Les Évangiles (Renan)/XIX. Luc, premier historien du christianisme


CHAPITRE XIX.


LUC, PREMIER HISTORIEN DU CHRISTIANISME.


Avec Jean disparaissait le dernier homme de la génération étrange qui s’était imaginé voir Dieu sur la terre et avait espéré ne pas mourir. C’est vers le même temps que parut le livre charmant qui nous a conservé, à travers le nuage de la légende, l’image de cet âge d’or. Luc, ou l’auteur quel qu’il soit du troisième Évangile, se donna cette tâche, qui allait si bien à son âme délicate, à son talent pur et doux. Les préfaces qu’on lit en tête du troisième Évangile et en tête des Actes semblent au premier coup d’œil indiquer que Luc conçut son ouvrage comme composé de deux livres[1], l’un renfermant la vie de Jésus, l’autre l’histoire des apôtres telle qu’il la connaissait. De fortes raisons cependant font croire que la rédaction des deux ouvrages fut séparée par quelque intervalle[2]. La préface de l’Évangile ne suppose pas nécessairement l’intention de composer les Actes. Il se peut que Luc n’ait ajouté ce second livre à son œuvre qu’au bout de quelques années[3] et à la demande des personnes auprès desquelles le premier livre avait eu tant de succès[4].

Ce qui porte vers cette hypothèse, c’est le parti que l’auteur a pris, dès les premières lignes des Actes[5], relativement à l’ascension de Jésus. Dans les autres Évangiles, la période des apparitions de Jésus ressuscité s’évanouit peu à peu, sans clôture définitive. L’imagination en vint à désirer un coup de théâtre final, une façon nette de sortir d’un état qui ne pouvait se continuer indéfiniment. Ce mythe, complément de la légende de Jésus, se forma d’une manière lente et pénible. L’auteur de l’Apocalypse, en 69, croyait sûrement à l’Ascension. Jésus, selon lui, est enlevé au ciel et porté au trône de Dieu[6]. Dans le même livre, les deux prophètes, calqués sur Jésus, tués comme lui, ressuscitent au bout de trois jours et demi ; après leur résurrection, ils montent au ciel sur une nuée, à la vue de leurs ennemis[7]. Luc, dans l’Évangile, laisse la chose en suspens ; mais, au début des Actes, il raconte, avec la mise en scène voulue, l’événement sans lequel la vie de Jésus n’avait pas de couronnement. Il sait même combien a duré la vie d’outre-tombe de Jésus. Elle a été de quarante jours, par une remarquable coïncidence avec l’Apocalypse d’Esdras[8]. Luc put être à Rome un des premiers lecteurs de cet écrit, qui dut faire sur lui une vive impression.

L’esprit des Actes est le même que celui du troisième Évangile[9] : douceur, tolérance, conciliation, sympathie pour les humbles, aversion pour les superbes. L’auteur est bien celui qui a écrit : « Paix aux hommes de bonne volonté ! » Nous avons exposé ailleurs les singulières tortures que ces excellentes intentions lui ont fait donner à l’exactitude historique, et comment son livre est le premier document de l’esprit de l’Église romaine indifférent à la vérité des choses, dominé en tout par des tendances officielles. Luc est le fondateur de cette éternelle fiction qu’on appelle l’histoire ecclésiastique, avec sa fadeur, son habitude d’adoucir tous les angles, ses tours niaisement béats[10]. Le dogme a priori d’une Église toujours sage, toujours modérée est la base de son récit. L’essentiel pour lui est de montrer que les disciples de Paul sont les disciples non pas d’un intrus, mais d’un apôtre comme les autres, qui a été en communion parfaite avec les autres. Le reste lui importe peu. Tout s’est passé comme dans une idylle. Pierre au fond était de l’avis de Paul, Paul de l’avis de Pierre. Une assemblée inspirée a vu tous les membres du collège apostolique réunis dans une même pensée. Le premier païen baptisé l’a été par Pierre ; Paul, d’un autre côté, s’est soumis aux prescriptions légales et les a observées publiquement à Jérusalem. Toute franche expression d’une opinion nette répugne à ce prudent narrateur. Les juifs sont traités de faux témoins, parce qu’ils rapportent un mot authentique de Jésus et qu’ils prêtent au fondateur du christianisme l’intention d’apporter des changements au mosaïsme[11]. Selon l’opportunité, le christianisme n’est que le judaïsme ou est tout autre chose. Quand le juif s’incline devant Jésus, son privilège est hautement reconnu. Luc alors a les paroles les plus onctueuses pour ces pères, pour ces aînés de la famille, qu’il s’agit de réconcilier avec les cadets[12]. Mais cela ne l’empêche pas d’insister complaisamment sur les païens qui se convertissent et de les opposer au juif endurci[13], incirconcis de cœur[14]. On voit qu’au fond il est pour les premiers. Ses préférés, ce sont les païens chrétiens en esprit, les centurions qui aiment les juifs[15], les plébéiens qui avouent leur bassesse. Retour à Dieu, foi en Jésus, voilà ce qui égalise toutes les différences, éteint toutes les rivalités[16]. C’est la doctrine de Paul dégagée de ces rudesses qui remplirent la vie de l’apôtre d’amertumes et de dégoûts.

Au point de vue de la valeur historique, deux parts absolument distinctes doivent être faites dans les Actes, selon que Luc raconte les faits de la vie de Paul dont il avait une connaissance personnelle, ou selon qu’il nous présente la théorie convenue de son temps sur les premières années de l’Église de Jérusalem. Ces premières années étaient comme un mirage lointain, plein d’illusions. Luc était aussi mal placé que possible pour comprendre ce monde disparu. Ce qui s’était passé dans les années qui suivirent la mort de Jésus était envisagé comme symbolique et mystérieux. Au travers de cette vapeur décevante, tout devenait sacramentel. Ainsi se formèrent, outre le mythe de l’ascension de Jésus, le récit de la descente de l’Esprit-Saint, qu’on rapporta au jour de la fête de la Pentecôte, les idées exagérées sur la communauté des biens dans la primitive Église, la terrible légende d’Ananie et de Saphira, les imaginations qu’on se fit sur le caractère tout hiérarchique du collège des Douze, les contre-sens sur la glossolalie, dont l’effet fut de transformer en un miracle public un phénomène spirituel de l’intérieur des Églises. Ce qui concerne l’institution des Sept, le martyre d’Étienne, la conversion de Cornélius, le concile de Jérusalem et les décrets qu’on supposa y avoir été portés d’un consentement commun, provient de la même tendance. Il nous est maintenant fort difficile de discerner en ces curieuses pages la vérité de la légende ou même du mythe. Comme le désir de trouver une base évangélique à tous les dogmes et à toutes les institutions que chaque jour faisait éclore avait chargé la vie de Jésus d’anecdotes fabuleuses ; ainsi le désir de trouver à ces mêmes institutions et à ces mêmes dogmes une base apostolique chargea l’histoire des premières années de l’Église de Jérusalem d’une foule de récits conçus a priori. Écrire l’histoire ad narrandum, non ad probandum, est un fait de curiosité désintéressée, dont il n’y a pas d’exemple aux époques créatrices de la foi.

Nous avons eu trop d’occasions de montrer par le détail les principes qui président à la narration de Luc pour qu’il soit besoin d’y revenir ici. La réunion des deux partis opposés qui divisaient l’Église de Jésus est son but principal. Rome était le point où cette œuvre capitale s’accomplissait. Déjà Clément Romain y avait préludé. Clément n’avait probablement vu ni Pierre ni Paul[17]. Son grand sens pratique lui montra que le salut de l’Église chrétienne exigeait la réconciliation des deux fondateurs. Inspira-t-il saint Luc, qui paraît avoir été en rapport avec lui, ou ces deux âmes pieuses tombèrent-elles spontanément d’accord sur la direction qu’il convenait d’imprimer à l’opinion chrétienne ? Nous l’ignorons, faute de documents. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce fut là une œuvre romaine[18]. Rome avait deux Églises, l’une venant de Pierre, l’autre venant de Paul. À ces nombreux convertis qui arrivaient à Jésus, les uns par le canal de l’école de Pierre, les autres par le canal de l’école de Paul, et qui étaient tentés de s’écrier : « Quoi ! il y a donc deux Christs ? » il fallait pouvoir dire : « Non. Pierre et Paul s’entendirent parfaitement. Le christianisme de l’un, c’est le christianisme de l’autre. » Peut-être une légère nuance fut-elle à ce propos introduite dans la légende évangélique de la pêche miraculeuse[19]. Selon le récit de Luc, les filets de Pierre ne suffisent pas à contenir la multitude des poissons qui veulent se laisser prendre ; Pierre est obligé de faire signe à des collaborateurs de venir l’aider ; une seconde barque (Paul et les siens) se remplit comme la première, et la pêche du royaume de Dieu est surabondante.

Il se passa quelque chose d’analogue à ce qui eut lieu, vers l’époque de la Restauration, dans le parti qui se prit à relever le culte de la révolution française. Entre les héros de la Révolution, les luttes avaient été ardentes, acharnées ; on s’était haï jusqu’à la mort. Mais, vingt-cinq ans après, il ne restait de tout cela qu’un grand résultat neutre. On oublia que les girondins, Danton, Robespierre, s’étaient tranché la tête les uns aux autres. À part quelques rares exceptions, il n’y eut plus de partisans des girondins, de Danton, de Robespierre ; il y eut les partisans de ce que l’on considéra comme leur œuvre commune, c’est-à-dire de la Révolution. On plaça au même Panthéon, comme frères, des gens qui s’étaient proscrits entre eux. Dans les grands mouvements historiques, il y a le moment d’exaltation où des hommes associés en vue d’une œuvre commune se séparent ou se tuent pour une nuance, puis le moment de réconciliation, où l’on cherche à prouver que ces ennemis apparents s’entendaient et qu’ils ont travaillé pour une même fin. Au bout de quelque temps, de toutes ces discordances sort une doctrine unique, et un accord parfait règne entre les disciples de gens qui se sont anathématisés.

Un autre trait de Luc, essentiellement romain, et qui le rapproche encore de Clément, c’est son respect pour l’autorité impériale et les précautions qu’il prend pour ne pas la blesser. On ne trouve pas chez ces deux écrivains la haine sombre contre Rome qui caractérise les auteurs d’apocalypses et de poëmes sibyllins. L’auteur des Actes évite tout ce qui présenterait les Romains comme des ennemis du christianisme. Au contraire, il cherche à montrer que, dans beaucoup de circonstances, ils ont défendu saint Paul et les chrétiens contre les juifs[20]. Jamais un mot blessant pour les magistrats civils. S’il arrête son récit à l’arrivée de Paul à Rome, c’est peut-être pour n’avoir pas à raconter les monstruosités de Néron. Luc n’admet pas que les chrétiens aient jamais été compromis légalement. Si Paul n’en avait pas appelé à l’empereur, « on aurait pu le renvoyer absous ». Une arrière-pensée juridique, en plein accord avec le siècle de Trajan, le préoccupe : il veut créer des précédents, montrer qu’il n’y a pas lieu à poursuivre ceux que les tribunaux romains ont tant de fois acquittés. Les mauvais procédés ne le rebutent pas. On ne poussa jamais plus loin la patience, l’optimisme. Le goût de la persécution, la joie des avanies endurées pour le nom de Jésus, remplissent l’âme de Luc et ont fait de son livre le manuel par excellence du missionnaire chrétien.

La parfaite unité du livre ne permet guère de dire si Luc, en le composant, avait sous les yeux des documents écrits antérieurs, ou s’il fut le premier à écrire l’histoire des apôtres sur des traditions orales. Il y a eu beaucoup d’Actes des Apôtres, comme il y a eu beaucoup d’Évangiles ; mais, tandis que plusieurs Évangiles sont restés dans le canon, un seul livre des Actes y a été conservé. La « Prédication de Pierre »[21], dont le but était de présenter Jérusalem comme la source de tout le christianisme, et Pierre comme le centre de ce christianisme hiérosolymitain, est peut-être aussi ancienne pour le fond que les Actes ; mais certainement Luc ne la connaissait pas. C’est gratuitement aussi que l’on a supposé que Luc aurait remanié et complété, dans le sens de la réconciliation des judéo-chrétiens et de Paul, un écrit plus ancien, composé pour la plus grande gloire de l’Église de Jérusalem et des Douze. Le dessein d’égaler Paul aux Douze et surtout de rapprocher Pierre et Paul est manifeste chez notre auteur ; mais il semble qu’il ne suivit dans son récit qu’un cadre d’exposition orale depuis longtemps établi. Les chefs de l’Église de Rome devaient avoir une manière consacrée de raconter l’histoire apostolique[22]. Luc s’y conforma, en y ajoutant une biographie de Paul assez développée et vers la fin des souvenirs personnels. Comme tous les historiens de l’antiquité, il ne s’interdit pas l’emploi d’une innocente rhétorique. À Rome, son éducation hellénique avait dû se compléter, et le sentiment de la composition oratoire à la manière grecque put s’éveiller en lui[23].

Le livre des Actes, comme le troisième Évangile, écrit pour la société chrétienne de Rome, y resta longtemps confiné[24]. Tant que le développement de l’Église se fit par tradition directe et par des nécessités internes, on n’y attacha qu’une importance secondaire[25] ; mais, quand l’argument décisif dans les discussions relatives à l’organisation ecclésiastique fut de remonter à l’Église primitive comme à un idéal, le livre des Actes devint une autorité capitale. Il racontait l’Ascension, la Pentecôte, le Cénacle, les miracles de la parole apostolique, le concile de Jérusalem. Les partis pris de Luc s’imposèrent à l’histoire, et, jusqu’aux pénétrantes observations de la critique moderne, les trente années les plus fécondes des fastes ecclésiastiques ne furent connues que par lui. La vérité matérielle en souffrit ; car cette vérité matérielle, Luc ne la savait guère et s’en souciait peu ; mais, presque autant que les Évangiles, les Actes façonnèrent l’avenir. La manière dont les choses sont racontées importe plus pour les grands développements séculaires que la manière dont elles se sont passées. Ceux qui ont fait la légende de Jésus ont une part presque égale à la sienne dans l’œuvre du christianisme ; celui qui a fait la légende de l’Église primitive a pesé d’un poids énorme dans la création de la société spirituelle où tant de siècles ont trouvé le repos de leurs âmes. Multitudinis credentium erat cor unum et anima una. Quand on a écrit cela, on est de ceux qui ont lancé au cœur de l’humanité l’aiguillon qui ne laisse plus dormir jusqu’à ce qu’on ait découvert ce qu’on a vu en songe et touché ce qu’on a rêvé.

  1. Act., I, 1. Πρῶτον λόγον.
  2. Les Apôtres, p. xx et suiv. L’auteur des Épîtres à Timothée cite l’Évangile de Luc comme γραφή (I Tim., v, 18), et pourtant cet auteur ne connaît pas les Actes.
  3. Les efforts qu’on a faits pour prouver que le troisième Évangile et les Actes ne sont pas du même auteur sont restés tout à fait infructueux. Voir la liste des idiotismes communs aux deux écrits dans Zeller, Die Apostelgesch., p. 414 et suiv. Le livre a une parfaite unité de rédaction (Zeller, p. 387 et suiv.), et c’est là ce qui nous décide à l’attribuer au personnage qui dit ἡμεῖς à partir de xvi, 10. Car admettre que cet ἡμεῖς vienne d’un document inséré par l’auteur dans sa narration est souverainement invraisemblable. Les exemples qu’on cite d’une telle négligence appartiennent à des livres sans valeur littéraire, à peine rédigés : or les Actes sont un livre composé avec beaucoup d’art. Les locutions favorites des morceaux où il y a ἡμεῖς sont les mêmes que celles du reste des Actes et du troisième Évangile. Voir Klostermann, Vindiciæ Lucanæ, p. 48 et suiv. (Gœtt., 1866).
  4. Les Apôtres, p. xxii et suiv.
  5. Voir les Apôtres, p. xx-xxi, 54-55. L’auteur de l’Épître de Barnabé croit encore que la résurrection et l’ascension ont eu lieu le même jour (Barn., c. 15).
  6. Ch. xii, 5.
  7. Ch. xi, 11.
  8. IV Esdr., xiv, 23 et suiv. (vulg.).
  9. Voir les Apôtres, introd. et ci-dessus, p. 264 et suiv.
  10. V. les Apôtres, p. xiii et suiv., xxiv et suiv.
  11. Actes, vi, 13 et 14.
  12. Luc, i, 17.
  13. Actes, vii, 51 ; xiii, 42-50 ; xiv, 4-8 ; xvii, 4-9, 13 ; xviii, 5-8, 11-17 ; xix, 8-10 ; xx, 3 ; xxviii, 25-28.
  14. Actes, vii, 51.
  15. Luc, vii, 5 ; Actes, x.
  16. Luc, i, 16 ; Actes, xx, 21.
  17. La légende le fait tantôt disciple de Pierre, tantôt de Paul.
  18. Notez chez Luc les mots latins : τρίστεγος, σουδάρια, σιμικίνθια.
  19. Luc, v, 1-11. Comp. Marc, i, 14, 15 ; Matth., iv, 12-17.
  20. Actes, xxiv, 7, 17 ; xxv, 9, 16, 25 ; xxviii, 17-18. Cf. les Apôtres, p. xxii et suiv. ; Saint Paul, p. 133-134.
  21. Κήρυγμα Πέτρου, premier noyau, perdu, de la légende pseudo-clémentine, dont le développement sera expliqué dans le tome VIe.
  22. Comp. Clém., Ad Cor. I, 42.
  23. Discours de saint Paul, Act., xvii, et surtout v. 18, les mots ξένων δαιμονίων, si bien en situation (comp. ci-dess., p. 404, note, et les καινὰ δαιμόνια qu’on accusait Socrate d’introduire).
  24. L’auteur des Épîtres prétendues de Paul à Tite et à Timothée n’en soupçonne pas l’existence. Papias ne connaît pas l’Évangile de Luc, à plus forte raison les Actes. Au iie siècle, l’Évangile de Luc est moins cité que celui de Matthieu. Les Actes ne sont pas allégués directement avant Irénée. On croit cependant trouver des allusions à ce livre dans les Épîtres pseudo-ignatiennes, dans l’Épître de Polycarpe, dans Justin, dans Tatien.
  25. Jean Chrys., Hom. i in Act. apost., 1.