la Passion, le Christ, impassible par nature, se sépara de l’homme Jésus ; celui-ci seul fut crucifié, mourut, ressuscita. D’autres fois, Cérinthe niait même la résurrection, et prétendait que Jésus ressusciterait avec tout le monde au jour du jugement.

Cette doctrine, que nous avons déjà trouvée au moins en germe chez plusieurs des familles d’ébionim[22] dont la propagande s’exerçait d’au delà du Jourdain en Asie[23], et que, dans cinquante ans, Marcion et les gnostiques reprendront avec plus de vigueur, parut un affreux scandale à la conscience chrétienne. En séparant de Jésus l’être fantastique appelé Christos, elle n’allait pas à moins que scinder la personne de Jésus, à enlever toute personnalité à la plus belle partie de sa vie active, puisque le Christ se trouvait ainsi n’avoir été en lui que comme quelque chose d’étranger à lui et d’impersonnel. On conçoit, en particulier, que les amis de Jésus, ceux qui l’avaient vu et chéri, enfant, jeune homme, martyr, cadavre, en fussent indignés. Leurs souvenirs représentaient Jésus aussi aimable, aussi dieu, à un moment qu’à un autre ; ils voulaient qu’on l’adoptât, qu’on le révérât tout entier. Jean, à ce qu’il paraît, repoussait les doctrines de Cérinthe avec colère. Sa fidélité à une affection d’enfance pourrait seule excuser certains traits de fanatisme qu’on lui attribue, et qui, du reste, semblent n’avoir pas été en dehors de son caractère habituel[24]. Un jour, entrant dans un établissement de bains à Éphèse, et apercevant Cérinthe ; « Fuyons, dit-il, l’édifice va s’écrouler, puisque Cérinthe y est, l’ennemi de la vérité[25]. » Ces haines violentes sont le fait des sectaires. Qui aime beaucoup hait beaucoup.

De tous les côtés, la difficulté de concilier les deux rôles de Jésus, de faire cohabiter dans une même existence l’homme sage et le Christ produisait des imaginations analogues à celles qui excitaient la colère de Jean. Le docétisme était, si on peut s’exprimer ainsi, l’hérésie de ce temps. Beaucoup ne pouvaient admettre que le Christ eût été crucifié, mis au tombeau[26]. Les uns, comme Cérinthe, admettaient une sorte d’intermittence dans le rôle divin de Jésus ; les autres supposaient que le corps de Jésus avait été fantastique, que toute sa vie matérielle, surtout sa vie souffrante, ne fut qu’une apparence[27]. Ces imaginations venaient de l’opinion, fort répandue à cette époque, que la matière est une chute, une dégradation de l’esprit, que la manifestation matérielle est un abaissement de l’idée. L’histoire évangélique se volatilisait ainsi en quelque chose d’impalpable. Il est curieux que l’islamisme, qui n’est qu’une sorte de prolongation arabe du judéo-christianisme[28], ait adopté cette idée sur Jésus[29]. À Jérusalem, en particulier, les musulmans ont toujours nié absolument qu’Isa soit mort sur le Golgotha ; ils prétendent que l’on crucifia en sa place quelqu’un qui lui ressemblait[30]. Le lieu supposé de l’ascension, sur le mont des Oliviers, est pour les scheikhs le vrai lieu saint de Jérusalem se rapportant à Isa ; car c’est là que le Messie impassible, né du souffle sacré, non de la chair, parut pour la dernière fois uni à l’apparence qu’il avait choisie.

Quoi qu’il en soit, Cérinthe devint dans la tradition chrétienne une sorte de Simon le Magicien, un personnage presque fabuleux, le représentant typique du christianisme docète, frère du christianisme ébionite et judéo-chrétien. Comme Simon le Magicien était l’ennemi juré de Pierre, Cérinthe fut censé l’adversaire acharné de Paul. On le mit sur le même pied qu’Ébion ; on s’habitua bientôt à ne les pas séparer[31], et comme Ébion était la personnification abstraite du judéo-christianisme parlant hébreu, Cérinthe devint une sorte de mot générique pour désigner le judéo-christianisme parlant grec. On fit des phrases comme celles-ci : « Qui osa reprocher à Pierre d’avoir admis les païens dans l’Église ? Qui abreuva Paul d’injures ? Qui provoqua une sédition contre Tite l’incirconcis ? Ce fut Ébion, ce fut Cérinthe »[32], phrases qui, prises à la lettre, firent supposer contre toute vérité que Cérinthe avait eu un rôle à Jérusalem, dès les premières années de l’Église. Comme Cérinthe ne laissa pas d’écrits, la tradition ecclésiastique roula, en ce qui le touchait, d’inexactitudes en inexactitudes. Dans ce tissu de contradictions[33], il n’y a qu’un mot de vrai. Cérinthe fut bien le premier hérétique, l’auteur d’une doctrine destinée à rester une branche morte dans le grand arbre de la doctrine chrétienne. En s’opposant à lui, en le niant, l’Église chrétienne fit le plus grand pas qu’elle eût encore fait vers la constitution d’une orthodoxie.

Par ces luttes et ces contradictions, en effet, la théologie chrétienne se développait. La personne de Jésus et les combinaisons singulières de l’homme et de la Divinité qu’on était amené à supposer en lui formaient la base de ces spéculations. Nous verrons le gnosticisme naître d’un courant d’idées toutes semblables, et chercher à son tour à décomposer l’unité du Christ ; mais l’Église orthodoxe sera constante à repousser de telles conceptions ; l’existence du christianisme, fondé sur la réalité de l’action personnelle de Jésus, était à ce prix.

Jean se consolait sans doute de ces aberrations, fruits d’un esprit étranger à la tradition galiléenne, par la fidélité et l’affection dont l’environnaient ses disciples[34]. En première ligne[35] était un jeune Asiate, nommé Polycarpe, qui devait avoir trente ans lors de l’extrême vieillesse de Jean, et qui paraît s’être converti à la foi du Christ dès son enfance[36]. Le respect extrême qu’il avait pour l’apôtre le lui faisait regarder avec l’œil curieux de l’adolescent, où tout s’agrandit et se transforme. La vive image de ce vieillard se fixa dans son esprit, et toute sa vie il en parla comme d’une vision qu’il aurait eue du monde divin[37]. C’est à Smyrne qu’il exerça sa principale activité, et il n’est pas impossible qu’il eût été détaché par Jean pour présider l’Église déjà ancienne[38] de cette ville, comme le veut Irénée[39].

Grâce à Polycarpe, le souvenir de Jean resta en Asie et, par suite, à Lyon et dans les Gaules[40], une tradition vivante. Tout ce que Polycarpe disait du Seigneur, de sa doctrine, de ses miracles, il le rapportait comme l’ayant reçu des témoins oculaires de la vie de Jésus. Il avait coutume de s’exprimer ainsi : « Ceci, je le tiens des apôtres »… « Moi qui ai été instruit par les apôtres et qui ai vécu avec plusieurs de ceux qui ont vu Christ…, etc.[41] » Ces manières de parler feraient supposer que Polycarpe avait connu, outre Jean, d’autres apôtres, par exemple saint Philippe[42]. Il est plus probable cependant qu’il y a là quelque hyperbole. L’expression « les apôtres » voulait sans doute dire Jean, qui pouvait d’ailleurs être accompagné de plusieurs disciples galiléens inconnus. On peut aussi entendre par là, si l’on veut, Presbytéros Joannes et Aristion, qui, selon certains textes, auraient été disciples immédiats du Seigneur[43]. Quant à Caïus, Diotréphès, Démétrius, et à la pieuse Cyria, que les épîtres du Presbytéros nous montrent comme faisant partie du cercle éphésien[44], on risquerait, en appuyant trop sur ces noms, de discuter des êtres qui, comme dit le Talmud, « n’ont jamais été créés », et ne doivent l’existence qu’à des artifices de faussaires ou même, comme Cyria, à des malentendus.

Rien enfin de plus douteux que tout ce qui regarde cet homonyme de l’apôtre, ce Presbytéros Joannes, qui paraît auprès de Jean dans ses dernières années, et qui, selon certaines traditions, lui aurait succédé dans la présidence de l’Église d’Éphèse[45]. Son existence paraît probable cependant. Le titre de presbytéros put être l’appellation par laquelle on le distinguait de l’apostolos[46]. Après la mort de l’apôtre, il se peut qu’on ait longtemps continué à l’appeler Presbytéros, en omettant son nom[47]. Aristion, que de très-anciens renseignements placent à côté du Presbytéros comme un traditioniste de première autorité[48], et qui paraît avoir été revendiqué par l’Église de Smyrne[49], est également une énigme. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y eut à Éphèse un groupe d’hommes qui, vers la fin du ier siècle, se donnèrent pour les derniers témoins oculaires de la vie de Jésus. Papias les connut ou du moins les toucha de très-près et recueillit leurs traditions[50].

Nous verrons plus tard une rédaction évangélique d’un caractère tout particulier sortir de ce petit comité, qui paraît avoir obtenu l’entière confiance du vieil apôtre, et qui se crut peut-être autorisé à parler en son nom. Dès l’époque où nous sommes, et avant la mort de Jean, quelqu’un de ces disciples qui semblent avoir entouré et comme accaparé la vieillesse du dernier survivant des apôtres, ne chercha-t-il pas à exploiter le riche trésor qu’il avait à sa disposition ? On a pu le supposer[51] ; nous-mêmes y avons autrefois incliné. Nous pensons maintenant qu’il est plus probable qu’aucune partie de l’Évangile qui porte le nom de Jean n’a été écrite soit par lui, soit par tel ou tel de ses disciples de son vivant. Mais nous persistons à croire que Jean avait bien une manière à lui de raconter la vie de Jésus, manière très-différente des récits originaires de Batanée, supérieure à quelques égards, et où en particulier les parties de la vie de Jésus qui s’étaient passées à Jérusalem offraient plus de développement[52]. Nous croyons que l’apôtre Jean, dont le caractère paraît avoir été assez personnel, et qui, dès le vivant de Jésus, aspirait, avec son frère, à la première place dans le royaume de Dieu, se donnait assez naïvement cette place, dans ses récits. S’il lut les Évangiles de Marc ou de Luc, ce qui est possible, il dut trouver qu’il n’y était pas assez question de lui, que l’importance qu’on lui attribuait n’était pas en rapport avec celle qu’il avait eue. Il tenait à ce qu’on sût qu’il avait été le disciple particulièrement aimé de Jésus ; il voulait qu’on crût qu’il avait joué le premier rôle dans le drame évangélique. Avec sa vanité de vieillard, il tirait à lui toute l’importance, et ses longues histoires avaient souvent pour but de montrer qu’il avait été le disciple favori de Jésus, qu’aux moments solennels lui seul avait reposé sur son cœur, que Jésus lui avait confié sa mère, que, dans une foule de circonstances où l’on attribuait le premier rôle à Pierre, ce rôle lui avait appartenu, à lui Jean. Son grand âge prêtait à toute sorte de réflexions ; sa longévité passait pour un signe du Ciel. Comme d’ailleurs une parfaite bonne foi ne distinguait pas son entourage, et que même un peu de charlatanisme pouvait s’y mêler, on conçoit quels produits étranges devaient germer dans ce nid d’intrigues pieuses, autour d’un vieillard dont la tête était peut-être affaiblie ; et qui se trouvait à la disposition de ceux qui le soignaient.

Jean resta jusqu’à la fin un juif exact, observant la Loi dans toute sa rigueur[53] ; il est douteux que les théories transcendantes qui commençaient à se répandre sur l’identité de Jésus et du Logos aient jamais été comprises de lui ; mais, comme il arrive dans les écoles où le maître atteint un grand âge, l’école marchait sans lui et hors de lui, tout en prétendant s’appuyer de lui. Jean semblait prédestiné à être exploité par les auteurs de pièces supposées. Nous avons vu tout ce qu’il y a de louche dans l’origine de l’Apocalypse ; les objections sont presque également graves et contre l’authenticité de ce livre singulier et contre l’hypothèse qui le déclare apocryphe. Que dire de cette autre bizarrerie, qu’une branche entière de la tradition ecclésiastique, l’école d’Alexandrie, a voulu, non-seulement que l’Apocalypse ne soit pas de Jean, mais qu’elle soit de l’adversaire de Jean, de Cérinthe[54] ? Nous verrons les mêmes équivoques entourer la seconde classe d’écrits johanniques qui se produira bientôt, et une seule chose rester claire, c’est que Jean ne peut être à la fois l’auteur des deux séries d’ouvrages qu’on lui attribue. Aucune des deux séries n’est peut-être de lui ; mais certainement les deux séries ne sont pas de lui.

L’émotion fut grande, le jour où l’on vit expirer l’apôtre[55] en qui depuis des années se résumait toute la tradition chrétienne, et par lequel on croyait tenir encore à Jésus et aux origines de la parole nouvelle. Toutes les colonnes[56] de l’Église avaient disparu. Celui à qui Jésus avait promis, selon l’opinion commune, de ne pas le laisser mourir jusqu’à ce qu’il revînt, descendait à son tour au tombeau. Ce fut une déception cruelle, et il fallut, pour justifier la prophétie de Jésus, recourir à des subtilités. Il n’était pas vrai, disaient les amis de Jean, que Jésus eût annoncé que son apôtre chéri resterait en vie jusqu’à sa réapparition. Il avait dit seulement à Pierre : « Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je vienne, que t’importe[57] ? » Formule vague, qui laissait le champ ouvert à toute sorte d’explications et permettait de croire que Jean, comme Hénoch, Élie, Esdras, était tenu en réserve jusqu’au retour du Christ[58]. C’était ici, en tout cas, un moment solennel. Personne ne pouvait plus dire : « Je l’ai vu. » Jésus et les premières années de l’Église de Jérusalem se perdirent dans un lointain obscur. L’importance passa dès lors à ceux qui avaient connu les apôtres, à Marc et à Luc, disciples de Pierre et de Paul, aux filles de Philippe, continuatrices de ses dons merveilleux. Polycarpe, toute sa vie, allégua les rapports qu’il avait eus avec Jean. Aristion et Presbyteros Johannes vécurent des mêmes souvenirs[59]. Avoir vu Pierre, André, Thomas, Philippe, devint le titre capital aux yeux de ceux qui voulaient savoir la vérité sur l’apparition du Christ[60]. Les livres, comme nous l’avons dit vingt fois, comptaient pour peu de chose ; la tradition orale était tout. La transmission de la doctrine et la transmission des pouvoirs apostoliques furent conçus comme attachés à une sorte de délégation, d’ordination, de consécration, dont la source première était le collège apostolique. Bientôt chaque Église voulut montrer la succession des hommes qui faisaient la chaîne en remontant depuis le temps où l’on vivait jusqu’aux apôtres. La préséance ecclésiastique fut conçue comme une sorte d’inoculation de pouvoirs spirituels, ne souffrant pas d’interruption. Les idées de hiérarchie sacerdotale faisaient ainsi de rapides progrès ; l’épiscopat se constituait chaque jour.

Le tombeau de Jean était montré à Éphèse, quatre-vingt-dix ans plus tard[61] ; il est probable que c’est sur ce monument vénéré que s’éleva la basilique qui devint célèbre, et dont l’emplacement paraît avoir été à l’endroit de la citadelle actuelle d’Aïa-Solouk[62]. À côté du tombeau de l’apôtre se voyait, au iiie siècle, un second tombeau, que l’on attribuait aussi à un personnage nommé Jean, et qui dut occasionner bien des confusions[63]. Nous en reparlerons encore.

  1. L’Antechrist, p. 551 et suiv.
  2. Irénée, Adv. hær., II, xxii, 5 ; III, iii, 4. Cf. Origène, In Gen., Opp., II, p. 24 ; Eusèbe, Hist. eccl., III, 23 ; Chron., p. 162-163, Schœne ; Chron. pasc., p. 251-252 ; Épiph., hær. xxx, 24 ; saint Jérôme, In Gal., vi, 10 ; De viris ill., 9.
  3. Jean pouvait avoir dix ou douze ans de moins que Jésus. Il aurait donc eu quatre-vingt-six ou quatre-vingt-huit ans lors de l’avènement de Trajan.
  4. Le titre de confesseur équivalait alors à celui de martyr. Hégésippe, dans Eusèbe, H. E., III, xx, 8.
  5. Voir l’Antechrist, p. 209, 562-563. Cf. Marc, x, 39 ; Matth., xx, 23 ; Apoc., i, 9. Le passage de Marc a dû être écrit avant la mort de Jean.
  6. Marc, ix, 39 ; Matth., xvii, 28.
  7. Jean, xxi, 20 et suiv.
  8. Apollonius, dans Eus., H. E., V, xviii, 14.
  9. Les anecdotes sur la vieillesse de Jean ont peu d’autorité ; elles ont été pour la plupart conçues d’après le caractère qui résulte des prétendues épîtres johanniques. Clément d’Alex., dans Eus., H. E., III, 23 ; Apollonius, dans Eus., H. E., V, 18 ; Jean Cassien, Coll., xxiv, 21 ; saint Épiphane, xxx, 24 ; Sozomène, VII, 26 ; saint Jérôme, De viris ill., 9 ; In Gal., xi, 10 ; Isidore de Séville (?), De ortu et obitu patrum, c. 43 ; Actes de saint Jean [par Leucius], publiés par Tischendorf (Acta apost. apocr.), §§ 10-11 (cf. Migne, Dict. des apocr., II, 557), trait conçu d’après Marc, xvi, 18. Cf. l’Antechrist, p. 347 et suiv.
  10. Voir Vie de Jésus, p. 257 et suiv.
  11. De Rougé, Revue arch., juin 1860, p. 357 ; Mariette, Mém. sur la mère d’Apis (Paris, 1856).
  12. Divinités appelées « Face de Baal », « Nom de Baal », etc. Voir Journal asiatique, août-sept. et déc. 1876.
  13. L. Ménard, Hermès Trismégiste (Paris, 1866).
  14. Voir l’Antechrist, p. 74 et suiv.
  15. Voir l’Antechrist, p. 443.
  16. On peut supposer que c’est à Cérinthe qu’il est fait allusion dans Act., xx, 29-30. Cf. Saint Paul, p. xxxii.
  17. Irénée, Adv. hær., I, xxvi, 1 ; III, xi, 1, 7 ; Philosophumena, VII, 7, 9, 33, 34, 35 ; X, 21, 22 ; Caïus, dans Eus., H. E., III, xxviii, 2-3 ; Denys d’Alexandrie, dans Eus., H. E., III, xxviii, 4-5, et VII, xxv, 2-5 ; Tertullien, Præscr., c. 48 ; saint Épiphane, hær. xxviii entier ; xxx, 3, 26 ; li, 3, 4, 6 ; Traité contre toutes les hérésies, attribué à Tertullien (édit. Œhler), c.3 ; Théodoret, Hæret. fab., II, 3 ; Philastre, c. 36, 60 ; saint Jérôme, De viris ill., 9 ; Adv. luciferianos, c. 9, p. 304, 305, Mart., IV, 2e part. ; Epist. 89 (74), col. 623, t. IV, 2e part. ; saint Augustin [ut fertur], De hæresibus, 8 (Opp., t. VIII) ; saint Grég. de Nazianze, Orat., xv, 8, p. 460 (Paris, 1778).
  18. Cérinthe et Mérinthe sont distingués dans Épiph., hær. li, 6.
  19. Philastre, ch. 37.
  20. Caïus et Denys d’Alexandrie (l. c. ; cf. Pseudo-Aug., hær. 8) présentent seuls la chose sous ce jour. Il semble résulter de ces deux singuliers passages que l’Apocalypse fut par quelques-uns attribuée à Cérinthe, lequel aurait voulu se couvrir de l’autorité de Jean. Cf. Épiph., hær. li, 3-4 ; Théodoret, Hæret. fab., II, 3.
  21. Comp. Épiph., xxviii, 5 ; xxx, 3, 14, 26 ; li, 6 ; Philastre, c. 36. Irénée, III, xi, 7, paraît se tromper en attribuant les erreurs de Cérinthe à une fausse interprétation de l’Évangile de Marc.
  22. Voir ci-dessus, p. 50 et suiv.
  23. Épiph., hær. xxx, 18.
  24. Voir l’Antechrist, p. 347 et suiv.
  25. Irénée, III, iii, 4 (anecdote de Polycarpe) ; Eusèbe, H. E., III, xxviii, 6 ; IV, xiv, 6. Épiphane, hær. xxx, 24, met Ebion en place de Cérinthe, par lapsus. L’anecdote a peut-être été inventée d’après le passage II Joh., 10, 11, censé authentique.
  26. « Qui Jesum separant a Christo, et impassibilem perseverasse Christum passum vero Jesum dicunt. » Irénée, III, xi, 7.
  27. Le désir de combattre cette erreur se sent dans les Épîtres de Jean, I Joh., i, 1, 3 ; iv, 2, 3 ; II Joh., 7 ; Polycarpe, Epist. ad Phil., c. 7 ; pseudo-Ignace, Éph., 7-8 ; Trall., 9, 10 ; Smyrn., 1-8 ; Magn., 8, 9, 10, 11 ; saint Jérôme, Adv. luciferianos, 8.
  28. Et non de l’arianisme, comme on dit quelquefois.
  29. Coran, iv, 156 ; voir les commentaires de Zamakhschari (I, p. 198-199, édit. de Boulaq) et de Beidhavi (I, p. 240, édit. Fleischer) sur ce passage ; cf. Maracci. Modjir eddîn, Hist. de Jérus., p. 149, édit. du Caire ; cf. p. 152 ; Tabari, I, p.563, édit. Zotenherg ; Weil, Bibl. Legenden der Muselm., p. 296 ; Jean de Damas, De hæres., 101, p. 111, Lequien ; Euthymius Zigabenus, etc., dans Sylburg, Saracenica sive Moamethica (Heidelberg, 1595), p. 5, 61. Comp. le Livre d’Adam des mendaïtes, 1re partie, ch. i, vers la fin.
  30. Voir, dans notre tome VIe, ce qui concerne le gnosticisme.
  31. Chez les hérésiologues, la secte de Cérinthe suit toujours celle d’Ébion, et ce rapprochement contribua sans doute à faire prendre Ébion pour un personnage réel.
  32. Épiph., xxviii, 2-5, 8.
  33. En réalité, la tradition ecclésiastique nous a légué deux portraits de Cérinthe, fort différents l’un de l’autre : 1o le Cérinthe millénaire, disciple ou auteur de l’Apocalypse, qui résulte de ce que disent Caïus et Denys d’Alexandrie ; 2o le Cérinthe gnostique et antijuif, qui résulte de la notice d’Irénée et de celle des Philosophumena, laquelle découle presque tout entière d’Irénée.
  34. L’impression de tristesse causée par la multiplication des sectes et des schismes vers l’an 100 se retrouve peut-être dans les discours prêtés à Jésus, Jean, xvii, etc. Cf. I Joh., i, 17.
  35. C’est gratuitement qu’on a rattaché Ignace et Papias à l’école de Jean. Irénée, V, xxxiii, 4 (cf. Eus., H. E., III, xxxix, 1, 2) ; Eus. et saint Jérôme, Chron., p. 162-163, Schœne ; Mart. Ign., 3 ; Cureton, Corp. ign., p. 221, 252.
  36. Mart. Polyc., 9 ; comp. l’Antechrist, p. 566-367. Le chiffre 86 paraît devoir s’appliquer à la durée de la vie de Polycarpe et non au temps qui se serait écoulé depuis sa conversion. Le nos de l’Épître de Polycarpe, § 11, se rapporte à l’Église de Smyrne, opposée à celle de Philippes. Le martyre de Polycarpe eut lieu le 23 février 155. Voir Mém. de l’Acad. des inscr., nouv. série, t. XXVI, lre part., p. 232 et suiv ; Zeitschrift für die histor. Théologie, 1875, p. 377-395.
  37. Irénée, Adv. hær., III, iii, 4, surtout la lettre à Florinus, dont on a vainement attaqué l’authenticité, et la lettre à Victor. Irénée, esprit si peu solide, si dénué de tout jugement, est en général une faible autorité ; mais il s’agit ici de faits personnels ; il s’en entretient avec des gens qui les savaient aussi bien que lui. Un mensonge de sa part est donc impossible à supposer. Nous avouons pourtant qu’il est surprenant qu’il ne soit pas question de Jean dans l’Épître ni dans le Martyre de Polycarpe.
  38. Apoc., ii, 8.
  39. Irénée, Adv. hær., III, iii, 4 ; Tertullien, Præscr., c. 32 ; Eusèbe, Chron., p. 162-163, Schœne ; Chron. pasc., p. 257.
  40. Voir le tome VIe de cet ouvrage.
  41. Irénée, III, iii, 4, et Lettre à Florinus.
  42. Irénée, Adv. hær. III, iii, 4, et dans Eus., H. E., V, xxiv, 16.
  43. Voir l’Antechrist, p. 344, 345.
  44. II Joh., l, 5 ; III Joh., 1, 9, 12. Ce qui concerne cette singulière correspondance sera discuté dans notre tome VIe.
  45. Voir l’Antechrist, p. xxiii-xxvi, 345, 567-368. Voir les objections, Vie de Jésus, p. lxxii-lxxiii. On craint d’être dupe ici du désir qu’eurent les Pères du iiie siècle d’avoir deux Jean, pour attribuer à l’un l’Apocalypse, à l’autre l’Évangile, voyant bien que ces deux ouvrages ne pouvaient être d’un même auteur.
  46. Sur l’équivoque du mot presbytéros, voir Papias, dans Eus., H. E., III, xxxix, 3-4, et les observations d’Eusèbe, ibid.
  47. Papias, dans Eus., H. E., III, xxix, 15 ; II Job. et III Joh., init.
  48. Papias, dans Eusèbe, III, xxxix, 4, 5, 7, 14. Voir l’Antechrist, l. c.
  49. Constit. apost., VII, 46.
  50. Dans Eus., H. E., III, 39.
  51. Voir Vie de Jésus, p. lxxii et suiv.
  52. Voir Vie de Jésus, 13e édit. [et suiv.], appendice.
  53. Irénée, Adv. hær., III, xii, 15 ; Lettre à Victor, dans Eus., H. E., V, 24. Au iie siècle, l’exemple de l’apôtre Jean est la grande autorité qu’invoquent les Asiates qui restent le plus attachés aux coutumes juives, surtout en ce qui touche la pâque. Polycrate, dans Eus., H. E., V, 24.
  54. Voir ci-dessus, p. 418, note 3.
  55. Sur le prétendu meurtre de Jean par les juifs, voir l’Antechrist, p. 562-563. Des persécutions opérées directement à cette date par les juifs sur des compatriotes dissidents sont en Asie un fait inacceptable. L’assertion de Justin (Apol. I, 31) n’a pu être vraie qu’en Syrie du temps de Bar-Coziba. Si Eusèbe et les anciens avaient lu dans Papias ce que dit Hamartolus, ils l’eussent adopté ou du moins cité.
  56. Gal., ii, 9.
  57. Jean, xxi, 21-23. Une partie de la tradition voulut qu’il fût descendu vivant dans le tombeau, où il dort jusqu’à la résurrection. Saint Ambroise, In Psalm. cxviii, serm. xx, 12 (Opp, I, col. 1225) ; saint Jérôme, Adv. Jovin., I, c. 26, p. 168, IV, 2e part., édit. Martianay ; saint Augustin, Tract. in Joh. Evang., 124 ; Isidore de Séville, De ortu et obitu patrum, c. 43, Migne, t. III, p. 1288-1289 (voir Revue critique, 6 avril 1872, p. 211-212) ; Grég. de Tours, I, 24.
  58. Cf. Saint Hippolyte, De consumm. mundi, § 21 ; Muspilli, dans les Berichte de la Soc. de Saxe, t. XVIII (1866), p. 216-217.
  59. Papias, dans Eus., H. E., III, xxxix, 4.
  60. Papias, ibid.
  61. Polycrate, dans Eus., H. E., III, xxxi, 3, et V, xxiv, 3 ; Denys d’Alexandrie, dans Eus., H. E., VII, xxv, 16 ; Eus., H. E., III, xxxix, 6.
  62. Voir Saint Paul, p. 343, note 1.
  63. Voir l’Antechrist, p. xxiii-xxiv, note.