LES
ÉTATS D’ORLÉANS
(1560.)
La scène est à Orléans.
La chambre de la reine.
Dans le fond une porte conduit à la chambre du roi.
À gauche, une tapisserie cache la porte de l’oratoire de la reine.
À droite, une autre porte conduisant à un vestibule.
Miss SEYTON, ROBERT STEWART.
MISS SEYTON, un livre à la main.
Ne vous chagrinez pas, mon bon Stewart. La reine sait comme tout s’est passé, elle ne peut vous en vouloir. Et puis ce vilain procès tournera mieux qu’on ne le pensait. Voilà près de quinze jours que les juges se creusent la cervelle pour trouver M. le prince en défaut, ils n’en viennent pas à bout. Patience et bon espoir. Qui a temps a vie, comme dit M. de Bourdeille… Mais ne prenez plus cet air triste, hagard ; à quoi pensez-vous donc ? Le roi s’apercevra que vous n’êtes pas comme de coutume, il se doutera de quelque chose. Observez-vous, Stewart, la reine vous en prie.
STEWART.
Ce qui m’attriste, c’est de la voir pleurer, cette bonne maîtresse ! N’a-t-elle pas à chaque instant des larmes dans les yeux ?
MISS SEYTON.
Non ; depuis quelques jours, elle est mieux… plus gaie, moins rêveuse… —
(Elle prête l’oreille.) Écoutez : n’est-ce pas la sainte messe qui sonne ? Je m’oublie !… La reine attend ses Heures ; elle est déjà dans la chapelle avec le roi. — N’y venez-vous pas, Stewart ?… Ce ne serait pas mal : vous savez ce qu’on dit de vous ?
STEWART.
Le roi m’a commandé de préparer sa toilette de chasse et de faire habiller ses faucons.
MISS SEYTON.
Eh bien ! adieu ; mais faites-moi donc la grâce de vous dérider un peu… À la bonne heure, je vous ai vu sourire.
(Elle sort.)
STEWART, seul.
Leur messe ! c’est bien assez d’y perdre mon ame les jours de fête, quand la parade est obligée… Va, mon pauvre Robert, tu fais un triste commerce ! Garrotté dans ta conscience, garrotté sur ton corps… (il regarde ses poignets.) J’en porte encore les marques !… Ah ! maître Bouchard, je la conserve ta corde… pour te la tordre autour du cou. Tu as beau te cacher dans ta prison ; tu as beau rire de ceux qui savent tes iniquités : ils se vengeront, fourbe d’enfer ! On peut t’atteindre en visant plus haut que toi… Allons, voilà que j’étouffe… la rage me monte au cœur… Cette petite fille a raison, ayons l’œil sur nous… (Il prend à la main des vêtemens et des ustensiles de chasse déposés sur un meuble.) Ai-je bien tout mon bagage ?… Le bonnet, la ceinture de buffle, les coutelas, les cornets, en voilà plus qu’il n’en peut porter sur ses chétives épaules… Est-ce étonnant qu’il ait si pauvre mine, on ne le nourrit que de fiel ! La méchanceté le tuerait, si Dieu le laissait en ce monde !… Le beau mari pour une princesse comme celle-là !…
(Il entre dans la chambre du roi. La porte reste entr’ouverte.)
Mme DE MONTPENSIER, entrant par la porte de gauche ; STEWART, encore dans la chambre du roi.
Personne ?… pas une de ces dames ?…
(Elle aperçoit Stewart qui rentre, après avoir déposé l’attirail de chasse dans la chambre du roi.) Ah ! c’est vous, Stewart ; la reine n’est pas chez elle ?
STEWART.
Non, madame, tout le monde est à la messe. On se sanctifie, puis on ira chasser.
Ainsi la reine va revenir…
STEWART.
Dans un moment.
Mme DE MONTPENSIER, s’asseyant. Je l’attendrai. — Eh bien ! Stewart, toujours votre front soucieux ?
STEWART.
N’avons-nous pas sujet de rire ? C’est ce soir que Groslot sera pendu, notre ami Groslot, madame la duchesse, en attendant d’autres plus grands que lui.
Où prenez-vous donc vos nouvelles ? Rien n’est terminé pour Groslot ; et quant aux autres…
STEWART.
Vous les croyez sauvés peut-être ?
Je pense au moins qu’on ne peut mordre sur le roi de Navarre ; les commissaires l’ont déclaré tout net. Aussi le voilà presque libre ; il peut aller, venir, sans tous ces officieux qui ne le perdaient pas de vue.
STEWART.
Et c’est là ce qui vous rassure ?
Auriez-vous mieux aimé qu’il fût mis en prison ?
STEWART.
Si la justice l’absout, raison de plus de trembler.
Quand on est soupçonneux par plaisir.
STEWART.
Croyez-moi, par l’amitié que vous lui portez, conseillez-lui de bien regarder à ce qu’il mange, et, s’il pouvait même ne pas manger du tout, il n’en serait que plus assuré de vivre ; c’est au rebours des autres hommes.
Mon pauvre Stewart, tous avez l’esprit malade.
STEWART.
Madame, vous êtes une sainte et digne femme ; je sais par M. Knox
et par nos amis d’Ecosse que, dans cette cour de damnation, vous conservez, comme moi, la crainte du Seigneur ; vous souvient-il de l’avertissement que je vous donnai il y a bientôt un mois ?
Assurément, vous me parlâtes d’une confession de foi que
M. de Lorraine faisait dresser par ses sorbonnistes, de tel style qu’aucun vrai chrétien ne voudrait l’accepter.
STEWART.
Et j’ajoutais, je crois, que le roi la signerait le premier, puis qu’il enjoindrait à tous ses sujets, grands et petits, maîtres et serviteurs, y compris dames et damoiselles, de la signer sur bons registres devant greffiers et notaires, sous peine d’être dépouillés de leurs biens et de leur vie.
Oui, je m’en souviens.
STEWART.
Et cela vous parut chimères et visions.
Comment croire à pareille frénésie ?
STEWART.
Eh bien ! savez-vous ce que, ce matin, j’ai trouvé sur la table du roi ? Cette confession, madame, signée François, et ces mots à la marge : Expédier à tous les parlemens et bailliages aussitôt après bonne issue du procès.
Mme DE MONTPENSIER, vivement. Ces mots, vous les avez vus ?..
STEWART.
Oui, madame, de la main du cardinal. Vous voyez que je ne rêve pas toujours. — Que vont faire nos frères ? Que ferez-vous, madame ? Quant à moi, je ne me soumettrai pas. J’en mourrai peut-être de chagrin. Ne plus voir ma bien-aimée maîtresse ! mais mon parti est pris. — Je serais déjà loin, si je n’avais une tâche à remplir.
Que dites-vous ?
STEWART.
Une faute à réparer !
Une faute ? vous, Stewart ?
STEWART.
Il est quelqu’un que je dois sauver, madame.
Et qui donc ?
STEWART.
Un vaillant, qui porte haut le nom du Seigneur, qui brave nos ennemis du fond de sa prison !… à lui ma vie !…
M. de Condé !…
STEWART.
Il faut que je le sauve, madame.
Ses juges le sauveront, j’espère ; eux seuls y peuvent quelque chose, mon cher Stewart ! Gardez-vous, croyez-moi…
STEWART.
Je le sauverai, vous dis-je ! Comment ? Je n’en sais rien encore ; Dieu me le dira.
Mme DE MONTPENSIER, à part. Quel fou !
STEWART, avec feu.
Ces malheureux athéistes, ils croient déjà tenir sa tête entre leurs mains, sa tête sanglante comme celles de Dubourg et de nos saints martyrs. Mais, païens que vous êtes, la mesure d’iniquité est comble ; sachez que l’heure va sonner, où moi, pauvre ver de terre, je vous ferai descendre si bas que vous nous rendrez vos comptes à genoux !
Calmez-vous, Stewart, on peut vous entendre…
STEWART.
Je me tais, madame, je me tais… mais un mot seulement : la reine-mère, la connaissez-vous bien ?
Quelle question !
STEWART.
Si son autorité venait à lui être rendue, quel usage en ferait-elle ?… dites, je vous prie.
Et que puis-je vous dire ?
STEWART.
C’est celle qui les a faits rois, ces orgueilleux ; les traiterait-elle sans pitié ?
Elle voudrait… elle saurait être reine.
STEWART.
Point de nouveau pacte avec eux, vous croyez ?…
Mais à quoi bon ?…
(À part.) Quelle voix ! quels yeux ! il me fait peur…
STEWART.
Vous m’en donnez parole !…
Silence !… on vient.
STEWART, prêtant l’oreille.
C’est le roi !… je reconnais son pas.
Sortez… je ne veux pas qu’on me trouve avec vous… dans l’état où vous êtes… ne dirait-on pas que c’est moi… Eh bien !…
STEWART, se dirigeant vers la porte de droite.
Mais on vient aussi de ce côté…
Passez de celui-ci… Entrez là ! entrez vite.
STEWART.
Dans l’oratoire ?… Je n’en pourrai sortir.
Entrez, vous dis-je !
- (Elle soulève la tapisserie qui couvre la porte du petit oratoire de la reine, à gauche de la scène. Stewart pousse la porte et disparaît.)
Mme DE MONTPENSIER, LE ROI, LA REINE,
miss SEYTON, dames de la suite de la reine.
LE ROI, entrant par la porte du fond et apercevant Mme de Montpensier. Vous ici, madame ?
Mme DE MONTPENSIER, un peu troublée. Sire, j’attendais la reine… Je suis chargée…
LE ROI.
Vous la verrez bientôt ; elle me suit.
(Il s’assied et prend un livre.)
LA REINE, entrant par la porte de droite, suivie de ses dames, et apercevant Mme de Montpensier. Bonjour, ma chère duchesse ; comment va la reine aujourd’hui ?
La reine est bien, madame, et se propose de venir chez votre majesté.
LA REINE.
C’est grand honneur et plaisir qu’elle me fera.
N’est-il pas trop matin, madame ?
LA REINE.
Jamais trop tôt, duchesse.
LE ROI, fermant son livre.
Vous oubliez donc, Marie, qu’il vous faut essayer cet habit de chasse, cet habit de Burgos ?…
(À Mme de Montpensier :) Veuillez dire à ma mère que, par la rosée qu’il fait, nous ne chasserons qu’après midi ; elle a grand temps de venir trouver la reine.
Mme DE MONTPENSIER, faisant une révérence. Il sera dit comme vous l’ordonnez, sire.
LA REINE.
Adieu, duchesse ; c’est l’affaire d’un instant cette toilette…
(
Mme de Montpensier sort.)
Les mêmes, moins Mme DE MONTPENSIER.
LE ROI.
Savez-vous bien, Marie, que vous êtes au mieux avec ma mère ?
LA REINE.
Quand la reine me fait bonne grâce, faudrait-il donc la rudoyer ?
LE ROI.
Non, non, c’est à merveille ! De petites visites le matin, de petits mots à l’oreille… Voilà quinze jours que vous ne vous quittez plus.
LA REINE.
En êtes-vous jaloux, par hasard ?
LE ROI.
Jaloux ? moi ! oh non !… de personne. Rassurez-vous ! — Allons, mesdames, et cet habit ? mettez-vous donc à l’œuvre… Ne prenez pas garde à moi.
(Il reprend son livre et se met à lire.)
LA REINE, à miss Seyton.
Vous entendez, Marie ? et vous, mesdames ?
MISS SEYTON.
Votre majesté veut-elle s’asseoir, nous lui poserons le chapeau.
(La reine s’assied ; ses dames l’entourent et travaillent à sa toilette.)
LE ROI, fermant son livre et regardant la reine.
Voilà qui va bien… très bien… mais, Dieu merci ! nous y mettons moins de temps, nous autres. Vous verrez, j’aurai bientôt fait tout à l’heure… Mon équipage est là… Pour cette fois, Stewart m’a compris ; ce n’est pas coutume. — Savez-vous, Marie, qu’il est bien maussade, votre père nourricier ?… S’il ne sifflait pas si bien les faucons à sa façon d’Écosse, il y a long-temps qu’il ne m’ennuierait plus, ce vieux loup-garou.
LA REINE.
Mon ami, vous savez comme il m’est attaché !
LE ROI se levant et regardant la toilette de la reine, qui est presque terminée.
Ma foi, mesdames, voilà qui est ajusté joliment ! Un galant costume, en vérité ! — Dites un peu, Marie, était-ce pour la grande chasse de Chambord que vous aviez préparé tout cela ?
LA REINE, à demi-voix.
François… pouvez-vous !…
LE ROI.
Allons, ne grondez pas…
(Aux dames :) N’est-ce pas fait ?… Encore une agrafe… C’est tout, je crois ? Voyons, Marie, venez, que je vous parle.
(Il s’assied.)
LA REINE, bas à miss Seyton.
Va, je te prie, dire à la duchesse que la reine peut venir.
(Haut.) Que voulez-vous, mon cher seigneur ?
(Elle s’assied à côté du roi. — Miss Seyton et toutes les dames sortent.)
LE ROI, LA REINE.
LE ROI.
Vous dire d’abord que jamais vous ne m’avez paru si charmante.
LA REINE.
Est-ce à mes nouveaux habits que je dois cette fortune ?
LE ROI.
Méchante, vous savez bien qu’on vous trouve plus belle à chaque fois qu’on vous voit. Mais aujourd’hui quelque chose vous embellit encore. Ce n’est point cet habit, c’est un peu moins de tristesse que tous ces jours passés. Vous n’avez plus ces airs distraits, cette pâleur…
LA REINE.
Ni vous ces façons brusques, ces colères… À la bonne heure, on vous reconnaît. Mais d’où vient, je vous prie, que vous étiez ainsi ?…
LE ROI.
Il ne faut pas m’en vouloir… Si vous saviez, Marie… mais non…
LA REINE.
Parlez, François.
LE ROI.
Si vous saviez ce qui me passait par la tête ?
LA REINE.
Quoi donc ?
LE ROI.
Que ce procès vous tenait au cœur, et même un peu le prisonnier.
LA REINE.
Est-il possible !
LE ROI.
Vous m’accordez au moins qu’il en tient, lui, et de belle façon !
LA REINE.
Quelle idée !
LE ROI.
Lui, comme tant d’autres !… Vous le savez très bien, ma belle.
LA REINE.
Je sais que vous êtes un fou.
LE ROI.
Soit ; mais, voyez-vous, notre oncle de Lorraine a là-dessus des idées… qui font peur.
LA REINE.
Mon oncle !… Que dit-il donc ?
LE ROI.
Dame ! s’il faut l’en croire, les femmes qui donnent de l’amour à tous ceux qui les voient se dispensent rarement d’en prendre.
LA REINE.
Eh ! qu’en sait-il notre oncle, un cardinal !
LE ROI.
Il a l’air de s’y connaître… et, s’il dit vrai, ce mécréant de Condé n’est pas trop malheureux, ma foi !… toutes les femmes en raffolent.
LA REINE.
Il vous tient là de beaux propos !
LE ROI.
Allons, faisons la paix. Je veux bien être un fou… Mais, Dieu merci ! avant deux jours je n’aurai plus raison de l’être.
LA REINE.
Que voulez-vous dire ?
LE ROI.
Que ce maudit procès va marcher enfin, et d’un bon pas.
LA REINE.
Comment, marcher ?… On semblait croire qu’il faudrait tout reprendre à nouveau.
LE ROI.
Ah ! je voudrais bien voir ! Mes oncles sont las d’attendre, et vont sonner au chancelier un beau réveil-matin. Ils lui signifieront que ma patience est à bout. C’est une peste, ce chancelier ! Sans lui tout serait fini, et nous serions tranquilles !
LA REINE.
Qu’a-t-il donc fait ?
LE ROI.
Il laisse introduire à chaque instant un nouvel appel, un incident nouveau ; nous avons beau casser tout ce grimoire en conseil, le sac est inépuisable. Croyez-vous que Condé, à lui seul, serait si habile procureur ? On le siffle évidemment ; on le siffle dans sa cage, et mes oncles disent que c’est le chancelier ; mais, laissez faire, notre oncle de Lorraine lui prépare un tour de son métier qui ne sera point sot. Quoi que vous en disiez, ma belle, l’oncle de Lorraine se connaît encore à autre chose qu’à son bréviaire… M’écoutez-vous ?
LA REINE, cachant son trouble.
Oui… je vous écoute.
LE ROI.
Eh bien ! rappelez-vous que, de ce jour, le procès ne languira plus. Demain soir, grâce à Dieu ! il n’en sera plus parlé.
LA REINE.
Demain soir ?… Et qu’allez-vous donc faire ?
LE ROI.
Rien que par justice ; mais ce ne sera pas long. Il faut cela, Marie, pour remettre nos oncles en belle humeur. C’est notre grosse épine ; une fois hors du pied, je veux m’en tenir là ; je ne crois pas, moi, que Navarre…
LA REINE.
Le roi de Navarre !… Quoi ! lui aussi !… Je n’ose rien vous dire de… son frère, il faut me taire, puisque vous avez pu croire… Mais, au nom du ciel ! mon cher François… n’allez pas…
LE ROI.
Je vous l’ai dit, ce n’est pas mon avis. Je ne crois pas, comme vos oncles, que Navarre soit dangereux. D’abord il ne sera jamais rusé, je l’en défie, et puis il n’a pas cette insolence que je déteste dans Condé. Les gens de justice ne découvrent rien contre lui ; pourquoi faudrait-il que j’allasse moi-même…
LA REINE.
Comment, vous-même ?…
LE ROI.
Eh ! oui, c’est ce compère de Chavigny qui avait soufflé un beau projet à l’oncle de Lorraine.
LA REINE.
Et que voulait
M. de Chavigny ?
LE ROI.
Qu’un de ces matins je fisse appeler le Navarrais dans ma chambre, et qu’en jouant avec lui, sans faire semblant de rien, je lui plantasse ma dague dans le ventre.
LA REINE.
Quelle horreur ! Et mes oncles ont pu…
LE ROI.
Non, mon oncle François m’a dit que cela me serait reproché, et moi j’ai répondu : Que Chavigny s’en charge !
LA REINE.
Dieu !… il va peut-être…
LE ROI.
Lui, Chavigny ! Non, non ; il aurait peur du chancelier ; tandis qu’avec moi la justice n’y pouvait rien voir. Voilà ce qu’on me disait.
LA REINE.
Mais, François, avez-vous bien renoncé à cet affreux dessein, me le promettez-vous ?
LE ROI.
Je ne me mêlerai de rien.
LA REINE.
Laisserez-vous donc faire ?
LE ROI.
Il en sera comme Dieu voudra.
LA REINE.
Vous me faites frémir !
LE ROI.
Vous êtes bien bonne, en vérité ! Est-il donc tant à plaindre, ce cher cousin ? Il va venir à la chasse avec nous.
LA REINE.
Aujourd’hui ?
LE ROI.
Oui.
LA REINE.
Vous l’avez invité ?
LE ROI.
Sans doute. Il faut lui faire honneur…
LA REINE, à part.
Le mener à la chasse quand son malheureux frère !…
LE ROI.
Maintenant, si par aventure quelque sanglier mal appris s’en venait jouer avec sa majesté…
LA REINE.
Ah ! François !
LE ROI.
Cela me regarderait-il ? Ils sont de belle taille, les sangliers de la vieille garenne !
LA REINE.
Quoi ! vous pourriez ?… Mais c’est affreux !
LE ROI.
Et qui peut empêcher un accident en chasse ? N’avez-vous jamais vu de piqueurs éventrés ? Qu’y faire ?
LA REINE.
Un prince de votre sang !…
LE ROI.
Le sang ne parle guère quand il vient de si loin. Avez-vous des entrailles pour tous les pendards de ce monde ? Ils sont vos cousins, pourtant ; ils sont du sang d’Eve et d’Adam.
LA REINE.
François, mon cher François ! en ma présence… un crime aussi farouche…
LE ROI.
Un crime ! Et qui vous parle d’un crime ? Vous ne voyez donc pas que j’ai voulu rire ?…
LA REINE.
Vous pouvez rire de telles choses ?
LE ROI, élevant la voix.
Oui, j’en ris, et n’aime pas que vous en pleuriez, entendez-vous, Marie ? Vous aviez le cœur plus aguerri à Amboise, quand on lardait sous nos fenêtres ces coquins de huguenots. Mais la crainte d’un danger pour ce cher cousin… de Navarre… car c’est Navarre tout seul qui vous fait compassion, j’en suis bien convaincu !…
LA REINE.
François… mon ami !…
LE ROI.
Me voilà satisfait ; je sais d’où venait votre peine. Moi, c’est pour mon ami Condé que mon cœur saigne. Aussi je vais m’occuper de lui. J’aurai fait bientôt son affaire. Si mes oncles s’endorment, je les réveillerai. À tout à l’heure, Marie, tenez-vous prête ; dès que j’aurai fini, nous monterons à cheval.
(Il sort.)
LA REINE, puis STEWART.
LA REINE, se précipitant à genoux sur son prie-Dieu.
Ah ! mon Dieu !
(Elle reste à genoux, la tête cachée dans ses mains. — Au bout d’un moment, Stewart entr’ouvre la porte de l’oratoire et jette un regard dans la chambre. La reine l’entend, tourne la tête et s’écrie :) Stewart ! vous étiez là… vous avez entendu !
STEWART.
Dieu seul le saura, madame ! c’est lui qui m’a conduit ici. Il était dans ses desseins que j’entendisse… Mais il ne veut pas que je parle. Je sais ce qu’il veut, je lui obéirai.
LA REINE.
Stewart, si vous n’étiez pas si fidèle serviteur de ma maison, et pour moi presque un père, je mourrais de terreur… Prenez garde au moindre mot, Stewart.
STEWART.
Ne craignez rien, madame, dans une heure je serai loin d’ici.
LA REINE.
Pourquoi partir ? Le roi n’est pas las de vos services… Il voulait rire tout à l’heure… croyez-moi !
STEWART.
Ce ne sont pas les paroles du roi qui me chassent ; j’avais résolu de partir, (Il se jette à genoux devant la reine.) Ah ! ma chère et bonne maîtresse, donnez votre bénédiction à votre vieux Stewart ; pardonnez-lui ce qu’il est forcé de faire. Il lui en coûte, croyez-moi, de vous laisser aux mains de ces cruelles gens !
LA REINE.
Stewart, Stewart !… faites attention à vos paroles !
STEWART.
Un ange comme vous dans cet antre de perdition !… Dieu vous délivrera, j’espère.
LA REINE.
Au nom du ciel, taisez-vous !
STEWART, toujours à genoux.
Pardonnez-moi, ma bonne souveraine.
LA REINE.
Levez-vous, Stewart, et encore une fois silence…
STEWART.
Pardonnez-moi !
LA REINE, avec impatience.
Eh bien ! oui, je vous pardonne… allez.
STEWART, à part.
Qu’il en soit fait, mon Dieu, comme vous l’ordonnez.
(Il sort.)
LA REINE, seule.
Pauvre homme ! qu’a-t-il donc ? comme il est agité !… J’espère au moins qu’il sera discret ! (Elle s’assied.) Dans quel abîme me voilà ! Que faire ? La reine va venir… Lui parler, me livrer à elle !… je lui en ai déjà trop dit. Elle a beau me sourire, je sens toujours ce cœur de glace… Si du moins ce n’était que le roi de Navarre, j’oserais lui tout dire ; mais ce procès… la voix me manquera… Et pourtant le temps presse ! demain !… demain tout peut être fini… Ah ! que faire ! malheureuse ! (Apercevant la reine-mère qui ouvre la porte.) La voici !… je n’oserai jamais !
LA REINE, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Bonjour, belle chasseresse !
(Elle l’embrasse.) Laissez-moi voir… C’est l’habit que votre sœur vous envoie de Madrid… il vous sied à ravir !… Je viens de rencontrer votre cousin de Navarre, tout radieux de vous faire compagnie. Il en augure bien pour son frère, et, entre nous, il a raison. Je sais de bonne source qu’enfin les commissaires suivent l’avis du chancelier. On renvoie tout au parlement. À la bonne heure, c’est obéir aux lois du royaume, ce sera de la justice. Si le prince est coupable, ni vous ni moi ne voulons le sauver ; il faut qu’il soit puni ; seulement il le sera… Mais qu’avez-vous ?
LA REINE.
Rien, ma mère… je pense comme vous, il faut faire justice.
LA REINE-MÈRE.
Non, vous me cachez quelque chose.
LA REINE.
Ne me faites pas parler… je vous en prie.
LA REINE-MÈRE.
Quel mystère ?…
LA REINE.
Le roi…
LA REINE-MÈRE.
Vous a-t-il défendu de vous ouvrir à moi ?
LA REINE.
Non, mais…
LA REINE-MÈRE.
Eh bien, dites… ma fille ! dites donc !
LA REINE.
Le chancelier s’abuse, ma mère ; ce n’est pas au parlement qu’on veut envoyer… le prince, c’est…
LA REINE-MÈRE.
Parlez !
LA REINE.
À l’échafaud… ce soir peut-être, à coup sûr demain !
LA REINE-MÈRE.
Ma pauvre enfant, la peur que vous en avez vous a fait mal entendre !
LA REINE.
La peur que j’en ai !… Ah ! madame, n’aurais-je pas mieux fait de me taire ?
LA REINE-MÈRE.
Marie ! qu’avez-vous donc compris ? Marie !…
LA REINE.
Et si je vous disais que c’est notre cousin de Navarre qui tombera le premier !
LA REINE-MÈRE.
Navarre ?
LA REINE.
Faites qu’il n’aille pas à cette chasse si vous voulez qu’il vive.
LA REINE-MÈRE.
Voyons, Marie, ma fille, ne parlons pas par énigmes. Vous avez vu le roi, il vous a dit…
LA REINE.
Que le procès du prince allait marcher enfin… que demain au plus tard…
LA REINE-MÈRE, l’interrompant.
Laissons là le procès… parlez-moi de Navarre… il est libre, on peut l’avertir… Pour Dieu ! sauvons au moins celui-là !
LA REINE.
Mais… son frère… madame !…
LA REINE-MÈRE.
Nous y viendrons plus tard. Voyons, rappelez-vous… que vous a dit mon fils ?
LA REINE.
Ce qu’il m’a dit ?… Vous savez, par momens, on ne juge pas bien s’il veut rire ou s’il est sérieux. Il me parlait du roi son oncle, de la faveur qu’il lui faisait de le conduire à la forêt, de criminels conseils qu’il avait repoussés, que sais-je encore ? puis tout à coup il ajouta : « Si malheur lui arrive en chasse, je m’en lave les mains ; les sangliers sont de méchantes bêtes qui s’en prennent aux rois aussi bien qu’aux piqueurs… » et comme je m’écriais : Quel détestable crime ! il me dit que j’étais bien sotte et qu’il s’amusait de moi.
LA REINE-MÈRE.
Mais vous avez dû voir…
LA REINE.
Oui, ma mère, oui, j’ai vu… que j’avais deviné !
LA REINE-MÈRE.
Mon Dieu ! j’y vois clair aussi. Oui, c’est un coup monté. Le malheureux ! Voilà midi… dans un instant vous partirez… que faut-il faire ? — Par bonheur, la duchesse est chez moi ; elle peut tout lui dire… Non, non, il n’ira pas : la prison de son frère lui servira d’excuse… — Adieu, ma fille ! je vais, je cours et je reviens… Rassurez-vous, tout à l’heure nous parlerons du procès.
(Elle sort.)
LA REINE, seule.
Sera-t-il temps, mon Dieu ! sera-t-il temps encore ?… Mais qu’importe à la reine ? pourvu qu’elle sauve son Navarre, que lui faut-il de plus ?… — Hélas ! elle a raison de ne penser qu’à lui ; il peut encore être sauvé… tandis que cette prison !… quel est le pouvoir humain qui en briserait les portes ? — Mon Dieu ! de qui réclamer secours ? à qui demander seulement un conseil ?… Personne autour de moi ! personne !… Si du moins je pouvais prier !… Mais je n’ose… je rougis d’avouer à Dieu la peine que je ressens !… je ne peux qu’attendre et me taire ! attendre que l’heure ait sonné !… et je ne saurai même pas, jamais je ne saurai si, en mourant, il m’aura pardonnée !… (Elle s’assied comme abattue par l’émotion et ne s’aperçoit pas que le duc de Guise vient d’entrer.)
LA REINE, LE DUC DE GUISE.
LE DUC DE GUISE, s’avançant sans être vu de la reine.
Eh bien ! ma chère Marie, qu’avez-vous donc ?
LA REINE, sortant de sa rêverie.
Moi, rien… Ah ! mon oncle, c’est vous ?
LE DUC DE GUISE.
Je viens, pendant que le roi s’habille, vous dire un mot de bonne amitié. Prenez-y garde, Marie, vous vous préparez des ennuis, de vrais chagrins peut-être.
LA REINE.
Moi, mon oncle ?
LE DUC DE GUISE.
Le roi vous a quittée tout à l’heure plein de trouble et de colère. Pourquoi cela ? Les querelles, si légères qu’elles soient, ne ravivent point l’amour, et l’éteignent bien souvent. Vous savez comme ce pauvre François a été gâté dans son jeune âge, comme il est faible de santé ; il faut lui passer bien des choses, ma chère enfant.
LA REINE.
Et que faire pour le contenter, mon oncle ?
LE DUC DE GUISE.
D’abord ne pas avoir sa mère toujours auprès de vous : cela l’inquiète.
LA REINE.
La reine !… Elle me fuit un peu moins que de coutume, voilà tout. Du reste, nous nous aimons comme par le passé.
LE DUC DE GUISE.
Mais êtes-vous bien sur vos gardes ?
LA REINE.
Je la connais, mon oncle.
LE DUC DE GUISE.
Elle est si perfide, cette femme ! C’est elle, soyez sûre, qui a semé dans l’esprit de son fils ces ridicules soupçons dont il est possédé !
LA REINE.
Hélas ! mon oncle, je veux bien que la reine y soit pour quelque chose ; mais, par malheur, d’autres l’ont bien aidée !
LE DUC DE GUISE.
De qui parlez-vous ?
LA REINE.
J’ai le cœur trop serré pour en dire davantage… Mais cherchez près de vous, mon oncle, bien près de vous, vous trouverez.
LE DUC DE GUISE.
Marie !…
LA REINE.
C’est le roi qui m’en a fait l’aveu.
LE DUC DE GUISE.
Le roi s’est moqué de vous !… Votre oncle de Lorraine vous aime comme un père.
LA REINE.
Oui ; mais il aime tant à mal parler des femmes, que parfois il oublie de quel sexe je suis.
LE DUC DE GUISE.
Vous avez là des idées folles. Souvenez-vous, ma chère Marie, que nous sommes, votre oncle et moi, vos véritables et seuls amis. Il n’y a que venin chez cette couleuvre italienne. Sans elle, qui jamais, je vous le demande, se serait imaginé que la fille de notre sœur, nourrie par nous dans notre sainte religion, vertueuse et sage comme vous êtes, irait se prendre de pitié… pour qui ? pour un libertin qui se joue de toutes les femmes et qui vient de renier la messe aussi effrontément qu’il trahit ses amours !
LA REINE.
Oh ! c’est bien mal assurément !…
LE DUC DE GUISE.
Comment, bien mal ! c’est le plus grand des crimes ! N’eût-il commis que celui-là, n’eût-il pas mis le royaume en feu, le plus dur châtiment serait trop doux pour lui. — Voyons, Marie, ne pleurez pas. Encore un coup, ce n’est qu’enfantillage. Il faut être faible d’esprit et amoureux comme ce cher François pour croire à de tels contes bleus ; mais, si ridicules qu’ils soient, ses soupçons le désespèrent ; tout à l’heure il vous eût fait peine. Il faut que cela finisse, il le faut aujourd’hui même.
LA REINE.
Je le voudrais, mon oncle ; mais le moyen ?…
LE DUC DE GUISE.
Pendant cette chasse, faites naître l’occasion de dire bien haut que le roi doit se faire respecter, qu’il est temps d’en finir, que toutes ces lenteurs de justice ne sont que trahisons mal couvertes.
LA REINE.
Quoi ! le roi de Navarre sera là, et vous voulez…
LE DUC DE GUISE.
N’est-ce pas assez qu’on l’épargne ? Faut-il encore se gêner devant lui ? Parlez, ma nièce, parlez ! Ce soir, sans plus tarder, il faut prendre un grand parti. Le roi est résolu ; mais, au dernier moment, il se peut qu’il hésite. Je veux que vous ayez l’honneur de l’avoir décidé…
LA REINE.
Moi ! mon oncle… Que dites-vous !…
LE DUC DE GUISE.
C’est le moyen de le guérir, de lui rendre toute sa confiance en vous… Eh bien ! cela vous fait peur ?…
LA REINE, apercevant la reine-mère qui vient d’entrer.
Mon oncle !… mon oncle, prenez garde… Voici la reine.
LE DUC DE GUISE.
Vous voyez bien, Marie, que cette femme ne vous quitte plus.
LA REINE
Bon Dieu ! qu’allais-je dire ! ma raison s’égarait !
Les mêmes, LA REINE-MÈRE, miss SEYTON.
LA REINE-MÈRE.
Je viens trop tard, ma fille, vous êtes attendue.
MISS SEYTON, en costume de chasse.
Oui, madame ; le roi est à cheval, il vous prie de descendre.
LA REINE.
J’y vais. Pardon, ma mère.
LA REINE-MÈRE.
Allez, ma belle…
(Après un coup d’œil jeté sur la toilette de la reine.) Laissez-moi seulement réparer cet oubli…
(Elle s’approche d’elle, et, tout en lui rattachant une agrafe, elle lui dit à voix basse :) Il n’ira pas, la duchesse en répond. — Au procès, maintenant… Je vais sonder votre oncle.
(Haut.) Là, voilà qui est bien. Allez, et bonne chance.
LA REINE, saluant la reine-mère et le duc.
Ma mère, et vous, mon oncle, adieu !
(Elle sort, suivie de miss Seyton.)
LA REINE-MÈRE, LE DUC DE GUISE.
LA REINE-MÈRE.
Vous n’êtes donc point de cette chasse, monsieur le duc ?
LE DUC DE GUISE.
Non, madame ; je laisse au roi de Navarre un plaisir sans mélange.
LA REINE-MÈRE.
Le roi de Navarre ? Il ira, vous croyez ?… Je m’en étonne.
LE DUC DE GUISE.
Et moi aussi ; mais le roi est si bon !
LA REINE-MÈRE.
Ce qui m’étonne, ce n’est pas qu’on le prie, c’est qu’il accepte. Si vous aviez votre frère en tel danger, prendriez-vous de tels plaisirs ? Mais je vois ce que c’est, il compte sur le parlement…
LE DUC DE GUISE.
Libre à lui d’espérer.
LA REINE-MÈRE.
Que vous avez sagement agi, monsieur le duc, et que la réflexion vous a bien conseillé ! Continuez, croyez-moi ; laissez faire les magistrats. Quand la cour aura prononcé, tout le monde s’inclinera sans mot dire.
LE DUC DE GUISE.
Vous me félicitez, madame ; eh bien ! moi, je m’accuse d’avoir été si patient. Vos gens de justice en ont pris à leur aise. Savez-vous ce qu’ils ont fait ? De tous les côtés on s’agite ; en voici les nouvelles,
(il lui montre des papiers qu’il tire de son pourpoint.) D’Andelot et l’amiral remuent la Normandie ; M. le connétable n’est plus à Écouen, on le dit en marche
vers la Loire. L’arrestation du prince avait tout abattu ; le châtiment s’est fait attendre, et déjà les mutins se redressent ! Ouvrez les yeux, madame. Quant à nous, notre parti est pris. Nous ne laisserons pas le roi plus long-temps dans cette voie funeste.
LA REINE-MÈRE.
Mais que voulez-vous faire ?
LE DUC DE GUISE.
Nous voulons…
(Il aperçoit le cardinal de Lorraine, qui vient d’entrer.) Ah ! vous voilà, mon frère.
Les mêmes, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oui, c’est moi. Tout le monde est parti !
LA REINE-MÈRE.
Tout le monde ?…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Tout le monde, madame.
LA REINE-MÈRE.
Mais le roi de Navarre ?…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Le roi de Navarre aussi.
LA REINE-MÈRE
L’insensé !…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il s’est fait attendre un instant. Le roi, dans son indulgence, n’a pas voulu partir sans lui… Enfin, la caravane a pris sa course et s’en est allée grand train.
(Bas à son frère.) Ne perdez pas ici votre temps. Nos commissaires sont à l’œuvre…
LE DUC DE GUISE, bas à son frère.
Ont-ils pris leur parti ?
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas.
De Thou s’est fait tirer l’oreille, mais il ira comme les autres. Venez ; quand vous serez là, ils ne broncheront plus… Allons…
LA REINE-MÈRE.
Pardon, monsieur le duc, achevez-moi, je vous prie, ce que vous aviez commencé.
LE DUC DE GUISE.
Deux mots suffiront, madame. Nous en avons assez des fins de non-recevoir. Nous balayons tout ce fatras de palais. Le silence obstiné du
prince ne peut pas enchaîner plus long-temps la justice. S’il ne reconnaît pas les commissaires pour juges, les commissaires le reconnaissent coupable, c’est tout ce qu’il faut. Le crime de lèse-majesté divine et humaine est flagrant. Avant une heure l’arrêt sera dressé. Le roi, à son retour de la chasse, le signera…
LA REINE-MÈRE.
Le roi !
LE DUC DE GUISE.
En conseil, madame. Le conseil est aussi bon pour confirmer un arrêt que la grand’chambre ou le parlement tout entier. Voilà ce que nous voulons faire. Vous ne direz pas qu’on se cache de vous. Pas le moindre mystère. Si le roi est bien servi, demain, au point du jour, oui, demain, pas plus tard, le temps perdu sera réparé…
LA REINE-MÈRE.
Dieu vous frappe de vertige, messieurs… Qu’il ait au moins pitié de mon malheureux fils !
LE DUC DE GUISE.
Il en aura pitié en abattant ses ennemis.
LE CARDINAL DE LORRAINE, riant.
Allons, mon frère, le vertige est un mal qui se gagne ; n’exposons pas la reine à la contagion. Venez…
LA REINE-MÈRE.
Le rire est de saison ! Allez, messieurs ; pour si belle œuvre peut-on trop se hâter ! (
MM. de Guise s’inclinent et sortent.)
LA REINE-MÈRE, seule.
Marie disait vrai ! c’est l’échafaud qu’ils dressent ! Ces bruits de parlement sont des sornettes… Rien à faire, rien… Condé me paraît perdu. Si du moins l’autre avait eu l’esprit… Mais c’est le sort qui s’en mêle ?
(Elle aperçoit
Mme de Montpensier.)
LA REINE-MÈRE,
Mme DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Eh bien ! duchesse, qu’avez-vous laissé faire ?
Hélas ! madame, rien n’a pu le retenir.
LA REINE-MÈRE.
Vous lui avez répété mes paroles ?
Mot pour mot.
LA REINE-MÈRE.
Et il n’a pas compris !
Dieu voulait pourtant l’éclairer ! Quand j’entrai dans sa chambre, Ranty était là, ce brave Ranty, qui seul de cette cour ose paraître chez lui ; il l’invitait à faire le malade et à se mettre au lit, lui citant de sinistres propos échappés à un valet du cardinal. D’autres, moins courageux, n’osant venir eux-mêmes, lui avaient fait passer un billet portant ces mots : Sire, vous allez vous perdre !
LA REINE-MÈRE.
Il est donc sourd, votre ami, duchesse ? Ah ! la pauvre cervelle !
Hélas ! madame, la crainte de déplaire au roi, l’espoir d’être utile à son frère, et que sais-je ? peut-être le bonheur d’accompagner la reine !…
LA REINE-MÈRE.
Quand je vous dis que ces yeux-là perdront le genre humain !
Je n’ai rien négligé, ni larmes, ni prières… « Merci de vos avis, m’a-t-il dit, je serai sur mes gardes. S’il plaît à Dieu, il me sauvera ; mais, si je meurs, ajouta-t-il en se tournant vers Ranty, prenez la chemise que j’ai sur moi, capitaine, et portez-la percée et sanglante à mon fils, en lui commandant qu’il la garde jusqu’au jour où il sera d’âge à me venger. » À ce moment, Un page vint lui dire que le roi l’attendait. Mes mains étaient dans les siennes ; il s’en dégagea, ferma la porte et descendit tranquillement. Ah ! madame, c’est un noble cœur !
LA REINE-MÈRE.
Eh ! que me fait ce sot courage ! Le moindre soldat ne sait-il pas mourir ? Est-ce là vertu de prince ? S’exposer sans raison quand la mort est certaine, et trembler comme un enfant s’il s’agit seulement de dire ce qu’on pense ou de faire ce qu’on doit, cela s’appelle être brave. Mais non, pour Dieu ! C’est à oser déplaire, c’est à savoir dire non qu’il y a courage. Quand votre Navarre aura reçu dans le flanc quelque bon coup d’épieu, ce sera pour lui grand honneur ! Il passera pour être mort par maladresse sous le bois d’un cerf ou la dent d’un sanglier. Belle fin pour un roi ! Ne valait-il pas mieux faire tête hardiment à ces sangliers de Lorraine et dire au roi : Je n’irai pas, parce que vous avez des conseillers capables de me faire égorger. Lui aurait-on rien fait de pis que ce qu’on va lui faire, et serions-nous dans ces angoisses où nous voilà ?
J’en suis à demi morte, madame.
LA REINE-MÈRE.
S’il fût resté, nous pouvions le faire évader ce soir ; il nous donnait une chance de sauver Condé ! Lui mort, au contraire, Condé n’en a pas pour deux heures… C’est à se pendre, en vérité, d’avoir sa partie liée à un tel étourneau !
Ah ! madame, vous m’épouvantez !… je n’en respire plus… Il me semble à chaque instant que nous allons apprendre… Mon Dieu ! la porte s’ouvre,… Non, c’est le chancelier !
Les mêmes, LE CHANCELIER.
LE CHANCELIER, entrant avec précaution, sans être annoncé.
Que votre majesté me pardonne…
LA REINE-MÈRE.
Entrez, chancelier, entrez. Vous nous voyez sur des charbons…
LE CHANCELIER.
Et moi, madame, le cœur navré, je viens vous faire un triste récit !
LA REINE-MÈRE.
Ah ! votre parlement !
LE CHANCELIER.
Quoi ! la reine sait déjà ?…
LA REINE-MÈRE.
Je sais qu’on se joue de nous ; mais ce n’est pas tout !… chancelier, vous en ignorez la moitié.
LE CHANCELIER.
Eh quoi ! madame ?…
LA REINE-MÈRE.
Ces forcenés, j’ai ai la certitude, ne s’en tiennent pas à Condé.
LE CHANCELIER.
Qu’avez-vous donc appris ?
LA REINE-MÈRE.
On peut tout vous dire, chancelier ? Cette chasse me donne d’affreux soupçons.
LE CHANCELIER.
Hélas ! madame, rien ne m’étonne plus, après ce qu’ils font de la justice ! La sentence qu’ils vont exécuter… c’est un assassinat ! je n’en veux pas être complice. Votre majesté trouvera bon, j’espère, que je dépose aujourd’hui les sceaux entre les mains du roi !
LA REINE-MÈRE.
Miséricorde ! n’en faites rien ; s’il me reste un espoir, c’est vous, c’est vous seul, chancelier. Tenez bon, tenez ferme !…
LE CHANCELIER.
Et que faire, madame ? je suis seul !…
LA REINE-MÈRE.
Ces misérables commissaires ! C’est donc la peur qui les pousse à cette indignité ?
LE CHANCELIER.
J’en suis tout ébahi, madame. Hier au soir ils parlaient tous du renvoi à la cour. Nous avions passé deux heures dans la prison. Le prince, comme de coutume, était resté muet à nos questions, et nous avait ensuite expliqué son silence par de si bonnes et solides raisons qu’il n’y avait rien à répondre. Vous savez combien, depuis son malheur, il est maître de lui-même. On dirait qu’il est soutenu par quelque force surnaturelle. Autant j’aimais peu ses légèretés et ses bravades, autant je me sens pris d’admiration pour cet air de calme et de sérénité. En sortant de là, Bourdin lui-même, le procureur-général, qui toujours nous poussait à passer outre au jugement, Bourdin disait à Faye : « Il n’y faut pas songer, on ne peut renverser les règles de justice. » Que s’est-il passé depuis ? je l’ignore. Mais ce matin, quand j’entrai dans la salle, De Thou me parut interdit. Il m’avoua que, par ordre du cardinal, l’arrêt était dressé, qu’il passerait quoi qu’il fît. Je veux croire qu’il essaiera pourtant… Mais, au moment où je quittais la salle,
M. de Guise entrait. À l’heure qu’il est, ne nous y trompons pas, tous les scrupules sont levés. Quelle honte ! madame.
LA REINE-MÈRE.
Si nous cherchions à gagner du temps ! Songez que dans trois jours les états seront en séance !
LE CHANCELIER.
Les états ! Ils les ajourneront encore !
LA REINE-MÈRE.
Ah ! vous avez raison ! Il est bien question des états !… si leur coup réussit
Mme DE MONTPENSIER, l’interrompant. Madame, madame, j’entends des cris !
LA REINE-MÈRE, prêtant l’oreille.
N’est-ce pas la voix de la petite Écossaise ?… Écoutez !
Les mêmes, miss SEYTON.
MISS SEYTON, encore dans la chambre voisine.
Paré !… qu’on appelle Paré ! Courez, courez bien vite !
LA REINE-MÈRE.
Paré !…
Plus de doute !… Pauvre prince !…
MISS SEYTON, entrant.
Ah ! madame… quel malheur !… Faites venir Paré, qu’il aille au-devant du roi.
LA REINE.
Que lui ont-ils donc fait ?…
(À Mme de Montpensier.) Duchesse, allez chercher Paré…
(À miss Seyton.) Que lui ont-ils fait à ce malheureux Navarre ?
MISS SEYTON. Navarre ? mais non, madame, ce n’est pas lui… c’est le roi !
LE CHANCELIER ET Mme DE MONTPENSIER, ensemble. Le roi !
LA REINE-MÈRE.
Mon fils !…
(À Mme de Montpensier.) Eh bien ! duchesse, vous n’êtes pas partie !…
(
Mme de Montpensier sort.)
Les mêmes, moins Mme DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Mon fils ! dites-vous… il est blessé…
MISS SEYTON.
Non, madame…
LA REINE-MÈRE.
Qu’a-t-il donc ?
MISS SEYTON.
Je ne sais, mais le roi me paraît bien malade…
LA REINE-MÈRE.
Comment est-ce possible ?…
MISS SEYTON.
Je ne vous dirai pas, madame ; la reine m’a fait partir si vite !
LA REINE-MÈRE.
Où étiez-vous ?
MISS SEYTON.
À l’entrée de la forêt, le cerf était lancé, nous commencions à courir. La reine galopait à côté du roi, quand tout à coup elle jette un grand cri. Nous arrêtons brusquement nos chevaux : le roi semblait évanoui, et la reine faisait effort pour le soutenir : Par bonheur,
M. de Cypierre et le roi de Navarre sont arrivés à temps, ils ont reçu le roi dans leurs bras.
LA REINE-MÈRE.
Mon pauvre enfant !
MISS SEYTON.
Aussitôt
M. de Cypierre a dépêché un officier à
M. de Guise, et moi, sur un signe que m’a fait la reine, j’ai pris le galop pour venir chercher Paré.
Les mêmes,
Mme DE MONTPENSIER.
Mme DE MONTPENSIER, qui a entendu, les derniers mots. On l’a trouvé, madame. Ce brave Paré court comme s’il avait vingt ans ! il sera bientôt près du roi.
LA REINE-MÈRE, au chancelier.
Cet évanouissement est bien extraordinaire, chancelier.
LE CHANCELIER.
Le roi n’a-t-il pas eu des malaises de ce genre ?
LA REINE-MÈRE.
Oh ! c’était peu de chose… Ceci paraît plus grave… J’y veux aller moi-même ; qu’on fasse avancer ma chaise.
MISS SEYTON.
Le roi, madame, sera bientôt ici. Au moment où je partais, les pages disposaient une litière avec des piques et des manteaux. La reine les aura fait marcher bon pas…
LA REINE-MÈRE.
N’importe, demandez ma chaise.
MISS SEYTON.
J’y vais, madame, et retourne auprès de la reine… Elle aussi a besoin de secours.
(Elle sort.)
Les mêmes, moins miss SEYTON.
Mme DE MONTPENSIER, prenant à part le chancelier. Monsieur le chancelier, si ce mal est passager, je serais bien tentée de m’en réjouir. C’est un répit pour ces malheureux princes.
LE CHANCELIER.
Le doigt de Dieu se montre à nous, madame !
LA REINE-MÈRE.
Duchesse, allez donc voir… On vient…
C’est la reine… madame.
Les mêmes, LA REINE, dames de sa suite.
LA REINE, entrant précipitamment.
Ma mère ! on vous a dit !…
LA REINE-MÈRE.
Ce cher François ! Miséricorde, ma fille ! mais va-t-il mieux ?…
LA REINE.
Ses yeux se sont rouverts, il a repris ses sens. Paré est près de lui ; me voilà plus tranquille… Dans un instant, vous le verrez.
LA REINE-MÈRE.
Quelle frayeur vous avez eue là, mon enfant !
LA REINE.
Mon Dieu ! j’ai cru qu’il ne respirait plus ! Ses joues étaient livides, ses mains glacées !
LA REINE-MÈRE.
Mais ce mal si subit, comment l’expliquez-vous ?
LA REINE.
Je ne sais. À peine avions-nous fait quelques pas, je le vis porter plusieurs fois la main à sa tête comme si son bonnet de chasse l’eût incommodé. Au sortir de la ville, il se plaignit qu’il voyait trouble, que la tête lui tournait. J’aurais dû rebrousser chemin et le ramener ici ; mais je pensai que le grand air, que la chasse, allaient lui faire du bien. Quand nous fûmes en forêt, il parut chanceler ; je crus d’abord que son cheval trébuchait comme à notre entrée en ville le mois passé…
LA REINE-MÈRE.
Il m’en souvient !
LA REINE.
Mais tout à coup il me tendit la main ; je me jetai sur lui, et Dieu me fit la grâce d’avoir assez de force pour l’empêcher de choir. Nos soins l’ont fait revenir ; il est moins pâle, ses membres sont moins froids ; mais il se plaint encore d’une grande douleur de tête.
LA REINE-MÈRE.
Qu’il me tarde de savoir ce qu’en pense Paré !
LA REINE.
Ce n’est point quelque breuvage, quoi qu’en disent Cypierre et mes oncles, que je viens de rencontrer : François n’a rien bu, rien pris… Nous devions dîner en chasse.
LA REINE-MÈRE.
Oui, vos oncles se trompent… je l’espère… Mais, ma chère fille, qui nous eût dit ce matin, quand nous redoutions… Ce n’est jamais le malheur qu’on attend qui frappe le premier !
LA REINE.
Dieu nous préserve d’un malheur, ma mère ! Je vous en prie, quand François sera là, n’ayez pas l’air trop effrayée.
LA REINE-MÈRE.
Non, non, ne craignez rien.
LE CHANCELIER.
On s’approche… C’est le roi sans doute.
Mme DE MONTPENSIER, près de la porte. Oui, C’est lui.
(La porte s’ouvre.)
Les mêmes, LE ROI, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE, LE CARDINAL DE BOURBON, LE ROI DE NAVARRE, AMBROISE PARÉ, M. DE CYPIERRE, M. DE BRÉZÉ, M. DE CHAVIGNY, gentilshommes de la suite du roi.
(Les gentilshommes qui soutiennent le roi le font asseoir sur un fauteuil. Paré est auprès de lui.)
LA REINE-MÈRE.
Eh bien ! mon cher fils, mon François, comment vous trouvez-vous ?
LE ROI, d’une voix faible.
Je me suis senti bien mal, ma bonne mère.
LA REINE-MÈRE.
Mais à présent ?
LE ROI.
Je suis mieux, grand merci.
LA REINE-MÈRE, lui prenant les mains.
Mon cher enfant !…
LE ROI, d’un ton affectueux.
Approchez-vous, ma mère… Votre tendresse me fait bien.
LA REINE-MÈRE, embrassant le roi sur le front.
Mon bon fils !… Oh ! ce ne sera rien…
(Se retournant vers Paré et l’interrogeant de l’œil.) Paré ?…
PARÉ.
Ce n’est qu’une syncope, madame.
LA REINE-MÈRE.
N’est-ce pas ?
PARÉ.
Il faudra quelques soins ; mais, croyez-moi, soyez sans craintes.
LE ROI, tendant la main à la reine.
Ma chère Marie, il fait bon vous avoir pour compagne. Sans vous je tombais encore cette fois. Oh ! j’ai vu comme vous m’aimez.
LA REINE, embrassant la main du roi.
Mon ami ! mon cher seigneur !
LE ROI.
Et mon oncle de Navarre, est-il là ?
PARÉ.
Oui, sire, le voici devant vous.
LE ROI.
Il est bien ?
(Le roi de Navarre s’incline.) Bonjour, mon oncle.
CYPIERRE, bas à Brézé.
Dites donc, Brézé, qu’en pensez-vous ? Le roi n’est-il pas bien malade ?
BRÉZÉ, bas.
Pourquoi ?
CYPIERRE.
C’est qu’il a l’humeur bien changée !
BRÉZÉ.
Je n’en crois pas mes oreilles. Voyons, que va-t-il dire au cardinal ?
LE ROI, au cardinal de Lorraine qui s’approche.
Ah ! mon oncle, pas d’affaires… Je vous en prie, pas d’affaires.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quelle idée, sire ! je ne m’approchais que pour exprimer au roi mon espoir de le voir promptement rétabli.
LE ROI.
Pas sitôt que vous croyez… Nous n’aurons pas conseil demain, mon oncle !
CYPIERRE, bas à Brézé.
Malepeste ! quel compliment !
BRÉZÉ, bas.
M. de Guise s’en est mordu la lèvre.
PARÉ, bas à la reine-mère.
Le pouls est encore faible, madame…
(Élevant la voix) Il faut qu’on porte le roi sur son lit.
LA REINE-MÈRE.
Tout est-il préparé ?
LA REINE, appelant.
Stewart !… Où donc est-il ?
(À miss Seyton.) Fais-le chercher, Marie.
(Miss Seyton sort.)
Les mêmes, moins miss SEYTON.
BRÉZÉ.
Il était avec nous dans la forêt.
CYPIERRE.
Je l’ai vu mettre son cheval au galop, sans doute pour rentrer en ville.
LA REINE.
À coup sûr il doit être là.
Les mêmes, miss SEYTON.
MISS SEYTON
On n’a pas vu Stewart, madame, on ne peut le retrouver.
Mme DE MONTPENSIER, à part. Ah ! mon Dieu ! quel soupçon !
PARÉ, s’adressant aux gentilshommes.
Eh bien ! monsieur de Brézé, monsieur de Cypierre, et vous, messieurs, aidez-moi à soutenir le roi.
LE ROI, pendant qu’on le soulève.
Otez-moi ce bonnet, Paré.
LA REINE.
Mais oui, ce bonnet le fatigue…
(Paré ôte le bonnet.)
LA REINE-MÈRE, suivant des yeux le roi qu’on soutient pour le conduire à sa chambre.
Qu’il est pâle, bon Dieu !
Mme DE MONTPENSIER, bas à la reine-mère. Madame…
LA REINE-MÈRE, à Mme de Montpensier. Que voulez-vous ? (À la reine qui accompagne le roi.) Je vous suis, ma fille ; ne le quittez pas.
- (Le roi, la reine, Paré, Brézé, Cypierre et les autres gentilshommes qui soutiennent le roi sortent par la porte du fond.)
LA REINE-MÈRE,
Mme DE MONTPENSIER, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE, LE ROI DE NAVARRE, LE CARDINAL DE BOURBON, LE CHANCELIER, CHAVIGNY.
Mme DE MONTPENSIER, bas à la reine-mère. Madame, écoutez-moi…
MM. de Guise ont deviné, j’en meurs de peur !
LA REINE-MÈRE.
Comment ! du poison ?… D’où vous en vient l’idée ?…
Ce Stewart, madame, qu’on ne retrouve pas !
LA REINE-MÈRE.
Ah ! vous me faites trembler !… Ce fou, ce possédé !…
Tantôt, madame, ici même, il m’a dit des paroles que je n’ai pas comprises, mais dont le souvenir m’épouvante.
LA REINE-MÈRE.
Faites-le chercher, duchesse. Allez, qu’on s’en assure. Puis, amenez-moi Paré… Je veux lui parler ici.
- (Mme de Montpensier sort. La reine-mère fait signe au chancelier de s’approcher d’elle.)
Les mêmes, moins Mme DE MONTPENSIER.
LE CARDINAL DE LORRAINE, au duc de Guise.
Entrons, mon frère, et confessons Paré. Il faut savoir à quoi s’en tenir !
LE DUC DE GUISE, bas à son frère.
S’il y a poison, qu’il le dise, ou bien, mort Dieu ! qu’il prenne garde à lui. Entrez, Charles, je vous suis.
(Bas à M. de Chavigny :) Écoutez, Chavigny, ce n’est pas le moment de quitter votre prisonnier ; dans ce désordre, on peut endormir vos gardiens. Dites aussi à Brézé et à
Cypierre de ne pas rester là dans cette chambre à faire les gardes-malade ; qu’ils veillent sur le Navarrais.
- (Le duc de Guise entre dans la chambre du roi, où le cardinal de Lorraine est déjà entré. Chavigny les suit.)
Les mêmes, moins MM. DE GUISE ET CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE, bas au chancelier, pendant que le roi de Navarre s’entretient dans le fond de la chambre avec le cardinal de Bourbon.
Vous m’entendez, chancelier, emmenez ce roi de Navarre, qu’il ne reste pas là ; qu’il se tienne à l’écart, chez lui, prêt à tout. Nous essaierons, ce soir, de lui faire prendre l’air hors de la ville. — Demain, si le roi va mieux, il ne serait plus temps. — Pas un mot de tout cela à son frère le cardinal, vous le feriez mourir de peur.
LE CHANCELIER, bas.
Vous serez obéie, madame.
- (Il va rejoindre le roi de Navarre et le cardinal de Bourbon.)
Les mêmes, Mme DE MONTPENSIER, rentrant.
LA REINE-MÈRE, à Mme de Montpensier. Eh bien ! l’a-t-on trouvé, cet homme ?
Non, madame… personne ne l’a vu…
LA REINE-MÈRE.
Ceci devient sérieux… Paré va-t-il venir ?
Je l’ai laissé parlant sous la cheminée avec
MM. de Guise, qui le pressaient de questions ; mais il m’a vue, je lui ai fait signe, il ne tardera pas…
LA REINE-MÈRE.
Le voici.
Les mêmes, PARÉ.
LA REINE-MÈRE, à Paré.
Paré, vous avez beau dire, ce mal n’est pas naturel ; voyons, qu’en pensez-vous ?
PARÉ.
Madame, il n’y a pas apparence de poison ; l’état de l’estomac semble
excellent ; pas le moindre indice. Je l’ai dit à
MM. de Guise, je le répète à votre majesté.
LA REINE-MÈRE.
Mais cette douleur de tête ?
PARÉ.
La reine se rappelle l’incision que nous avons dû faire ces jours passés ; la cicatrice n’est pas encore complète : peut-être le frottement du bonnet a-t-il causé cette douleur.
LA REINE-MÈRE.
Regardez-y de près, mon cher Paré, de bien près. Vous savez ce que je vous ai toujours dit…
UN HUISSIER, sortant de la chambre du roi.
Madame, le roi serait heureux que votre majesté voulût bien le venir voir.
LA REINE-MÈRE.
Le cher enfant ! C’est moi qui suis heureuse de sa bonne affection.
- (Elle entre dans la chambre du roi. Au même moment, MM. de Guise en sortent. Ils saluent la reine-mère au passage. Quelques momens après, Cypierre et Brézé sortent aussi de la chambre et s’entretiennent à voix basse.)
MM. DE GUISE, CYPIERRE, BRÉZÉ.
LE DUC DE GUISE, à son frère.
Par le sang Dieu ! quel pauvre roi nous avons là !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Comprenez-vous ce retour de tendresse ?
LE DUC DE GUISE.
Et ce dédain ? — M’a-t-il dit un seul mot ?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il m’a tourné le dos sur son lit chaque fois que je m’en approchais. Caprice de malade !
LE DUC DE GUISE.
Tout cela m’importe peu, puisqu’il n’y a ni poison ni danger.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Son mal passera et son caprice aussi.
LE DUC DE GUISE.
Vous avez votre arrêt ?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je l’ai là, bien dressé, signé de tous nos commissaires ; il n’y manque plus qu’un mot, le grand mot…
LE DUC DE GUISE.
C’est une occasion à saisir ; demain peut-être…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Heureusement Marie m’a l’air de revenir en grâce ; nous essaierons par elle…
LE DUC DE GUISE.
Faites toujours signer d’avance les membres du conseil.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oui, vous avez raison… que tout soit prêt au bon moment. Allons, l’espoir me revient. La partie n’est pas perdue.
LE DUC DE GUISE.
Non, mais elle est remise : c’est déjà trop !
(ils sortent.)
CYPIERRE, resté seul avec BRÉZÉ.
Le cardinal me semble ragaillardi.
BRÉZÉ.
Il en avait besoin. Tout à l’heure, l’avez-vous vu ? il était plus pâle que le roi.
CYPIERRE.
Dame ! c’est que, si le roi était vraiment malade,
MM. ses oncles ne seraient guère bien portans !
BRÉZÉ.
Le roi, mon cher Cypierre, il va mourir…
CYPIERRE.
Allons donc !
BRÉZÉ.
Je ne plaisante pas, il va mourir… d’amour pour sa mère !
CYPIERRE.
Vilaine maladie !… Pour la reine, à la bonne heure ! L’avez-vous regardée, là, tout à l’heure, penchée sur ce lit, les yeux brillans de larmes ! Quels yeux, Brézé ! quels yeux !
BRÉZÉ.
Allons, chut ! monsieur, c’est du fruit défendu ; n’y touchez pas, même en paroles…
(il regarda autour de lui.) Eh ! mais qu’est devenu mon roi de Navarre ? Il était là…
CYPIERRE.
Alerte ! mon ami, mettez-vous à sa piste ; moi je vais dire bonjour à nos bourgeois et leur conter doucement à l’oreille que
MM. de Lorraine ne sont pas encore morts.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
La scène est à Orléans. — Le cabinet de la reine-mère.
LA REINE-MÈRE, AMBROISE PARÉ.
LA REINE-MÈRE.
Faites-moi grâce, mon cher Paré, de tous vos mots latins. Mon fils guérira-t-il ? Dites-moi en français oui ou non.
PARÉ.
Si le roi guérira ! en doutez-vous, madame !…
LA REINE-MÈRE.
Voilà huit jours que vous me dites tantôt blanc, tantôt noir. Je trouve, moi, qu’il s’affaiblit à vue d’œil.
PARÉ.
C’est cette maudite fièvre… sans elle nous serions en pleine convalescence.
LA REINE-MÈRE.
Encore une fois, Paré, ce n’est pas Dieu tout seul qui lui a envoyé ce mal-là !…
PARÉ.
Madame, s’il y a poison, celui qui l’a donné est un grand maladroit.
LA REINE-MÈRE.
Ah ! vous n’affirmez plus que ce soit impossible !…
PARÉ.
Non, je n’affirme rien ; une si étrange maladie, des symptômes si bizarres… et puis, vous l’avouerai-je, l’idée m’est venue d’examiner ce bonnet qu’il portait à la chasse. Dans la coiffe, du côté de l’oreille gauche, j’ai trouvé je ne sais quelle poudre blanchâtre…
LA REINE-MÈRE.
Voyez-vous !
PARÉ.
Substance inconnue, peu active, je crois, mais qui peut bien avoir pénétré par cette petite plaie…
LA REINE-MÈRE.
Vous êtes sur la voie, Paré ! vous voyez combien c’est grave !
PARÉ.
Non, madame, la fièvre seule me cause quelque ennui… Quant à ce
bonnet, si j’en parle, c’est que je veux tout dire à votre majesté ; pour rien au monde, je n’en soufflerais mot à
M. de Guise ; il est déjà bien assez furieux et pousse d’assez beaux cris ! Ne pourriez-vous l’inviter, madame, à me dire moins d’injures ?
LA REINE-MÈRE.
Ah ! mon pauvre Paré, je ne protège personne ici.
PARÉ.
Je l’ai prié d’appeler ses médecins. Nicole et Servais sont venus de Paris. Ils approuvent tout ce que j’ordonne. N’importe, M. le duc s’en va criant tout haut que, si nous le voulions bien, le roi serait hors d’affaire ; que, s’il ne guérit pas, c’est notre faute, que nous sommes des ânes et qu’il nous fera pendre !
LA REINE-MÈRE.
Que voulez-vous ?
M. de Guise tempête, le cardinal fait brûler des cierges ; à chacun son métier, mon cher Paré… Laissez-les dire, et soignez bien le roi. Surtout faites-moi savoir d’heure en heure tout ce que vous aurez vu, tout ce que vous craindrez. Allez, Paré ; voici le chancelier, laissez-nous.
(Paré salue la reine et sort.)
LA REINE-MÈRE, LE CHANCELIER.
LA REINE-MÈRE. Mon cher chancelier, j’ai grand besoin de vous. Nos Lorrains mettent bas les armes ; ils me demandent un entretien.
LE CHANCELIER.
Je m’y attendais.
LA REINE-MÈRE.
Leur confiance est à bout. Ils voient bien que cet enfant se meurt.
LE CHANCELIER.
Que dit Paré, madame ?
LA REINE-MÈRE.
Il est plus sombre. Il admet le poison.
LE CHANCELIER.
Ce misérable Écossais a décidément disparu.
LA REINE-MÈRE.
Il a manqué son coup, je le veux bien ; mais la secousse est assez forte pour briser cette faible santé.
LE CHANCELIER.
Je commence à le craindre.
LA REINE-MÈRE.
Vous savez mes pressentimens, chancelier ; mon pauvre fils n’ira pas loin. — Pensons à son frère. Il n’a que onze ans, ce petit Charles. J’espère au moins qu’on m’en laissera maîtresse ! — Du côté de
MM. de Guise, point de lutte possible, quant à présent du moins… mais, de l’autre côté, vous savez les folies qui commencent à poindre.
LE CHANCELIER.
En vérité, madame, je ne saurais y croire… des idées de régence chez ce bon roi de Navarre !
LA REINE-MÈRE.
Si ce n’est pas de lui qu’elles viennent, on les lui met en tête.
LE CHANCELIER.
Il est vrai qu’il a maintenant beaucoup d’amis…
LA REINE-MÈRE.
On fait antichambre à son lever.
LE CHANCELIER.
Tel qui passait raide et couvert devant lui, lui tire sa révérence d’aussi loin qu’il le voit. Quels Protées que ces gens de cour, madame ! La crainte de
MM. de Guise ne retient plus personne ; chacun en prend à son aise. Il y a je ne sais quoi dans l’air qui dit que leur règne est passé. Cypierre, le croiriez-vous ? ne s’est pas permis depuis trois jours de maltraiter qui que ce soit dans la ville, et Chavigny lui-même m’a fait dire ce matin qu’il n’était pas geôlier du prince malgré Dieu et justice ; que s’il plaisait à votre majesté…
LA REINE-MÈRE.
Pas encore… il faut d’abord que le frère ait réglé son compte avec moi. — Chancelier, je vous demande d’aller le voir, ce roi de Navarre ; la duchesse vous aidera, elle est femme de sens. Je n’entends pas que
MM. les princes se fassent Guise à leur tour. Je ne veux pas qu’on me joue une seconde fois. Point de sottes prétentions, ou je serai sans pitié. Dites-le-lui, chancelier, et vertement.
LE CHANCELIER.
Soyez persuadée, madame, qu’au fond de l’ame il n’a pas la pensée de faire valoir ses droits.
LA REINE-MÈRE.
Ses droits ! voilà un mot que je ne puis souffrir. C’est un rêve que ces droits des princes du sang ! Je comprends qu’on exclue les femmes de la couronne, mais de la régence, à quoi bon ? Ce n’est pas là l’esprit de vos lois, chancelier. N’a-t-on pas fait pour la mère du saint roi Louis
IX ce que j’entends qu’on fasse aujourd’hui pour moi ? S’en est-on mal trouvé ? Et, sans remonter si haut, le roi Charles
VIII n’a-t-il pas
remis à sa sœur les rênes de l’état ? Ainsi, point de vains prétextes. Les droits du roi de Navarre ! cela n’est pas sérieux. Est-il de taille à gouverner ? voilà toute la question. Un pauvre homme qui se laisse pétrir par le premier qui le prend dans sa main ! Si nous avions le malheur de lui laisser les affaires, qu’en ferait-il, chancelier ?
LE CHANCELIER.
Il se résignera, madame, soyez-en convaincue.
LA REINE-MÈRE.
Tant mieux !… sinon c’est guerre ouverte… Qu’il le sache bien, je le prends de très haut.
LE CHANCELIER.
Je n’aurai pas besoin de…
LA REINE-MÈRE.
Surtout qu’il se lie les mains ; qu’il s’engage à refuser, même devant les états, tout ce qui ne serait pas convenu entre nous. Je ne veux point d’équivoque : un abandon bien net et par écrit. Si le malheur advient que nous perdions mon cher enfant, il faut que tout soit réglé d’avance. Je donnerai la lieutenance générale, c’est trop juste ; mais le gouvernement de mon fils et du royaume, je prétends le garder pour moi seule. Vous entendez, chancelier. Qu’il n’y mette point de finesse, ou je suis femme à l’abandonner tout à plat. Si je disais un mot, même à l’heure où nous sommes, les Guise n’en feraient qu’une bouchée !…
LE CHANCELIER, vivement.
La reine a bien trop de prudence !…
LA REINE-MÈRE.
Assurément, c’est une façon de dire…
LE CHANCELIER.
Donner cette joie à
MM. de Guise, ce serait vous préparer la pire des conditions…
LA REINE-MÈRE.
Je le sais, chancelier. Ne lui répétez pas moins, mot pour mot, tout ce que je viens de dire. Il en sera quitte pour la peur, je vous le promets. Jamais, de mon aveu,
MM. de Guise ne le toucheront du bout du doigt, pas plus que lui ni les siens n’attenteront à
MM. de Guise.
LE CHANCELIER.
Que Dieu seconde votre majesté ! Vous vous préparez là une vie difficile ; mais, au temps où nous sommes, il n’y a pour vous ni liberté ni puissance que sous l’abri de leurs rivalités.
LA REINE-MÈRE.
Vous serez content de moi… Allez, le temps presse ; il faut, songez-y bien, que tout soit fait ce matin. Arrangez-vous pour qu’il vienne me
parler dès que
MM. de Guise sortiront de chez moi. Allez… Encore un mot pourtant : ces Guise ont beau courber la tête, s’ils ne sont bien bridés, ils la relèveront… Avez-vous écrit au connétable ?
LE CHANCELIER.
Oui, madame.
LA REINE-MÈRE.
Est-il prêt à reprendre sa charge ?
LE CHANCELIER.
Pour complaire à votre majesté, il a quitté Étampes hier matin et doit avoir couché très près d’ici. À notre premier signal, il sera dans la ville.
LA REINE-MÈRE.
Bien accompagné ?
LE CHANCELIER.
Deux mille lances au moins. Déjà bon nombre de ses hommes se sont glissés dans nos murs, et se cachent chez les bourgeois.
LA REINE-MÈRE.
C’est bien. — Et nos états, qu’en faites-vous ? Ces députés s’ennuient ; ne les négligez pas. Si Dieu persiste à vouloir que nous perdions ce cher François, il faut ouvrir dès le lendemain. Êtes-vous prêt ?
LE CHANCELIER.
Moi, madame, depuis long-temps.
LA REINE-MÈRE.
Et l’avocat de Bordeaux qui parle pour le tiers ?
LE CHANCELIER.
L’Ange ? Il achève sa harangue ; elle est très bonne, on en sera furieux en Lorraine. Le baron de Rochefort m’a montré la sienne ; il fait tonner la noblesse contre les deux frères. Quant au clergé, savez-vous ce qu’il ose faire ? Il prend pour orateur Quintin. Le cardinal croyait être choisi. Jugez quelle colère !
LA REINE-MÈRE.
C’est très bien de tourner le dos aux Lorrains ; mais prenez garde qu’on ne se précipite de l’autre côté et à bras trop ouverts. Quand les gen sont lancés, on ne les contient plus. Veillez-y, chancelier.
(Un huissier s’approche de la reine-mère et lui dit quelques mots à voix basse. Elle lui fait signe de se retirer, en ajoutant :) Qu’ils entrent.
(L’huissier sort.) — (Au chancelier :) Voici
MM. de Guise. Je vous quitte, la duchesse m’attend ; je ne lui dis qu’un mot et l’envoie vous rejoindre. — Obligez-moi de dire à ces messieurs que je reviens dans un instant ; mais ne perdez pas votre temps avec eux.
(Elle sort.)
LE CHANCELIER, seul.
Comme la reine est animée ! Quel besoin de commander ! Quelle jeunesse, quelle vie nouvelle, semblent sortir pour elle de cette prochaine mort !
LE CHANCELIER, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE, un huissier.
L’HUISSIER, à MM. de Guise. Veuillez entrer, messeigneurs. La reine va venir.
LE CARDINAL DE LORRAINE, entrant le premier.
Ah ! c’est vous, chancelier ? Eh bien ! vous savez, le roi va mieux.
LE CHANCELIER.
Le ciel en soit béni, monseigneur ! Il est donc advenu…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Non, rien de nouveau ; mais nous sortons de le voir, il nous semble très bien.
LE DUC DE GUISE.
Ce sont ces bélîtres de médecins qui le disent si malade pour se donner l’honneur de le guérir et nous voler notre argent !
LE CHANCELIER.
Dieu vous entende !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Où allez-vous donc si vite ? Vous nous quittez, chancelier ?
LE CHANCELIER.
À regret, monseigneur ; mais les affaires m’attendent…
LE DUC DE GUISE.
Est-ce au moins le procès Groslot ?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il ne marche pas, ce procès, chancelier.
LE DUC DE GUISE.
Rien ne marche, mort Dieu !
LE CHANCELIER.
Condamne-t-on les gens sans les entendre ?
LE DUC DE GUISE.
Mais ceux qui sont condamnés ? Dès que le roi pourra prendre une plume, on soldera les vieux comptes.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
On en ouvrira de nouveaux.
LE DUC DE GUISE.
Tenez-vous prêt, chancelier…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Nous vous taillons de la besogne.
LE CHANCELIER.
Permettez-moi, messeigneurs, de prendre congé de vous.
(Il les salue et sort.)
LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE DUC DE GUISE.
Le vieux renard ! il sait à quoi s’en tenir !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous trouvez donc que nous allons bien mal ?
LE DUC DE GUISE.
Vous avez des yeux comme moi.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il m’a semblé plus pâle encore qu’hier au soir.
LE DUC DE GUISE.
C’est un vrai moribond ; je m’attends d’heure en heure à lui fermer les yeux.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et Marie ne veut rien tenter ?
LE DUC DE GUISE.
Rien…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Lui avez-vous bien dit que cette signature n’aurait point son effet, que nous ne la souhaitions que pour mieux ménager notre accommodement avec la reine ?
LE DUC DE GUISE.
Je lui ai tout dit, mais rien ne l’ébranle. Quand on la presse, elle se prend à pleurer : c’est si commode !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
La petite sotte ! s’être ainsi affolée de ce garnement !
LE DUC DE GUISE.
Elle jure de ne le revoir jamais… Elle l’a promis à Dieu !…
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C’est très beau ; mais pas de signature… voilà le plus clair.
LE DUC DE GUISE.
On peut s’en passer, morbleu ! Si la reine n’entend pas raison, si elle nous pousse à bout, j’ai bien encore assez d’autorité pour me faire obéir.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
À la bonne heure ! voilà parler !
LE DUC DE GUISE.
S’il faut rendre la place, soyez tranquille, ce ne sera pas sans coup férir.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pour moi, j’ai pris mes précautions. Il reste 62,000 écus dans l’épargne, je les fais transporter à Reims. À quoi bon laisser des vivres à l’ennemi ?
LE DUC DE GUISE.
Belle misère, votre argent ! C’est autre chose qu’il faudrait emporter !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Silence ! voici la reine.
Les mêmes, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Ah ! messieurs, dans quelle douleur vous me voyez ! Mon pauvre fils !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mais pourquoi désespérer, madame ? Le roi n’a-t-il pas sa jeunesse, ce médecin qui guérit tant de maux !
LA REINE-MÈRE.
Quoi ! vrai, vous conservez un peu d’espoir ? Eh bien ! j’aurais juré qu’il ne vous en restait plus.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pourquoi, madame ?
LA REINE-MÈRE.
Ne le prenez pas à mal, je vous prie… parce que vous me venez voir.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ah ! madame, quelle pensée !…
LA REINE-MÈRE.
Vous me gâtiez si peu quand il était en santé, ce cher enfant.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
La reine nous connaît bien mal ! Nous ne venons pas lui parler de nous. Le salut de l’état, le vôtre, madame, celui de vos enfans, voilà
ce qui nous tient au cœur. Permettez-moi de le dire, votre majesté nous est aussi peu charitable que nous lui sommes dévoués.
LA REINE-MÈRE.
Allons, messieurs, point de vaines paroles ! Passons au fait. Vous venez me dire que le roi de Navarre a retrouvé de nombreux amis, qu’il a de folles prétentions, qu’on lui prête de sots propos. N’est-ce pas cela ?
LE DUC DE GUISE.
Nous venons vous dire, madame, que d’heure en heure la ville se remplit d’inconnus, de gens suspects ; que M. le connétable s’approche du faubourg enseignes déployées. Si vous ne prenez votre parti, on va vous donner un maître, à vous, madame, aussi bien qu’à nous.
LA REINE-MÈRE.
Vous oubliez donc, monsieur, de qui j’attends secours ?
LE DUC DE GUISE.
De qui, madame ?
LA REINE-MÈRE.
De vous, monsieur le duc ; de vous, monsieur le cardinal ! Me ferez-vous défaut ? Ne serez-vous pas, demain comme aujourd’hui, les serviteurs du roi, les défenseurs de notre sainte église ? Croyez-vous que, par une misérable rancune, j’irai me priver de vos services ? Dieu m’en préserve ! Je vous chargerai de me défendre, et je sais que vous n’y manquerez pas.
LE DUC DE GUISE.
Eh bien ! madame, que ce soit dès aujourd’hui, pendant qu’il en est temps encore. Le roi ne peut signer ; mais un mot de votre main, et je me charge de tout.
LA REINE-MÈRE.
Comme vous y allez, monsieur le duc ! Entendons-nous, s’il vous plaît. Je ne veux pas vous tromper. Si, sous prétexte de me servir, vous comptez vous délivrer de
M. de Condé, et, qui sait ? de son frère aussi peut-être, n’en parlons plus. J’entends, je veux que personne ne se venge, ni eux, ni vous.
LE DUC DE GUISE.
Mais le prince est coupable, madame ; en pouvez-vous douter ?
LA REINE-MÈRE.
Coupable, c’est un mot ! Il s’ennuie de n’être rien. Les gens sont-ils coupables parce qu’ils sont ambitieux ? La justice aurait trop affaire, soit dit sans offenser personne.
LE DUC DE GUISE.
Avec cette indulgence, vous irez loin, madame !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je comprends qu’on ait l’audace de disputer la régence à votre majesté !
LA REINE-MÈRE.
Nous verrons si on l’osera.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
N’en courez pas la chance, madame. Ne gardez près de vous que des hommes à qui ces insolentes pensées ne tombent pas dans l’esprit ; des hommes qui se prévalent de leur amour du bien public, non des prétendus droits de leur naissance, et qui, n’aspirant pas à s’élever par eux-mêmes, seront heureux et fiers de tout devoir à vos bontés.
LA REINE-MÈRE.
Eh ! messieurs, c’est tout juste le langage que vous me teniez l’an passé, quand la mort me porta ce rude coup dont fut atteint mon bien-aimé seigneur ! C’est ainsi que vous me fîtes congédier, non-seulement les princes, mais le connétable et tous les siens ! Qu’en est-il advenu ? Qu’ai-je recueilli de ces belles paroles ? Écartons-en le souvenir, c’est le plus sûr moyen de maintenir dans mon cœur les sentimens que je veux avoir pour vous. Encore une fois, oubliez qu’il y ait au monde un prince de Condé, c’est ma première condition. Les autres ne sont pas dures. Vous, monsieur le duc, vous conserverez vos dignités, vos charges, vos commandemens ; je ne disposerai que de la lieutenance-générale. Et vous, monsieur le cardinal, si la surintendance des finances ne vous fatigue pas, il me plaira que vous la gardiez. Les états auront la fantaisie de vous demander vos comptes, mais je vous permettrai de ne les rendre qu’à moi.
(Le cardinal s’incline.) Il y a des gens, vous le savez, assez mal appris pour prétendre que 42 millions de dettes ont été contractées depuis votre gestion. Si nous avons le bonheur de sauver mon cher fils, vous leur ferez telle réponse que bon vous semblera. Si Dieu en ordonne autrement, si je suis quelque chose, c’est moi qui répondrai, et j’obtiendrai qu’on s’en rapporte à moi. Eh bien ! messieurs, est-ce entendu ? Puis-je compter sur vous ?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Comme sur vos plus fidèles sujets, madame.
LA REINE-MÈRE.
Ce n’est pas tout. Je prétends qu’entre vous et les princes il y ait réconciliation publique, solennelle et, je dis plus, sincère.
LE DUC DE GUISE.
Cela dépend-il de nous, madame ?
LA REINE-MÈRE.
Vous n’avez pas signé le décret de prise de corps, et vous avez bien
fait. Je pourrai affirmer à
M. de Condé que vous n’avez été ni les auteurs, ni les instigateurs de sa prison.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ce sera plus vrai que vous ne pensez, madame. Le roi nous eût forcé la main, si nous n’avions laissé faire le conseil.
LA REINE-MÈRE.
Tant mieux, vous en serez plus à l’aise pour donner un serment… Vous le jurerez, monsieur le duc ?
LE DUC DE GUISE.
Il le faudra, si votre majesté l’ordonne.
LA REINE-MÈRE.
Et vous vous embrasserez ?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pourquoi pas ?
LA REINE-MÈRE.
Enfin, mais ceci n’est qu’un conseil, je crois qu’il serait bon que la reine votre nièce n’oubliât pas trop long-temps qu’elle a des sujets qui l’attendent et une couronne à conserver.
LE DUC DE GUISE.
Triste séjour que son Écosse !
LA REINE-MÈRE.
Si je n’écoutais que mon cœur, nous la garderions en France, mais ce ne serait pas séant.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Aussi bien elle paraît d’humeur à vouloir se gouverner soi-même.
LA REINE-MÈRE.
Dieu nous fasse la grâce qu’elle n’en ait pas si triste occasion !
Les mêmes,
Mme DE MONTPENSIER, entrant brusquement et s’arrêtant quand elle aperçoit
MM. de Guise.
LA REINE-MÈRE, se retournant au bruit de la porte qui s’ouvre.
Qui est là ?.. Ah ! c’est vous, duchesse ; entrez… Je vous demande pardon, messieurs.
(Bas à Mme de Montpensier.) Est-ce fait ?
Il hésite, madame.
LA REINE-MÈRE, bas, mais vivement.
Il hésite ? Le chancelier ne lui a donc pas dit…
À peine avons-nous pu lui parler. La chambre était pleine de monde.
Chacun venait raconter que le roi n’en pouvait revenir.
(Élevant un peu la voix.) Et, de fait, Paré se désole, il n’ose vous faire savoir la vérité, madame ; mais elle est bien triste… La voix s’affaiblit, la respiration s’arrête : tout annonce une prochaine fin.
LA REINE-MÈRE.
Vous entendez, messieurs !
LE DUC DE GUISE.
Hélas ! oui… Venez, mon frère.
LA REINE-MÈRE.
Je vous suis… Ce pauvre enfant ! je veux lui donner mon dernier baiser !… Allez, messieurs, allez.
LE CARDINAL DE LORRAINE
Nous déposons entre vos mains l’hommage que votre majesté a daigné recevoir.
LA REINE-MÈRE.
C’est bien, messieurs, allez… je ne me ferai pas attendre.
(Le duc de Guise et le cardinal sortent.)
LA REINE-MÈRE,
Mme DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Va-t-il venir, au moins ?
Oui, madame, il me suit.
LA REINE-MÈRE.
Alors rien n’est perdu. Il verra, je l’espère, sortir
MM. de Guise… Duchesse, obligez-moi de vous placer entre ces deux portes. Vous l’entendrez venir, et, quand il passera, vous lui direz ces deux mots à l’oreille : « Gardez-vous de refuser, sinon votre frère est mort. » Eh bien ! n’avez-vous pas peur ? Ce n’est pas difficile à dire. Allez donc, ma chère Jacqueline.
J’y vais, madame.
LA REINE-MÈRE.
C’est pour son bien, vous le savez.
Mme DE MONTPENSIER, ouvrant la porte et la tirant après elle sans la fermer complètement. Me voici en sentinelle.
LA REINE-MÈRE.
Être prise de si court ! Ce malheureux Paré qui devait m’avertir et
qui s’en va perdre la tête ! On doit déjà remarquer mon absence… que n’en dira-t-on pas ?.. Mais puis-je être partout à la fois ? Il faut que je l’attende, ce Navarrais, il faut en finir avec lui… Si je le manque, Dieu sait ensuite… Mais je l’entends, ce me semble… oui, c’est lui ; la duchesse lui parle… Asseyons-nous et calmons-nous.
LA REINE-MÈRE, LE ROI DE NAVARRE.
LE ROI DE NAVARRE.
Je n’osais espérer, madame, de vous trouver ici ; on répand de si tristes nouvelles ! le roi se meurt, dit-on.
LA REINE-MÈRE.
Si le roi se mourait, mon frère, me verriez-vous tranquille à cette place ? Son mal est grave, mais la bonté de Dieu est infinie ! Asseyez-vous, je vous prie. Au moment où vous êtes entré, j’étais encore tout émue… je venais d’avoir la visite…
LE ROI DE NAVARRE.
De
MM. de Guise ?
LA REINE-MÈRE.
Précisément, les avez-vous rencontrés ?… Ils semblaient triomphans. Je crains en vérité qu’ils n’en soient venus à leurs fins.
LE ROI DE NAVARRE.
Comment, madame ?
LA REINE-MÈRE.
Ce malheureux arrêt qu’ils ont toujours en poche, je crains qu’ils ne l’aient fait signer !
LE ROI DE NAVARRE.
Serait-il possible ?
LA REINE-MÈRE.
Je les en crois capables.
LE ROI DE NAVARRE.
Mais le roi est si faible !
LA REINE-MÈRE.
Ils lui auront conduit la main. Notez, mon frère, que je ne veux pas vous effrayer. Ce n’est de ma part qu’une conjecture. Mais ce qui est plus certain, car ils me l’ont dit eux-mêmes, ce qui me cause une sérieuse appréhension, c’est qu’ils tiennent enfin les pièces qu’ils cherchaient contre vous.
LE ROI DE NAVARRE.
Quelles pièces, madame ?
LA REINE-MÈRE.
Ils me les ont montrées, mon frère, et s’ils s’obstinent à en faire usage, vos amis auront grand’peine à vous tirer de là.
LE ROI DE NAVARRE.
Fourberie que ces pièces, madame, pure fourberie.
LA REINE-MÈRE.
Telles qu’elles sont, croyez-moi, ne les dédaignez pas. Mon fils est bien malade, mais ses oncles sont puissans. Ils useront de leur pouvoir jusqu’au bout. Je les crois gens à tout faire pour se délivrer de vous et de votre frère. Ils jouent à quitte ou double ; et savez-vous pourquoi ? Parce qu’on leur dit que le gouvernement du royaume va passer entre vos mains, que vous serez leur maître. De là cette colère, ces violences. Sans les propos de quelques imprudens, nous n’en serions pas là. Vous avez des amis malavisés, mon frère ! vous le savez, ils vous décernent la régence.
LE ROI DE NAVARRE.
Eh ! madame, est-ce ma faute si le parent le plus proche…
LA REINE-MÈRE.
Pour ma part, je n’aurais rien à dire, n’était qu’il y a péril pour vous et pour l’état. Franchement, mon frère, si j’écoutais mon inclination et l’amour de mon repos, je vous prierais de prendre cette charge, non qu’à mon avis elle vous appartienne plutôt qu’à moi, une mère a toujours droit à la tutelle de son enfant, il n’y a pas de loi contre ce vœu de nature, mais parce que personne ne m’agréerait autant que vous pour la conduite des affaires. Aussi je ne saurais vous dire quel est mon regret de ne pouvoir me décharger sur vous de ce fardeau ! Que n’êtes-vous resté dans le sein de l’église notre mère ! Vous y voilà revenu, Dieu merci, mais d’hier seulement : le peuple en a la mémoire trop fraîche, vos ennemis auraient trop beau jeu contre vous, nous serions exposés à trop de défiance et de soulèvemens ; il faut par force que je me dévoue. Ce qui m’y décide aussi, c’est que moi seule je puis conserver à vous et aux vôtres une juste part dans le maniement des affaires. On vous disputera la lieutenance générale, mais dussé-je y perdre la vie, je vous la donnerai. Votre frère prendra place au conseil et dans les armées du roi. Je ferai plus. Vous regrettez, je pense, vos possessions d’Espagne…
LE ROI DE NAVARRE.
Assurément, madame.
LA REINE-MÈRE.
J’obtiendrai du roi mon gendre qu’il vous les rende en tout ou en partie. Mais, de votre côté, vous mettrez bas toute rancune contre
MM. de Guise…
LE ROI DE NAVARRE.
La paix avec ces gens-là !
LA REINE-MÈRE.
Oui, la paix. Ils ont en main les finances, les gens d’église sont à leur dévotion, une partie de la noblesse et du peuple leur obéit : guerroyer avec eux, quelle folie ! Je veux que vos dissentimens s’effacent, et, pour commencer, il faut dès à présent supprimer le prétexte à leurs clameurs. Qu’il ne soit plus question de ces bruits de régence. Le moyen est bien simple. Dites tout haut que vous ne l’acceptez pas ; que les états eux-mêmes, s’ils s’avisaient de vous la déférer, ne vous feraient pas changer, et, afin de confondre les incrédules, donnez-en votre signature. Voici justement quelques lignes que j’ai préparées ce matin…
(Elle lui présente un papier.)
LE ROI DE NAVARRE.
Madame, je m’engage volontiers à ne point briguer un honneur qui vous convient mieux qu’à moi. Je suis d’un naturel trop amateur du repos pour me jeter dans de tels hasards. Mais ce papier, cette signature… renoncer par écrit à un droit de ma maison… que pensera-t-on de moi ? que me dira mon frère ?
LA REINE-MÈRE.
Faites comme il vous plaira. Je ne vous ai pas donné des raisons pour rire. Vous êtes averti ! Si l’arrêt est signé, comme je le crains, il peut être exécuté ce soir…
LE ROI DE NAVARRE.
Mais le sera-t-il moins si je signe ?
LA REINE-MÈRE.
Si vous signez,
MM. de Guise renoncent à leurs desseins contre vous, et votre frère est libre.
LE ROI DE NAVARRE.
Mon frère en liberté ! Votre majesté m’en donne l’assurance !
LA REINE-MÈRE.
Je sais ce que je dis.
(Elle s’approche d’une table, prend une plume et écrit quelques lignes.) Voici deux mots de moi. Qu’ils soient remis au chancelier, il saura ce qu’il en doit faire. C’est la clé de la prison. Maintenant, à vous de voir si l’échange vous convient.
(Elle dépose sur la table le papier qu’elle lui a proposé de signer.) Mais hâtez-vous. Je veux aller voir mon fils ; il me tarde de l’embrasser… Êtes-vous résolu ?
LE ROI DE NAVARRE, s’approchant de la table et prenant la plume.
Je dois sauver mon frère.
(Il signe.)
LA REINE-MÈRE.
Et vous-même, croyez-moi.
LE ROI DE NAVARRE
Je vous abandonne de grand cœur une tâche qui m’effrayait. Que les affaires soient conduites comme vous l’entendrez, madame, mais qu’elles le soient par vous et non par des gens qui vous ont bien trompée, et que vous semblez encore disposée à ménager plus qu’ils ne valent !
LA REINE-MÈRE, prenant le papier.
Je tiendrai chacun à sa place. Allez, mon frère, allez trouver le Chancelier.
(Elle lui donne le papier signé par elle.)
LE ROI DE NAVARRE
Dieu vous garde, madame, et le royaume aussi !
(Il sort.)
LA REINE-MÈRE, seule.
Voilà un homme comme il en faut pour faire un lieutenant-général du royaume. Ce sera obéissant comme un sergent aux gardes. On peut m’en donner à la douzaine de cette façon-là, je n’en serai pas gênée ! Ainsi l’affaire est faite ! Allons maintenant à ce lit de mort… Le chancelier sera prudent, j’espère ; il n’ouvrira cette prison que si mon fils… Après tout, arrive que pourra !…
(Elle veut sortir, mais la porte s’ouvre et laisse entrer la reine.)
LA REINE-MÈRE, LA REINE.
LA REINE.
Je viens vous chercher, ma mère. Il vous demande, il veut vous voir.
LA REINE-MÈRE.
Ce cher François ! J’y vais, ma fille.
LA REINE.
C’est lui qui m’envoie vers vous… Nous respirons, Dieu merci ! il va mieux.
LA REINE-MÈRE
Il va mieux, dites-vous ?
LA REINE.
Cette crise est passée ; Nicole assure qu’il pourra le sauver ; Servais aussi conserve de l’espoir. Paré seul ne dit rien, mais c’est la peur que lui font mes oncles.
LA REINE-MÈRE, élevant la voix.
Huissier, appelez
Mme de Montpensier… Mais non, non, j’y vais moi-même… Un instant seulement, ma fille.
(Elle sort.)
LA REINE, seule.
Qu’a-t-elle donc la reine ?… On dirait que mes paroles… Oh ! ce serait trop mal !… D’où me vient cette idée ? Mon Dieu ! je n’ose lire dans le fond de mon cœur. Tout à l’heure, quand j’étais sans espoir, sauver le roi me semblait mon unique désir ; c’est pour lui seul que je priais… Maintenant, depuis cette lueur d’espérance, ma joie n’est pas complète… Je sens se réveiller mes anciennes angoisses. J’entends donner des ordres impitoyables ! Mes oncles !… rien ne les fléchira. Je ne puis échapper au coup qui me frappait que pour subir une douleur mortelle ! Quelle destinée est donc la mienne ?… Mon Dieu ! pardonnez-moi…
LA REINE, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Me voici, ma fille…
(Avant de refermer la porte qu’elle tient entr’ouverte, elle dit à Mme de Montpensier qu’on ne voit pas :) Vous m’entendez, duchesse, allez vite, arrêtez tout… Allez.
LA REINE.
Ma mère, ne tardons pas… il vous attend. Ne le laissons pas seul.
LA REINE-MÈRE, tout en se dirigeant vers la porte.
Mais vos oncles sont avec lui.
LA REINE.
Mes oncles ? il ne veut plus les voir ; c’est comme le premier jour.
LA REINE-MÈRE.
Ce cher enfant !… Allons, ma fille.
(Au moment où elle va sortir, le roi de Navarre se présente à la porte.)
Les mêmes, LE ROI DE NAVARRE.
LE ROI DE NAVARRE.
Madame…
LA REINE-MÈRE.
Pardon, mon frère, je vais…
LE ROI DE NAVARRE.
Le chancelier m’a dit…
LA REINE-MÈRE.
C’est bien, mais je ne puis… Mon fils m’appelle.
LE ROI DE NAVARRE.
Seulement un mot…
LA REINE-MÈRE.
Je reviendrai… veuillez rester ici… la duchesse vous dira… Allons, ma fille.
(La reine-mère et la reine sortent.)
LE ROI DE NAVARRE, seul.
Me voilà bien traité ! Beau marché que j’ai fait là ! Encore un guet-apens ! Ce chancelier est son compère. Il me dit qu’il lui faut un mot pour Chavigny, que la reine me le donnera, je viens le demander, et, avant que j’ouvre la bouche, elle me tourne le dos. Si Condé le savait, se moquerait-il de moi ! Que faire maintenant ? Retourner vers ce chancelier ? Attendre ici ? Elle me l’a dit… attendons, (il s’assied.) Si, comme le prétend Ranty, les médecins se ravisent et reprennent espoir, elle en sera pour ses frais, cette pauvre reine. Le cadeau qu’elle tient de moi ne l’aura pas réjouie long-temps ! Quoi qu’il arrive, je la lui abandonne, cette régence. La ramasse qui voudra.
LE ROI DE NAVARRE,
Mme DE MONTPENSIER.
LE ROI DE NAVARRE, se levant.
Ah ! vous voilà, chère duchesse ! Venez donc, ma mie ; la reine m’a promis que vous m’expliqueriez…
Sire, un moment, je vous prie ; je suis si troublée…
(Elle s’approche d’une fenêtre et regarde avec attention en levant la tête.)
LE ROI DE NAVARRE.
Eh ! qu’avez-vous à regarder en l’air ?
Nous venons de prendre un gros parti, le chancelier et moi.
LE ROI DE NAVARRE.
Faites-vous relâcher mon frère ?
Nous n’en sommes pas là, bon Dieu !
LE ROI DE NAVARRE.
Mais que voulez-vous dire ?
Au moment où vous quittiez le chancelier, je venais lui parler de la
part de la reine. Il attendait votre retour pour sonder Chavigny, quand tout à coup
M. de Guise, l’œil animé et la parole haute, comme si l’espoir de la guérison du roi l’eût mis hors de lui-même, aborda rudement le chancelier, lui rappelant que, de tous les membres du conseil, lui seul et le comte de Sancerre n’avaient pas encore signé l’arrêt ; que si, dans deux heures, leurs réflexions n’étaient pas faites, ils auraient de ses nouvelles ; que la volonté du roi lui était assez connue pour n’avoir pas besoin d’ordre écrit, et qu’il prendrait bien sur lui de faire marcher le grand-prévôt. Le chancelier était demeuré impassible ; mais, quand
M. de Guise se fut éloigné : « Madame, s’écria-t-il en me prenant la main, il le fera comme il le dit ! Je ne connais qu’un moyen d’arrêter le coup, c’est d’appeler le connétable. En moins d’une heure il peut être ici et tenir tout en respect. Nous n’avons pas le temps de consulter la reine, c’est le cas de prendre sur nous. » Et sans m’en dire davantage il me laissa toute tremblante et entra chez
M. de Morvilliers, pour le prier de faire donner le signal.
LE ROI DE NAVARRE.
Quel signal ?
La bannière de Sainte-Croix hissée sur le clocher. Voyez, la voilà qui flotte ; c’est ce que je regardais.
LE ROI DE NAVARRE.
Mais comment le connétable forcera-t-il la porte ?
Lansac et de Brosse ont le mot, la porte doit être ouverte.
LE ROI DE NAVARRE.
À merveille. — Je ferai bien, je crois, d’aller endosser ma cuirasse, nous ne tarderons guère à en venir aux coups.
Au dire du chancelier, personne ne bougera ; la surprise sera si grande !
LE ROI DE NAVARRE.
Ne vous y fiez pas, duchesse : un compagnon comme
M. de Guise ne laisse pas sa dague dormir dans son fourreau…
Pour moi, ce n’est pas là ma crainte ; mais si la reine avait d’autres desseins, si nous avions été trop vite, si le connétable arrivait trop tôt…
LE ROI DE NAVARRE.
Trop tôt pour sauver mon frère ? Y pensez-vous, ma mie ?
Si nous avions tout compromis en voulant tout sauver… Je ne serai
tranquille qu’après avoir vu la reine… et je n’ose aller lui dire… On vient… Si c’était elle ! le cœur me bat…
LE ROI DE NAVARRE.
Non, c’est Bourbon !… Que vient-il faire ?
Les mêmes, LE CARDINAL DE BOURBON.
LE CARDINAL DE BOURBON.
La reine est-elle ici ?
LE ROI DE NAVARRE.
Nous l’attendons, mon frère.
LE CARDINAL DE BOURBON.
Attendre ! ce n’est pas le cas ; il faut l’aller chercher, et bien vite.
Que se passe-t-il donc ?
LE CARDINAL DE BOURBON.
Quelque chose de sinistre, madame. Dutillet et le grand-prévôt sont enfermés avec
M. de Guise. On dit, mais c’est impossible… on dit qu’ils veulent exécuter ce soi-disant arrêt.
LE ROI DE NAVARRE.
Tout est possible avec de pareilles gens.
LE CARDINAL DE BOURBON.
Pauvre Condé ! Mais c’est abominable ! la reine ne doit pas souffrir…
La reine, monseigneur ! Que voulez-vous qu’elle fasse ?
LE ROI DE NAVARRE.
N’êtes-vous pas l’ami de
MM. de Guise ! Empêchez-les d’assassiner notre frère !
LE CARDINAL DE BOURBON.
Mais, mon Dieu ! il n’y a donc plus de justice !
LE ROI DE NAVARRE.
Vous pouvez parler, je ne puis.
LE CARDINAL DE BOURBON.
Pauvre Condé !
Au lieu de vous lamenter, monseigneur, montrez les dents, parlez…
LE CARDINAL DE BOURBON.
Oui, oui, je leur parlerai Mais voici le chancelier ; consultons-le d’abord.
Les mêmes, LE CHANCELIER.
LE CARDINAL DE BOURBON, allant au-devant du chancelier.
Eh bien ! monsieur, vous savez… mon pauvre frère.
LE CHANCELIER, bas au roi de Navarre avant de répondre au cardinal.
Tenez-le pour sauvé, le connétable est dans la ville.
(Bas à Mme de Montpensier :) La reine est avertie, elle approuve.
Je respire.
LE CHANCELIER, se tournant vers le cardinal.
Pardon, monseigneur, vous me disiez…
LE CARDINAL DE BOURBON.
Qu’il est question d’horribles choses ; que vous devez les empêcher…
LE CHANCELIER.
Moi, monseigneur ? Adressons-nous à Dieu, lui seul…
LE ROI DE NAVARRE, l’interrompant.
Écoutez… quel est ce bruit ?
La voix de
M. de Guise.
LE CHANCELIER.
Et bien d’autres ! Quelle confusion !
Mme DE MONTPENSIER, écoutant près de la porte. On crie, on menace, on blasphème… Cypierre se justifie… J’entends les mots : surprise, trahison… Ils s’éloignent, mais le duc vient ici.
LE DUC DE GUISE, derrière la porte, parlant à haute voix aux huissiers.
Allez dire à la reine… allez, canailles, allez donc !
UN HUISSIER, derrière la porte.
Entrez, monseigneur.
(La porte s’ouvre.
M. de Guise entre.)
Les mêmes, LE DUC DE GUISE.
LE DUC DE GUISE, jetant un regard sur les personnes qui sont dans le cabinet.
On me dira peut-être ici ce que je veux savoir ! Qui donc envoie ces hommes d’armes dont la ville est bientôt remplie ? Des drôles qui se masquent aux couleurs de Montmorency ! Quel est ce faux connétable ?
LE CHANCELIER.
Le véritable a bien le droit, me semble, de se rendre aux états ?
LE DUC DE GUISE.
Entrerait-il par trahison ? La porte a été livrée à l’insu de Cypierre…
mais nous sommes en forces, Dieu merci ! nous allons châtier ce ramas de bandits.
LE CHANCELIER.
Avant de châtier, ne faut-il point savoir ?…
LE DUC DE GUISE.
Gardez vos sceaux, monsieur, et laissez-nous garder la ville.
LE CARDINAL DE BOURBON, au duc de Guise.
Mon cousin, calmez-vous !…
LE DUC DE GUISE.
Je trouve étrange qu’on me fasse la leçon. Je ne vous apprends pas à lire dans vos codes, ne m’enseignez pas mon métier. L’ordre est donné ; Cypierre, dans un instant, aura tout balayé, et rétabli l’autorité du roi.
(La porte s’ouvre. La reine-mère, qui s’avance lentement, s’arrête sur le seuil.)
Les mêmes, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Le roi !… messieurs, faites silence !… le roi n’est plus.
LE DUC DE GUISE.
Le roi… mort… Est-ce possible !
(On voit entrer peu à peu un grand nombre de dames et de gentilshommes qui se rangent en silence dans le fond du cabinet.)
LA REINE-MÈRE.
Dieu l’a rappelé à lui au moment où l’espoir renaissait dans nos cœurs. Le souffle de la vie semblait se ranimer, ses yeux reprenaient leur éclat ; mais c’était une lueur trompeuse ! Il s’est éteint dans mes bras, ce cher enfant !…
(Elle porte son mouchoir à ses yeux.)
LE DUC DE GUISE.
Mort !…
LA REINE-MÈRE, d’une voix grave.
Oui, messieurs, le roi est mort !
LE CHANCELIER.
Vive le roi !
TOUS.
Vive le roi Charles neuvième, notre souverain seigneur !
LA REINE-MÈRE.
Monsieur le chancelier, vous allez par lettre missive avertir le parlement que, n’étant pas en âge d’administrer et de manier lui-même les affaires du royaume, le roi nous a suppliée, nous sa mère bien-aimée, de suppléer à ce que ses jeunes ans ne peuvent entreprendre. Nous
n’accepterions pas cette pesante charge, si nous n’avions confiance en la bonté de Dieu qui conduit l’esprit et le cœur des princes, et si nous ne connaissions la prudence et la loyauté de notre très cher frère le roi de Navarre, lequel nous a priée de céder au vœu du roi mon fils, nous déclarant que pour rien au monde il ne prendrait lui-même un tel fardeau.
(Rumeurs et chuchotemens.) En conséquence, monsieur le chancelier, c’est à moi désormais que vous soumettrez vos affaires de justice. C’est par moi et sur mon ordre seulement que le conseil sera convoqué. — Messieurs les secrétaires d’état, vous vous tiendrez dorénavant près de moi, vous me suivrez pour recevoir mes commandemens, et vous aurez soin de ne faire expédition que de ce qui vous sera par moi-même ordonné. — Chancelier, vous préviendrez les intendans des finances que je veux avoir leurs comptes dans un bref délai. —
MM. les capitaines des gardes et
MM. les commandans des gardes suisse et écossaise sont avertis que c’est à moi qu’ils doivent obéissance. Vous entendez, monsieur de Brézé ; faites-en part à Chavigny.
(Se tournant vers tous les gentilshommes dont la chambre est remplie.) Messieurs, le roi sait les bons et loyaux services que vous avez rendus au feu roi son frère ; il vous en remercie et vous prie de les lui continuer, soit dans son conseil pour ceux d’entre vous, messieurs, qui ont l’insigne honneur d’y siéger, soit dans tous les emplois dont vous êtes possesseurs. — Ce soir, vous serez admis à complimenter le roi. — Demain, à dix heures, les chevaliers de l’ordre lui prêteront serment, et mardi, sans plus tarder, nous ouvrirons l’assemblée des états.
(La reine-mère fait un signe au chancelier et s’entretient avec lui à voix basse.)
UN GENTILHOMME. (M. de Lansac.) Voilà qui commence assez bien. La reine n’a pas l’air novice.
SECOND GENTILHOMME. (M. de Maugiron.) À la bonne heure ! nous aurons un roi.
M. DE LANSAC.
Un roi sans oncles !
TROISIÈME GENTILHOMME. (M. de Suze.) Oui, mais gare aux cousins !
M. DE MAUGIRON.
Laissez faire, les oncles aussi ressusciteront ! Vous imaginez-vous qu’ils vont planter leurs choux ?
M. DE LANSAC.
S’ils ne mangent plus les nôtres, je me tiendrai pour content !
M. DE SUZE.
Que de feux de joie vont allumer ces funérailles ! que de gens vont respirer !
LE CARDINAL DE BOURBON, bas au roi de Navarre.
Ma foi, mon frère, je vous fais mon compliment. Vous avez sagement agi de laisser cette charge à la reine.
LE ROI DE NAVARRE.
Oui, si j’avais voulu…
LE CARDINAL DE BOURBON.
Vous auriez eu grand tort… Que la reine s’en tire, cela regarde ses enfans.
Les mêmes, CYPIERRE.
CYPIERRE, s’approchant de M. de Guise, qui est resté confondu parmi les gentilshommes, et lui parlant très bas. Monseigneur, il n’était plus temps.
LE DUC DE GUISE, brusquement.
C’est bien… c’est entendu !…
CYPIERRE.
Le connétable y était en personne… Le voici, monseigneur.
Les mêmes, LE CONNÉTABLE, D’ANDELOT, Gentilshommes de la suite du Connétable.
LA REINE-MÈRE, interrompant sa conversation avec le chancelier pour aller au-devant du connétable.
Ah ! connétable, mon cher compère, quelle consolation pour moi dans ces tristes momens ! Que vous êtes le bien-venu !
LE CONNÉTABLE.
Je viens trop tard, madame, puisque le roi n’est plus ! Je lui apportais l’hommage de son vieux serviteur.
LA REINE-MÈRE.
Vous avez encore un roi qui compte sur vous pour le servir et le défendre ! Votre tête et votre bras, mon compère, voilà ce qu’il faut à mon fils pour régner glorieusement.
LE CONNÉTABLE.
Ma tête a beau blanchir, mon bras est encore vert, et mon cœur toujours jeune d’affection et d’obéissance pour le roi mon maître et pour votre majesté.
LA REINE-MÈRE.
Mon cher connétable, vous allez reprendre votre charge, le roi
vous en prie. Désormais, nous vous le promettons, chacun fera son office sans que les uns se permettent d’entreprendre sur les autres.
LE CONNÉTABLE.
J’ai déjà commencé mon devoir de connétable. En entrant en ville, j’ai délogé tous ces soldats qui faisaient le pied de grue devant chaque maison. Convient-il qu’un roi tienne sa cour au milieu d’un corps-de-garde ? Tous ces compagnons s’en iront prendre gîte dans leurs quartiers et garnisons ; la ville n’en sera plus étouffée. Ne sommes-nous pas bons pour garantir la sûreté du roi ? IL n’y a de bonnes gardes pour les princes que l’amour et le contentement de leurs sujets.
LA REINE-MÈRE.
Vous avez bien fait, connétable.
LE CONNÉTABLE.
Ce n’est pas tout. En passant devant les Jacobins, j’ai vu comme une façon de bastille armée d’artillerie : je lui ai dit un bonjour, et voilà le moine que j’en ai tiré. (Il montre le prince de Condé, qui s’avance.)
Les mêmes, LE PRINCE DE CONDÉ.
LE CONNÉTABLE, continuant.
Ne faut-il pas le défroquer, madame ?
LA REINE-MÈRE.
Assurément.
LE CONNÉTABLE.
C’est un malentendu, je pense…
LA REINE-MÈRE, soupirant.
Une erreur de mon pauvre fils !…
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pourquoi mal parler des morts, quand les vivans sont là pour répondre ?
LA REINE-MÈRE.
Monsieur de Condé, vous êtes libre, le roi ne veut pas inaugurer son règne par des rigueurs contre son propre sang, mais il vous demande d’être juste.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, c’est pour être juste envers le feu roi mon seigneur que je ne veux pas qu’on lui impute une faute qui n’est pas sienne.
LA REINE-MÈRE.
Et qu’en savez-vous ? Moi j’entends qu’on s’abstienne de réveiller de vieilles haines et de perpétuer la vengeance. Voici vos nobles cousins…
(Élevant la voix.) MM. de Lorraine sont-ils là ?
LE CHANCELIER, lui indiquant le duc de Guise confondu dans un groupe.
J’aperçois M. de Guise, madame.
LA REINE-MÈRE, au duc de Guise.
Monsieur le duc, approchez, je vous prie. Ne m’avez-vous pas dit, et je donne toute créance aux paroles d’un gentilhomme tel que vous, ne m’avez-vous pas dit que vous n’aviez rien fait ni voulu faire contre l’honneur de M. de Condé, et que vous n’aviez été ni l’auteur ni l’instigateur de sa prison ?
LE DUC DE GUISE.
Madame, puisqu’il vous plaît que j’éclaircisse M. le prince, je vous réponds que je l’ai dit et que c’est vérité.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Et moi je tiens pour méchant, traître et vil menteur celui ou ceux qui ont été cause de cette prison.
LE DUC DE GUISE.
Vous pouvez le penser ainsi, cela ne me touche en rien.
LA REINE-MÈRE.
Voilà qui est bien ; qu’il n’en soit plus parlé, messieurs, et vivez s’il vous plaît, l’un et l’autre, comme bons parens et fidèles sujets du roi.
LE CARDINAL DE BOURBON, au chancelier.
Quel bonheur ! ils vont être en paix, et nous aussi !
LE CHANCELIER.
Paix fourrée, monseigneur, ne nous y fions pas !
BRÉZÉ, bas à Cypierre.
Si j’étais duc de Guise, je me serais plutôt coupé la langue que de me parjurer ainsi.
CYPIERRE, bas à Brézé.
Bah ! une parole est vite avalée ! On met la reine en joyeuse humeur ; plus tard on avisera.
LA REINE-MÈRE, se tournant vers d’Andelot qui se trouve placé derrière le connétable.
Bonjour, monsieur d’Andelot, je ne vous voyais pas. Le roi sera ravi de vous avoir près de lui. Et l’amiral, ne va-t-il point venir ?
D’ANDELOT.
Demain, madame, l’amiral et notre frère de Châtillon mettront à vos pieds leur respect.
LA REINE-MÈRE.
Tant mieux, je leur sais gré de cet empressement. C’est le vœu de mon cœur que tout ce qu’il y a de grand et d’illustre dans ce royaume se hâte d’accourir. Il y aura place pour tout le monde. Oubliez vos divisions passées, vous tous, messieurs les serviteurs du roi, et formez-vous en faisceau pour lui assurer la splendeur de son règne et le contentement de ses sujets.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, quelle que soit mon ardeur à vous servir dans ce grand œuvre, je suis contraint de m’abstenir. Pour rien au monde je ne prendrai ma place au conseil tant que pèsera sur moi une charge odieuse…
LA REINE-MÈRE.
Que dites-vous, mon cousin ? Vous n’êtes plus accusé. Encore une fois, qu’il n’en soit plus question.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pardon, madame, je veux qu’il en soit question devant et par qui de droit. Si j’ai quitté ma prison, c’était pour porter mon hommage à votre majesté, et mes derniers devoirs au feu roi votre fils. Je retourne sous les verrous. Je prétends en sortir, non par la grâce de qui que ce soit, mais par la justice de mes pairs, seul pouvoir en ce monde de qui relève mon honneur.
LE CONNÉTABLE, bas à d’Andelot.
Je le reconnais bien là ! Toujours même cervelle.
LE PRINCE DE CONDÉ, continuant.
J’ose donc supplier votre majesté de vouloir bien, brisant un méchant arrêt dressé par je ne sais quelle commission sans pouvoir ni qualité, mander à la cour de parlement qu’elle ait à me recevoir dans mes poursuites à fin d’obtenir ample déclaration et témoignage éclatant de ma parfaite innocence.
LE CONNÉTABLE, bas au roi de Navarre.
C’est bon pour le discours ; mais pas de prison, s’il vous plaît. Dieu se pourrait lasser de l’en faire sortir !
LE ROI DE NAVARRE.
Nous l’enverrons dans un de ses châteaux.
LE CONNÉTABLE.
À la bonne heure… Pour la maison du grand-prévôt, c’est assez d’une fois.
LA REINE-MÈRE, au prince de Condé, après lui avoir dit quelques mots à voix basse.
Puisque vous l’exigez, mon cousin, il faut bien vous satisfaire. Chancelier, vous prendrez soin que cette procédure soit menée promptement.
LE CHANCELIER.
Les ordres seront donnés, madame. — Votre majesté veut-elle permettre que monseigneur le cardinal de Lorraine lui rapporte le cachet du feu roi ?
LA REINE-MERE, prenant le cachet des mains du cardinal, qui s’incline profondément.
Donnez, monsieur le cardinal. — Chancelier, qu’il soit brisé à l’instant devant vous (elle lui remet le cachet) et qu’il en soit fait un autre au nom du roi régnant. Puisse Dieu nous accorder la grâce que celui-là dure plus long-temps et ne scelle que de bons édits ! Il demeurera entre mes mains, et la garde n’en sera commise à nul autre qu’à moi.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, avant de prendre congé de vous, n’ai-je pas un pieux devoir à remplir ? Je ne vois pas ici la noble reine qui tout à l’heure encore était notre souveraine. Nous sera-t-il permis ?…
LA REINE-MÈRE.
Ne cherchez pas notre jeune douairière, elle est en prière aux pieds du roi son bien-aimé. Elle ne verra personne. Moi-même je respecte sa douleur et sa solitude. Demain elle partira pour Reims, où M. son oncle demande à la conduire. N’est-il pas vrai, cardinal ? (Le cardinal de Lorraine s’incline ; la reine-mère lui dit à voix basse :) Reims n’est qu’une étape ; vous savez qu’on l’attend en Écosse… Et vous, cardinal, à la surintendance. (Le cardinal s’incline de nouveau.)
LE PRINCE DE CONDÉ, après un moment de silence et faisant effort pour cacher son dépit.
Allons, monsieur de Chavigny, montrez-moi le chemin ; je suis votre prisonnier.
CHAVIGNY.
Je veux bien suivre votre altesse, puisqu’elle le commande. Je n’ai pas charge de la garder, mais bien de la servir et de l’accompagner.
Mme DE MONTPENSIER, bas à la reine-mère.
Que les rôles sont changés, madame ! Vous souvient-il ?…
LA REINE-MÈRE.
Chavigny était moins plat, mais Condé plus heureux.
(Le prince de Condé, avant de sortir, fait un salut à la reine-mère. Celle-ci lui dit :) À bientôt, mon cousin ; que Dieu vous garde et vienne en aide à votre ennui !
(Le prince de Condé sort, suivi de Chavigny.)
Les mêmes, moins LE PRINCE DE CONDÉ et CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE, à Mme de Montpensier et à demi-voix.
Ce pauvre Condé, je l’envoie dormir sans souper ! Il espérait… mais c’est bien fait ; toujours ces airs de fanfaron… Duchesse, si le roi se mettait en tête de voir sa belle-sœur, on lui dirait qu’elle a voulu partir. Je vais hâter ce départ. Ses oncles n’auraient qu’à la garder près d’eux, ils auraient bientôt mis cette cour sens dessus dessous. Qui sait ? Condé pourrait finir par s’entendre avec eux. Ce n’est pas le ciel de France qui convient à si parfaite beauté ; les cœurs y sont trop chauds. Elle sera plus en paix sous un plus dur climat. (S’adressant au connétable.) Mon cher connétable, je vous donne votre liberté. Je vais trouver mon fils, le préparer à ses nouveaux devoirs. — Messieurs, à ce soir, chez le roi. — (Au roi de Navarre.) Mon frère, vous voudrez bien prendre place à son côté, comme lieutenant-général du royaume. — Chancelier, n’oubliez pas de prévenir MM. des états, et écrivez au parlement.
(Elle sort ; les dames l’accompagnent ; le connétable et le roi de Navarre sortent d’un autre côté ; la foule s’écoule peu à peu.)
LE CHANCELIER,
Mme DE MONTPENSIER,
quelques dames et quelques gentilshommes.
Mme DE MONTPENSIER, au chancelier.
Lieutenant-général !… Ce pauvre M. de Guise, le voilà donc devenu peuple !
LE CHANCELIER.
Avec le bâton de grand-maître, la clé de grand-chambellan, tous ses gouvernemens, honneurs et dignités ! plaignez-le, je vous conseille !
N’importe ! ils tombent de bien haut, le cardinal et lui.
LE CHANCELIER.
Ils avaient compté sans la mort !
Ils s’étaient faits trop grands !
LE CHANCELIER.
Qui frappe sera frappé.
(Il sort avec la duchesse.)
Deux gentilshommes (M. DE LANSAC ET M. DE BROSSE).
M. DE LANSAC.
Mon cher de Brosse, ils pensent tous à eux… Ils s’en vont tous…, et ce pauvre petit roi, qui donc l’enterrera ?
M. DE BROSSE.
Vous avez raison, cher Lansac ; si nous n’y prenions garde, il serait porté en terre à la huguenote, sans cierge, ni prière ! (Ils sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
L. Vitet.