LES
ÉTATS D’ORLÉANS
(1560.)


ACTE DEUXIÈME.


La scène est dans le château de Montargis.


Il est huit heures du matin.

Un grand vestibule éclairé dans le fond par une galerie vitrée d’où la vue s’étend sur la cour d’honneur.

À gauche, la porte de la chambre à coucher du roi de Navarre ; un hallebardier fait sentinelle devant la porte.



Scène PREMIÈRE.

BOUCHARD, entrant par la galerie, suivi d’un valet.


BOUCHARD, à voix basse.

Qui t’a remis ce papier ?

LE VALET.

Deux hommes que je ne connais pas, monsieur le chancelier.

BOUCHARD.

Où sont-ils ?

LE VALET.

Sur le chemin d’Orléans, et déjà loin d’ici ; ils courent à bride avalée.

BOUCHARD.

C’est bien. Voyons. (Le valet se retire dans la galerie.) Point d’adresse, point de signature, rien que des chiffres… Mais c’est la main du cardinal ! Alors j’y suis. Avec un peu d’attention, ce sera bientôt lu. (Après une assez longue pause, il lit :) « Un valet du roi, porteur de lettres pour les princes, part ce soir d’Orléans. » Oui, c’est bien cela : «… Part ce soir d’Orléans. Ne souffrez qu’il parle à personne. Emparez-vous des dépêches et remettez-les vous-même. Un mot de cet homme peut tout perdre. » Peste ! encore de la besogne ! Des dépêches, un valet… Tout cela est fort commode. M. de Lorraine ne doute de rien. Veut-il donc que je me mette à l’affût pour attendre son homme ? N’ai-je pas mieux à employer mon temps que de faire ici le pied de grue ? (il va prêter l’oreille à la porte de la chambre du roi.) Notre ambassadeur est encore là. Ce bon M. de Bourbon, il doit avoir besoin que je lui donne un coup d’épaule. Heureusement d’Armagnac est avec lui. (Après avoir relu le papier qu’il tient encore à la main et l’avoir déchiré.) Prenons toujours nos précautions, (il fait signe au valet de s’approcher.) Écoute. Tu vas aller chercher La Flèche et Gautier. Si vous voyez rôder par là une figure inconnue, vite, un bâillon sur la bouche, deux bonnes cordes aux deux poignets, et droit dans le caveau du donjon ; puis vous viendrez m’avertir. Tu as bien entendu ?

LE VALET.

Oui, monsieur le chancelier. (Il sort.)



Scène II.

BOUCHARD, seul, puis STEWART.


BOUCHARD.

Maintenant, je vais au secours de notre cardinal. Voilà demi-heure qu’ils sont en conférence. Ce n’est pas mauvais signe. J’aurais cru que M. le prince lui donnerait son congé dès les premières paroles. Entrons. (Il se dirige vers la porte de la chambre à coucher, mais, en portant les yeux du côté de la galerie, il aperçoit un homme enveloppé d’un manteau qui s’introduit avec précaution.) Eh ! mais, serait-ce déjà le camarade ? Parbleu ! je connais ce masque-là ! Le vieil Écossais du roi ? (Élevant la voix.) Bonjour, monsieur Robert. Par quel hasard dans ces lieux ? et pourquoi ces airs de mystère ?

STEWART.

À chacun son tour. N’ai-je pas vu hier un chancelier de Navarre s’échapper à pas de loup du logis de M. de Lorraine ?

BOUCHARD.

Que dites-vous là, s’il vous plaît ?

STEWART.

J’ai détourné les yeux ; qu’il me rende la pareille.

BOUCHARD.
Ah çà ! vous radotez, mon ami. Moi, hier à Orléans !…
STEWART.

Je vous ai vu, de ces yeux vu.

BOUCHARD.

Vos yeux étaient troubles. Mais brisons là. Vous avez des lettres à me remettre ?

STEWART.

Des lettres ?

BOUCHARD.

Oui, des lettres. Ne faites pas l’étonné.

STEWART.

Je n’ai pas de lettres pour vous.

BOUCHARD.

Donnez-les-moi toujours.

STEWART.

Je n’en ai point.

BOUCHARD.

Donnez-les-moi, vous dis-je.

STEWART.

Non.

BOUCHARD.

Allons, bonhomme, comme tu voudras. (Il appelle.) Holà ! (Les trois valets entrent et se jettent sur Stewart.) Tenez ferme. (À la sentinelle.) Mon ami, prêtez-leur main-forte. C’est un traître, un espion. (Stewart est bâillonné et garrotté. On l’emmène. La sentinelle revient à son poste. Bouchard s’adressât aux trois valets :) Attendez ! Ouvrez son pourpoint. Ne trouvez-vous point des lettres ?

UN DES VALETS.

Oui, monsieur le chancelier ; en voici.

BOUCHARD, prenant une lettre.

Est-ce tout ?

SECOND VALET.

Encore celle-ci, et puis quelque autre chose… un bijou, ma foi !

BOUCHARD.

Un bijou ? Voyons. (Bas.) Un cachet aux armes d’Écosse ! Vertudieu ! quel butin ! — Allez, mes amis, allez, ne le lâchez pas.

(Stewart cherche à se débattre, il est emporté par les valets.)



Scène III.

BOUCHARD, seul.

Voilà une affaire lestement faite. Maintenant, voyons ces dépêches. Ah ! ah ! l’écriture de la Montpensier. C’est bien. Les armes de la reine-mère, encore mieux ! — À mes cousins de Bourbon. Voilà, j’espère, du renfort pour ce cher cardinal. Allons, portons vite tout cela, (il fait quelques pas vers la chambre à coucher.) Mais n’est-il pas prudent de s’assurer d’abord du contenu ? (il regarde les lettres.) Ces sceaux-là se lèveront aisément. Sachons de quoi il s’agit, c’est plus sûr. Et ce colifichet (Montrant le cachet aux armes d’Ecosse.), quel usage en ferons-nous ? Tout cela vaut bien la peine de se recueillir quelques instans.

(Il se dirige vers la galerie.)

Scène IV.

LE ROI DE NAVARRE, sortant de sa chambre à coucher, suivi du PRINCE DE CONDÉ.
LE ROI DE NAVARRE.

Holà ! Bouchard, où allez-vous ?

BOUCHARD, revenant sur ses pas.

Sire ?…

LE ROI DE NAVARRE.

Écoutez, vous allez descendre aux écuries ; vous y verrez mon frère le cardinal et M. d’Armagnac qui font brider leurs mules. Je ne veux pas qu’ils partent sans m’avoir dit encore quelques paroles. Allez, Bouchard, ne tardez pas. (Bouchard sort.)


Scène V.

LE ROI DE NAVARRE, LE PRINCE DE CONDÉ.
LE PRINCE DE CONDÉ.

Vive Dieu ! mon frère, quel courage ! Vous n’en avez donc pas assez de leurs sermons ? Vous voulez recommencer ?

LE ROI DE NAVARRE.

Quelques mots seulement.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Pour moi, tout est dit, je n’irai point.

LE ROI DE NAVARRE.

Vous en êtes le maître.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Me jeter, en plein jour, dans une chausse-trappe ! Il n’y a que les fous qui se donnent ces plaisirs-là.

LE ROI DE NAVARRE.
Les fous, les fous… Vous croyez-vous bien sage, d’avoir rudoyé de la sorte notre frère et M. d’Armagnac ? Ils s’en vont tout marris. Je veux me séparer d’eux en meilleurs termes.
LE PRINCE DE CONDÉ.

À cela ne tienne. Donnez-leur aussi mes baise-mains, mais, pour Dieu ! ne leur promettez rien.

LE ROI DE NAVARRE.

Ni promettre, ni refuser.

LE PRINCE DE CONDÉ.

La chose est claire, pourtant : mettez les pieds à la cour, vous n’en reviendrez pas.

LE ROI DE NAVARRE.

N’y point aller, c’est jouer bien gros jeu.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Y aller, c’est perdre à coup sûr ; les dés sont pipés.

LE ROI DE NAVARRE.

Moi, premier prince du sang, laisser ma place vide aux états… — Après tout, si MM. de Guise attentaient à ma personne, pensez-vous que les états le souffriraient ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Eh ! bon Dieu ! les états, c’est une comédie ! Quand ils seraient pour nous, ce dont je doute encore, oseraient-ils élever la voix au milieu des hallebardes et des mousquets ?

LE ROI DE NAVARRE.

Mais la reine Catherine… nous avons son appui ; le cardinal ne vous l’a-t-il pas dit ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Bel appui ? Est-ce elle qui commande aux cornettes de Cypierre ? Est-ce la reine Catherine qui fait marcher cette forêt de lances dont Orléans est enveloppé ? Et puis, fiez-vous donc aux femmes, et aux femmes de cette cour-là ! Vous savez bien ce qu’elles valent.

LE ROI DE NAVARRE.

En vérité, mon cher Louis, vous faites mon étonnement ! Vous qui toujours gourmandez ma prudence, vous voulez aujourd’hui que j’aie peur de mon ombre !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Non, non, je ne veux rien. Allez, mon frère, faites-vous mettre en cage.

LE ROI DE NAVARRE.

Mon parti n’est pas encore pris.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Allez… qu’attendez-vous ?

LE ROI DE NAVARRE.
J’attends le connétable. Nous lui avons promis…
LE PRINCE DE CONDÉ.

Pensez-vous donc qu’il vienne ?

LE ROI DE NAVARRE.

Il n’est pas homme à manquer au rendez-vous… Ce n’est pas qu’aujourd’hui tout le monde se fait attendre. (Tournant la tête du côté de la galerie.) Comprenez-vous ce Bouchard qui ne revient pas ?… Le cardinal serait-il déjà parti ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Vous voilà bien en peine. Que n’allez-vous y voir vous-même ?

LE ROI DE NAVARRE.

Parbleu ! vous avez raison. (Il sort.)


Scène VI.

LE PRINCE DE CONDÉ, seul. (Il suit des yeux le roi de Navarre.)

Je voudrais bien qu’on m’expliquât ce qui se passe chez cet excellent frère ! D’où lui vient aujourd’hui cet amour du danger ? Lui si sage, lui qui jamais ne s’embarque que par le ciel le mieux étoile, se lancer tête baissée dans un tel traquenard ! Il a donc bien peur de rompre avec le roi ? Je parie qu’il s’en va donner parole au cardinal… — Après tout, si j’étais à sa place, je n’hésiterais pas ; dès ce soir je serais à Orléans. Dieu sait ce qu’il m’en coûte de reculer devant ces deux cadets de Lorraine ! J’aurais tant de plaisir à les mesurer de l’œil !… Pour en avoir raison, il ne faut qu’un peu de cœur. — Mais paraître devant cette dédaigneuse qui me rendrait tout au plus mon salut ! Risquer ma tête pour qu’elle en soit moins émue que si son singe était malade ! Non, mille fois non ; je n’ai pas ce courage-là. Des dangers tant qu’on voudra, mais des dédains, des mépris de femme, je ne suis pas de taille à les braver. — Seigneur Dieu ! à quelle folie me voilà-t-il donc réduit ? quel rêve extravagant ai-je poursuivi depuis six mois ? Parce qu’un jour il m’a semblé… Non, je me fais pitié !… et j’ai quitté Nérac joyeux comme un enfant à la pensée que je me rapprochais d’elle ! Et pendant ce long voyage le cœur me battait à fendre mon pourpoint chaque fois qu’un message arrivait de la cour !… Mais elle songeait bien à moi ! Pas un mot, pas un signe, pas le moindre souvenir !… Tout à l’heure encore j’espérais que ce cardinal… Il venait de la voir, de lui parler… Mais non, j’ai eu beau l’interroger, rien, toujours rien. — Suis-je assez bafoué !… Je ne l’ai pas rêvé, pourtant, c’était bien elle, à Amboise, qui, pour mieux me convertir, me provoquait sans cesse à m’asseoir à ses côtés ; c’était bien elle qui, chaque soir, m’enivrait, comme à plaisir, de ses chansons, de ses douces poésies ; et quand, par hasard, en accordant son luth, ma main rencontrait la sienne, je ne vois pas qu’elle en fût offensée ! Et tout cela n’était que moquerie ! et tout cela n’est plus que fumée ! et je suis assez lâche pour en être amèrement chagrin ! Ah ! ma pauvre Limeuil, et vous toutes qui m’avez aimé, vraiment aimé, vous ririez bien de moi ! Croiriez-vous que je n’aspire pas même à partager le bonheur de mon royal cousin ? La plus modeste place dans un cœur, voilà tout ce que je demande, moi, Condé ! N’est-ce pas de la sorcellerie ? Un regard, un seul regard, me rendrait plus triomphant qu’une victoire en bataille rangée. Et dire que je ne l’aurai jamais, ce regard ! Morbleu ! du moins je ne le mendierai pas ! Il est temps de briser cette ridicule chaîne. J’ai beau garder mon secret, il finirait par m’échapper. Sainte-Foy a déjà des soupçons, Noblesse fait le mystérieux, vous verrez que Bouchard lui-même finira par s’en douter. Je deviendrais bientôt la fable de l’univers. Il faut trancher dans le vif. Ce n’est pas à Orléans, c’est chez moi, c’est à La Fère que je veux aller. Puisque j’y suis résolu, bien résolu, pourquoi tarder ? À quoi bon attendre le connétable ? Avertissons mes gens, et que dans une heure nous soyons tous délogés. Holà ! Sainte-Foy, Noblesse…


Scène VII.

Le même, NOBLESSE, entrant par la galerie.
NOBLESSE.

Monseigneur, voici M. Dardois qui monte les degrés.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Noblesse, entendez-vous avec Sainte-Foy pour que dans une heure tous nos gens soient prêts à partir et tous mes chevaux bridés. Allez, faites diligence.

NOBLESSE.

Oui, monseigneur. (Il sort.)


Scène VIII.

LE PRINCE DE CONDÉ, DARDOIS.
LE PRINCE DE CONDÉ.

Bonjour, Dardois. Viendriez-vous sans le connétable ?

DARDOIS.

Non, monseigneur. J’ai pris les devans au sortir de la forêt. Vous le verrez bientôt.

LE PRINCE DE CONDÉ.
Je tremblais que par ces brouillards d’automne sa goutte ne lui eût joué quelque tour.
DARDOIS.

Nous avons la goutte, monseigneur, pour ne pas aller aux états ; mais cette goutte-là ne rend pas bien malade. Si nous sommes en retard, la faute en est aux six cents lances qui marchent avec nous ; il a fallu faire tant de haltes d’Écouen jusqu’ici I sans compter de longs détours pour éviter les bandes de Picardie qui se rendent à Orléans.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Encore des gens de guerre pour Orléans ! Voilà des états qui seront bien gardés !

DARDOIS.

Oui, monseigneur, et qui n’en seront pas plus sûrs. Ces pauvres députés ne s’y trompent guère ; à voir avec quelles figures ils quittent leurs provinces, on dirait qu’ils vont ramer pour le service du roi.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Bien fou qui se laisse prendre à monter sur cette galère !

DARDOIS.

Ah ! monseigneur, quelle joie pour M. le connétable quand vous lui tiendrez ce langage ! Il vous suit avec tant de souci depuis que vous avez quitté Nérac ! Il appréhendait si fort que votre dessein ne fût d’aller plus avant !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Non pas, s’il vous plaît.

DARDOIS.

Et moi, monseigneur, j’avais tant de hâte de vous confier des choses que je n’osais vous écrire !… J’ai passé de si mauvaises nuits depuis que ce malheureux Lassalgue……

LE PRINCE DE CONDÉ.

Lassalgue ?

DARDOIS.

Doutez-vous qu’il soit au pouvoir de MM. de Lorraine ? et savons-nous ce qu’il leur aura dit ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Oh ! pour cela, soyez tranquille. Il est fidèle comme tous nos Basques. Qu’il soit pris, qu’il soit mort, à la bonne heure ; mais qu’il ait parlé, je n’en crois rien, Dardois.

DARDOIS.

Alors MM. de Lorraine sont de bien grands sorciers.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Comment ?

DARDOIS.
Avoir déjoué tout juste et point pour point tout ce que nous vous mandions.
LE PRINCE DE CONDÉ.

Vous m’aviez donc écrit ?

DARDOIS.

Hélas ! oui, monseigneur, avec l’encre que vous savez…

LE PRINCE DE CONDÉ.

Et vous en aviez instruit Lassalgue ?

DARDOIS.

Il le fallait bien, monseigneur, pour qu’il vous avertît.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Ah ! vous m’en direz tant !

DARDOIS.

Soyez-en sûr, ils ont tout lu. Vous comprenez maintenant quels dangers vous attendraient à Orléans !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Ce n’est pas à moi, Dardois, c’est à mon frère qu’il faudra conter cela.

DARDOIS.

Quoi ! le roi de Navarre veut aller aux états ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Bel et bien.

DARDOIS.
Est-il possible !



Scène IX.

Les mêmes, BOUCHARD, entrant rapidement par la galerie.


LE PRINCE DE CONDÉ, se retournant.

Qui va là ?

BOUCHARD.

Pardon, monseigneur, pardon. — Monsieur Dardois voudrait-il me laisser dire un mot à M. le prince ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Une autre fois, Bouchard.

BOUCHARD.

Mais, monseigneur, c’est chose de conséquence, je vous jure.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Attendez… tout à l’heure.

BOUCHARD.
Monseigneur, il sera trop tard. Je manquerais à mes devoirs si je n’insistais pas.
LE PRINCE DE CONDÉ.

Eh bien ! voyons, parlez. — Dardois, veuillez descendre ; vous m’annoncerez au connétable. Je veux aller le recevoir aux portes du château. (Dardois sort.)

BOUCHARD, à part.

Maintenant jouons serré. C’est notre dernière carte !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Allons, Bouchard, parlez donc.

BOUCHARD.

Monseigneur, vous me voyez dans un grand embarras. Je donnerais le peu que je possède, et ma vie par-dessus le marché, pour que le roi, mon bien-aimé maître, n’allât pas à Orléans. Depuis qu’il s’est mis en tête un dessein que vous blâmez si justement, j’en perds le sommeil et l’appétit ; et pourtant, si vous ne venez à mon secours, je vais peut-être le pousser, malgré moi, à se faire prendre à cette glu.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

BOUCHARD.

Pardon, monseigneur, vous m’allez comprendre. Tout à l’heure, pendant que le roi donnait les baisers d’adieu à M. le cardinal…

LE PRINCE DE CONDÉ.

Comment ! pas encore parti ?

BOUCHARD.

Dans un instant il sera hors du château ; mais, pendant qu’on disposait sa litière, le roi nous tournant le dos et tout entier à M. son frère, j’ai reçu certaines lettres qu’à leur forme et aux armes dont elles sont scellées, j’ai reconnues lettres royales et venant tout droit d’Orléans.

LE PRINCE DE CONDÉ, avec impatience.

Eh bien !

BOUCHARD.

Je me suis senti fort empêché, car mon devoir me commandait de porter ces lettres à mon maître ; et cependant je me disais : Si ce sont invitations pressantes, promesses, sauf-conduits, que sais-je ? c’en est fait, nous ne pourrons jamais retenir le roi. Alors j’ai pensé que M. le prince de Condé pouvait seul prendre sur lui ce qu’il convient de faire, le suis venu bien vite m’en remettre à sa prudence. Maintenant monseigneur doit comprendre, et j’espère qu’il pardonne mon insistance et mon importunité.

LE PRINCE DE CONDÉ.
Très bien. Mais le messager, où est-il ?
BOUCHARD.

Il ne s’est pas soucié de rester avec nous. J’ai pris les lettres, il m’a dit deux paroles, et je ne l’ai plus revu.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Mais les lettres ?

BOUCHARD.

Les voici, monseigneur.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Donnez vite. (Il jette les yeux sur la première lettre.) Ah ! c’est de la duchesse. Il en a tant reçu de ces lettres-là, qu’une de plus… Vous pouvez la remettre, (Il prend la seconde lettre.) Quant à celle-ci, voyons : À mes cousins MM. de Bourbon. C’est la main de la reine-mère. Je l’ouvre, celle-ci. (Pendant qu’il lit des yeux.) Toujours la même antienne : la parole du roi, la sienne ; ces mêmes phrases que le cardinal et d’Armagnac nous récitaient tout à l’heure… rien de plus.

BOUCHARD, à part.

Voyons si le post-scriptum produira plus d’effet L’y voici. Malepeste ! comme il change de figure ! Je ne me trompais pas. (Il tire de sa poche le cachet aux armes d’Écosse.) Puisqu’il en est ainsi, nous vous tenons, beau prince !

LE PRINCE DE CONDÉ, à part, relisant le post-scriptum.

« La reine, notre chère fille, ne veut l’ouvrir qu’en compagnie de MM. ses cousins… » Enfin ! elle se souvient que je suis au monde ! Mais ce n’est pas elle qui me le dit ! Elle aurait pu choisir un autre secrétaire. Tout ce qui vient de cette Florentine me semble louche et me met sur mes gardes. (Haut.) Bouchard, ne vous a-t-on remis que ces deux lettres ?

BOUCHARD.

Pas d’autres, monseigneur.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Mais, que vous a-t-on dit ?

BOUCHARD.

Seulement ces mots : deux lettres pour le roi et ceci pour M. le prince, pour lui seul.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Pour moi ! mais vous ne m’avez rien donné.

BOUCHARD.

Ah ! pardon, monseigneur, (il porte la main à son pourpoint.) Je ne sais pas trop ce que c’est : un bijou, un cachet, je crois.

LE PRINCE DE CONDÉ.
Voyons. (À part.) Bénédiction ! son cachet, son propre cachet ! (Haut.) Et c’est à moi, vous en êtes sûr, que ceci est destiné ?
BOUCHARD.

Oui, monseigneur.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Vous en êtes bien certain ?

BOUCHARD.

Assurément, monseigneur ; à vous, et même à vous seul.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Vous avez bien entendu ?

BOUCHARD.

Parfaitement, monseigneur, et de mes deux oreilles.

LE PRINCE DE CONDÉ, avec feu.

Voyez-vous, maître Bouchard, si vous aviez le malheur de me dire un mot de plus que la vérité, je vous les ferais couper, vos oreilles, pour vous apprendre à mieux écouter.

BOUCHARD.

Ah ! bon Dieu ! monseigneur, que vous ai-je donc fait pour m’attirer de telles paroles ? Vous étiez si calme tout à l’heure, et maintenant…

LE PRINCE DE CONDÉ.

Maintenant je suis très calme encore, mon cher Bouchard.

BOUCHARD, regardant le cachet que le prince tient à sa main et dont il ne détache pas ses yeux.

Je me doutais bien que c’était là quelque chose d’importance. Il y a des armes, je crois : ne sont-ce pas les armes du roi ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Oui, c’est le cachet du roi.

BOUCHARD.
Il paraît bien ciselé et d’un précieux travail : je conçois que monseigneur le regarde avec tant d’admiration. (À part.) Il ne m’écoute pas.
LE PRINCE DE CONDÉ, sans l’écouter et contemplant toujours le cachet.

Ah ! ceci vaut mieux qu’une lettre. Son bijou favori ! qui jamais ne quitte sa ceinture ! que ses charmantes mains ont caressé tant de fois ! Oui, ses mains !… Quel délire ! Je crois les sentir dans les miennes.

BOUCHARD, à part.

Vive Dieu ! il me semble qu’on vous oublie, monsieur le connétable ! C’est bien, c’est bien !…

LE PRINCE DE CONDÉ, contemplant toujours le cachet.

À Chambord ! Oui, j’irai, j’irai, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, quoi qu’il advienne. — Mais, prenons garde, Bouchard me regarde… Et le connétable qui m’attend…

BOUCHARD.
Pardon, monseigneur, voudriez-vous me dire ce que je dois faire ? Remettre cette lettre, c’est convenu ; mais l’autre…
LE PRINCE DE CONDÉ.

L’autre ?… Comme vous voudrez ; il importe assez peu maintenant.

BOUCHARD.

Maintenant ? pourquoi donc, monseigneur ?…

LE PRINCE DE CONDÉ.

Eh bien ! tenez, (Il lui donne la lettre ouverte.) la voici : vous direz au roi que je l’ai lue ; qu’elle me semble digne de sérieuses réflexions. Ces paroles de la reine-mère ont bien leur poids ; ce sont des paroles écrites. Dites-lui de ne point les perdre : s’il persistait dans son dessein, elles seraient d’un grand secours pour lui, et, qui sait ? pour moi-même.

BOUCHARD.

Pour vous, monseigneur ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Oui, pour moi. Croyez-vous donc, Bouchard, que je pourrais jamais laisser mon frère s’exposer seul à un tel danger ?

BOUCHARD, repliant la lettre qu’il a parcourue.

Ah ! monseigneur, je vous reconnais bien là ! Mais, au nom du ciel ! gardez-la cette lettre ; je vous en prie, gardez-la.

LE PRINCE DE CONDÉ.

fEt pourquoi ?

BOUCHARD.

Je viens d’en lire assez : si je la montre au roi, tout est dit.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Qu’est-ce donc ?

BOUCHARD.

Le nom seul de la reine Marie, il y a de quoi nous faire partir sur l’heure,

LE PRINCE DE CONDÉ.

Vous voulez rire. Comment, mon frère ?…

BOUCHARD.

Serait-il possible que monseigneur ne s’en fût jamais aperçu ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Non, vraiment.

BOUCHARD.

Eh bien ! monseigneur peut m’en croire.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Mais sa barbe grisonne.

BOUCHARD.

Est-ce un Caton pour cela ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Non, mais ce n’est point un fou, et jamais pareille démence… (À part.) Ah ! M. mon frère, voilà donc qui m’explique… Eh bien ! nous y serons ensemble. Je me permets d’en avoir peu d’alarmes… qui sait pourtant ? les femmes sont si bizarres… (Haut.) Bouchard, rendez-moi cette lettre ; je serai de retour dans un instant ; il vaut mieux que je la donne moi-même au roi.

BOUCHARD, rendant la lettre.

J’en suis ravi, monseigneur. Il me coûtait, en vérité, de faire à mon cher maître un si mauvais cadeau.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Bouchard, écoutez-moi. Quelles que soient vos terreurs, n’insistez pas plus qu’il ne convient pour amener mon frère à votre avis. Le sien est-il si mauvais ?… Je n’en sais rien. Les gens de cœur doivent toujours y regarder de très près avant de se donner des airs de poltrons. — Avertissez-le que le connétable s’approche, et que je suis allé hors du château lui souhaiter la bien-venue.

BOUCHARD.
Oui, monseigneur.
(Le prince de Condé sort.)



Scène X.

BOUCHARD, seul.

Ouf ! L’ai-je ramené de loin ce beau galant ! lui ai-je administré savamment mon narcotique amoureux ! Parlez-moi d’avoir affaire à ces cœurs enflammés ! — Pour le coup, M. de Lorraine sera content, j’espère ; et son grand dédaigneux de frère, fera-t-il encore le dégoûté ? Jamais ils ne sauront ce qu’ils te doivent, mon pauvre Bouchard ! — J’avoue pourtant que, si la cure est belle, on m’a fourni un bon onguent. Je m’étais bien douté, à voir la rage du vieux hibou, que ce brimborion d’or valait plus que son poids. Comme les yeux lui sortaient de la tête pendant qu’on l’arrachait de son pourpoint ! Que devait-il en faire, lui ? Je n’en sais rien ; mais, moi, je n’en ai pas mal usé. — Maintenant, monsieur le connétable, vous pouvez parler aussi haut qu’il vous plaira, nous sommes cuirassé et à l’abri de votre langue… Eh ! mais, quel est ce bruit de chevaux ?… (Il regarde aux fenêtres de la galerie.) Le connétable !… Laissons-les se fêter, s’embrasser tout à leur aise, et veillons à notre prisonnier. S’il s’échappait, quel remue-ménage !… Voyons si les portes sont bien closes et mes gardiens bien éveillés.


Scène XI.

LE CONNÉTABLE DE MONTMORENCY, LE ROI DE NAVARRE, LE PRINCE DE CONDÉ, DARDOIS, NOBLESSE, gentilshommes de la suite du connétable, deux valets du roi de Navarre portant des bouteilles et des gobelets.
LE CONNÉTABLE, s’entretenant avec le roi de Navarre.

Non, sire, en vérité, pas la moindre fatigue. C’est une promenade qui nous a mis en santé, hommes et chevaux ; et nous avions encore assez d’haleine s’il eût fallu pousser plus loin pour l’amour de vous et de M. notre neveu.

LE ROI DE NAVARRE.

Cher connétable, c’est votre vieille amitié qui vous fait oublier la longueur du voyage.

LE CONNÉTABLE.

Ajoutez-y que feu mon père m’a taillé des reins comme on n’en fait guère aujourd’hui. Moi, je ne suis bien que sur ma selle, et j’y mourrai, si Dieu le permet.

LE PRINCE DE CONDÉ.

En attendant, mon cher oncle, il n’est pas nécessaire de vous tenir debout. (Il fait signe aux valets de déposer sur la table les bouteilles et les gobelets.) Asseyons-nous, s’il vous plaît, à cette table.

LE CONNÉTABLE.

Pour boire un coup de votre vin ? Je ne demande pas mieux, car j’ai grand chaud. (Se tournant vers ses gentilshommes :) Laissez-nous, vous autres. (Il s’assied ; le roi de Navarre lui verse à boire. Les gentilshommes s’éloignent.)

LE PRINCE DE CONDÉ, bas à Noblesse.

Tous mes gens sont-ils prêts ?

NOBLESSE, bas.

Oui, monseigneur, et les chevaux aussi.

LE PRINCE DE CONDÉ.
C’est bien.
(Noblesse et Dardois se promènent dans la galerie.)
LE CONNÉTABLE, resté seul avec le roi et le prince.

Voilà plus d’un an, savez-vous, que nous n’avons passé une heure ensemble ! Que de choses depuis un an ! Dans quel état sont tombées nos affaires ! Ne parlons pas de mes injures personnelles, j’ai coutume d’en faire bon marché ; mais le royaume, ce pauvre royaume, abandonné à ces harpies ! N’y a-t-il pas de quoi vous faire saigner le cœur ?

LE PRINCE DE CONDÉ.
Dites plutôt, connétable, nous mettre la dague au poing. C’est la guerre, voyez-vous, la guerre seule qui nous fera justice.
LE CONNÉTABLE.

Je le crois comme vous, mais il faut prendre son temps.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Le plus tôt sera le mieux ! Je mettrai bas ces maudits étrangers ou j’y laisserai ma vie ! et si je meurs, connétable, comptez sur mes amis pour me venger et vous servir.

LE CONNÉTABLE.

Vos amis ! cher neveu, vous n’oubliez qu’une chose : sont-ils du bois dont je fais les miens ? Appelez-moi, si vous voulez, diseur de patenôtres, riez de mes vieilles idées, mais j’aimerais mieux toute ma vie garder au fourreau ma vieille épée que de prendre à mon service vos faiseurs de religions.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Ne peut-on suivre chacun sa foi et marcher de concert contre l’ennemi commun ?

LE CONNÉTABLE.

Oh ! que nenni ! je suis trop vieux routier ! On ne vit pas avec les charbonniers sans qu’il en reste aux doigts quelque chose… Ne vous fâchez pas, Condé ; écoutez-moi : nous ne sommes pas ici pour nous complimenter ; je vous ai déjà écrit brutalement votre fait, je vous le dirai de même. Vous avez été un peu bien prompt de rompre ainsi tout haut avec la messe ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

J’avais rompu tout bas. Ce que je fais, je le dis.

LE CONNÉTABLE.

Pas toujours, s’il vous plaît, monsieur mon neveu. Je sais plus d’un mari par le monde à qui vous ne dites pas tout ce que vous faites. La franchise est une belle chose ; mais, quand on a l’honneur d’être fils de France, on doit y regarder à deux fois avant de faire divorce avec notre sainte mère l’église. — Allons, je ne suis pas venu pour vous sermonner. Laissons là votre profession et la belle colère où vous m’avez mis. C’est ma chère nièce, votre femme, qui vous a fait faire le saut : je comprends, vous avez racheté par là bien des péchés envers elle… Allons, allons… voudriez-vous m’en faire accroire ? Moi, grâce à Dieu, j’ai les cheveux trop blancs pour donner des soucis à ma femme ; aussi, fût-elle huguenote encore plus obstinée que votre Éléonore, jamais elle ne me ferait changer. Mes neveux de Châtillon en savent quelque chose : ils y ont perdu leur latin. Mais, corbleu ! je n’en suis que plus résolu de ne donner ni paix ni trêve à cette insatiable famille qui s’en va ruinant notre France. Ils voudraient bien nous traquer tous dans leur baraque d’Orléans ; mais vous n’êtes pas en humeur, je suppose, de leur faire cette galanterie : vous vous gardez pour des temps meilleurs. Cela dit, voyons un peu comment disposer nos affaires.

LE ROI DE NAVARRE.

Vous allez trop grand train, connétable. Parlons des états, s’il vous plaît. Vous pensez qu’il nous est loisible d’y faire défaut ? Moi, je le confesse, je n’en crois rien.

LE CONNÉTABLE.

Quoi ! vous avez envie d’aller à Orléans ?

LE ROI DE NAVARRE.

Envie, non ; mais il est des choses qu’il faut faire, sans en avoir envie.

LE CONNÉTABLE.

Vous voulez, sans défense, vous livrer à ces gens-là !

LE ROI DE NAVARRE.

Serai-je sans défense au milieu des députés des trois ordres ? Cette noblesse n’aura-t-elle pas ses épées ? Les gens du tiers ne seront-ils pas pour moi ?

LE CONNÉTABLE.

Et les soldats dont la ville est pleine, pour qui seront-ils ? — En vérité, je ne sais ce qui l’emporte en moi de l’affliction ou de la surprise ! On me l’avait dit, je n’en voulais rien croire. — Ainsi, vous vous faites scrupule d’obéir aux invitations du roi ! vous vous croyez protégé par sa parole ! Mais vous oubliez donc dans quelle servitude est tombé cet enfant ? Ses ordres ! est-ce lui qui les donne ? Ses promesses ! est-ce lui qui les tient ? Vous fiez-vous, par hasard, à sa mère ? Triste caution ! D’abord elle ne peut rien, et, pût-elle quelque chose, croyez-moi, ce ne serait pas pour vous servir.

LE ROI DE NAVARRE.

J’aurai ma sauvegarde dans mon bon droit. De quoi voulez-vous qu’ils m’accusent ?

LE CONNÉTABLE.

On est toujours coupable quand on est sous la main de ses ennemis ; au temps où nous vivons, l’imprudence est le plus mortel de tous les crimes. (Se tournant vers le prince de Condé.) N’est-ce pas votre avis, monsieur mon neveu ? Aidez-moi donc si, comme je le suppose, les desseins de votre frère vous affligent autant que moi.

LE PRINCE DE CONDÉ.
Demandez-lui, mon cher oncle, quelle rude guerre je lui ai faite depuis un mois que nous cheminons de compagnie. Que ne lui ai-je pas dit ! Je lui ai fait toucher au doigt tous les dangers de son entreprise.
LE CONNÉTABLE.

Eh bien ! continuez ; allons ! courage !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Par malheur, mes discours ne l’ont pas plus touché que s’il était de pierre, et je ne sais, en vérité, si la contagion m’a gagné, ou si sa constance m’a vaincu, mais, plus nous approchons d’Orléans, moins je me persuade que nous puissions ni lui, ni moi, faire au roi et aux états si grave injure que leur tourner le dos.

LE CONNÉTABLE.
Comment ! vous aussi ! (À part.) et ce Dardois, qui tout à l’heure…
LE ROI DE NAVARRE.

Il veut rire, connétable ; je ne me flatte pas de l’avoir converti.

LE CONNÉTABLE, d’un ton sévère.

Ah çà ! messieurs, disons-nous des sornettes pour amuser les femmes ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Non, nous parlons sérieusement, très sérieusement ; au point où en sont les choses, il n’est plus temps de reculer.

LE ROI DE NAVARRE, à part.

Que veut-il dire ?… Je crois rêver !

LE PRINCE DE CONDÉ.

J’aimerais mieux qu’il en fût autrement. Je voudrais être encore à Poitiers ou à Tours. Là, je persisterais dans mon premier avis ; mais ici, je dois le reconnaître, il n’est plus de saison.

LE CONNÉTABLE.

Comment ! morbleu ! parce que le piège est sous vos yeux, c’est une raison pour y tomber ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Écoutez-moi, connétable ; tout se réduit à cette simple question : Sommes-nous en état de tenir la campagne ? À Poitiers, à Châtellerault, on venait s’offrir à nous de tous côtés. Nous pouvions en huit jours réunir trois mille lances, cinq à six mille fantassins de Périgord, et force gentilshommes bien montés, bien équipés. C’était une armée. Il est vrai qu’il fallait prendre un gros parti, planter hardiment la religion et mettre bas la messe.

LE CONNÉTABLE.

Tout beau !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Nous avons refusé.

LE CONNÉTABLE.
Et vous avez bien fait !
LE PRINCE DE CONDÉ.

C’est à savoir. Les occasions perdues ne se retrouvent pas. Cherchez des hommes qui se fassent tuer de bon cœur seulement pour savoir par qui le roi sera servi de MM. de Lorraine ou de nous ; moi, je n’en connais guère. Les gens ne laissent là leurs châteaux, leurs femmes et leurs biens, ils ne s’en vont coucher en plein champ, au risque de la vie, que si l’on se bat pour leurs croyances ou pour leurs propres affaires. Mais, n’en parlons plus, nous avons refusé. Tout le monde a été congédié. Nous n’avons plus que quelques serviteurs, et vous voulez que nous n’allions pas à Orléans !

LE CONNÉTABLE.

Oui, morbleu ! je le veux.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Mais dès ce soir de Termes va se mettre à nos trousses. Voilà huit jours qu’il rôde autour de nous. Si, par miracle, nous lui échappons, notre plus bel exploit sera de nous sauver, mon frère en Béarn, moi en Picardie. Si, au contraire, nous tombons dans ses mains, où irons-nous ? À Orléans ; mais non plus en princes qui vont prendre leur place sur les marches du trône ; on nous y conduira comme rebelles et vagabonds. Voilà les réflexions qui m’ont ramené à votre avis, mon frère. Vous voyez que je parle sérieusement.

LE ROI DE NAVARRE.

En vérité, mon cher Louis, vous me faites encore mieux sentir combien j’avais raison.

LE CONNÉTABLE.

Et moi, vous me faites damner tous les deux ! Où diable avez-vous pris que vous ne soyez pas libres d’aller ou de ne pas aller aux états ? Je n’y vais pas, moi ; croyez-vous donc que de Termes va me donner la chasse ? Je voudrais bien l’y voir ! Avec mes six cents lances, je Lui passerais sur le ventre. Venez avec moi, je me charge de vous conduire partout où bon vous semblera. Que n’allez-vous en Normandie, à Dieppe, par exemple ? L’amiral se chargera bien de vous y faire respecter, et vous ne serez forcés de prendre les armes qu’à bon escient, quand et comment vous l’entendrez. Allons, est-ce convenu ? Laissez-vous là vos rêveries ? Venez, croyez-moi, ne perdons pas de temps…

LE ROI DE NAVARRE.

Mon cher connétable, vous m’auriez ébranlé peut-être, si mon frère n’était venu me secourir. Mais, je me sens tellement affermi dans mon dessein, que pour rien au monde je n’y voudrais renoncer.

LE CONNÉTABLE.
À merveille. Et vous, monsieur de Condé ?
LE PRINCE DE CONDÉ.

Vous sentez, mon cher oncle, que je n’ai pas changé d’avis et de conduite sans avoir mûrement réfléchi. Je n’ai pas pour habitude de tourner à tous les vents.

LE CONNÉTABLE.
Eh bien ! que la volonté de Dieu soit faite ! Ce n’est pas d’aujourd’hui, après tout, qu’il vous frappe d’aveuglement. Vous pouvez vous vanter l’un et l’autre de n’avoir jamais manqué d’agir au rebours de la raison, et je ne vous sais habiles qu’à perdre vos affaires et à ruiner vos amis. Puisque vous avez si grande hâte d’aller en cour, que n’y veniez-vous il y a deux mois, à Fontainebleau ? La partie était belle alors. En entrant avec mon escorte, je les ai fait pâlir. Ils se sont abaissés devant moi jusqu’à confesser du désordre dans leur gestion des affaires ; ils nous ont concédé les états. En un mot, moi seul, je les traitais en petits garçons. Vous présens, nous les aurions chassés. Mais non, vous vous trouviez bien à Nérac. J’ai eu beau pester contre vous, ni lettres, ni messages ne vous en ont fait sortir. Et aujourd’hui, quand il est manifeste que vous ne pouvez rien à Orléans, rien que vous faire prendre comme de pauvres souriceaux, il faut, parce que c’est une folie, que vous vous y entêtiez ! Il y a du sortilège là-dessous ! Croyez-moi, vous êtes endiablés, mes amis ; ou plutôt vous avez affaire à des sorciers que je connais un peu, et que le trésorier de MM. de Lorraine doit connaître encore mieux que moi.
LE ROI DE NAVARRE.

Toujours vos soupçons, connétable ?

LE CONNÉTABLE.

Oui, je le soutiens, et bientôt j’en aurai les preuves ; vous êtes trahis, vous êtes vendus à beaux deniers.

LE ROI DE NAVARRE.

Mais par qui ?

LE CONNÉTABLE.

Par tout ce qui vous approche. Cherchez qui vous prêchait de rester à Nérac il y a deux mois, voyez qui vous pousse à partir pour Orléans aujourd’hui, et vous saurez de qui je veux parler.

LE ROI DE NAVARRE.

Non, vraiment. Descars et Jarnac, qui vous déplaisent tant, ne nous ont pas suivis.

LE CONNÉTABLE.

Et leur ami, ce fin matois de chancelier…

LE ROI DE NAVARRE.
Qui ? Bouchard ! je ne sache pas qu’il m’ait excité à me rendre aux états.
LE PRINCE DE CONDÉ.

Je dirai même qu’il paraît d’un avis tout contraire.

LE CONNÉTABLE.

Ne parlez pas, monsieur mon neveu ; votre Sainte-Foy, ce mielleux Sainte-Foy, ne vaut guère mieux ; Jarnac l’a pratiqué.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Il faut donc soupçonner le genre humain tout entier.

LE CONNÉTABLE.

Et ce Basque que vous m’avez envoyé, n’est-ce pas encore un vaillant serviteur ? Il a eu peur des lanières… (Se tournant vers Dardois qui s’approche.) Mais qui s’avise ?… Ah ! c’est vous, Dardois.

DARDOIS.

Je ne me permettrais pas d’interrompre monseigneur, mais…

LE CONNÉTABLE.

Mais quoi ?… Voyons, parlez.

DARDOIS.

Je viens de voir entrer dans la cour du château M. d’Andelot, votre neveu.

LE CONNÉTABLE.

D’Andelot !

LE ROI DE NAVARRE.

D’Andelot ! je le croyais à Orléans.

LE CONNÉTABLE.

Sans doute il y était, et depuis huit jours.

LE ROI DE NAVARRE.
Que veut dire ceci ?



Scène XII.

Les mêmes, D’ANDELOT.
LE CONNÉTABLE.

Vous ici, d’Andelot ! Vous ont-ils donc chassé d’Orléans ?

D’ANDELOT.

Non, je m’en suis chassé moi-même. Je m’y trouvais trop bien gardé.

LE CONNÉTABLE, se tournant vers le roi et le prince :
Eh bien ! sire, vous l’entendez, et vous, monsieur de Condé ? Vous savez s’il a le cœur vaillant, celui-là ! (À d’Andelot.) Vous avez bien fait, mon neveu. Mais M. votre cousin et le roi son frère veulent en user autrement. Vous vous êtes échappé d’Orléans, ils se disposent à y entrer.
D’ANDELOT, avec vivacité.

Serait-il vrai, Condé ? Et vous, sire ? vous ne savez donc pas ce qui s’y passe ?

LE CONNÉTABLE.

Voilà deux heures que je le leur dis.

D’ANDELOT.

Nos ministres chassés, Groslot sous les verrous…

LE ROI DE NAVARRE.

Comment ! Groslot le bailli ?

D’ANDELOT.

Lui-même.

LE CONNÉTABLE.

Eh bien ! voilà du nouveau. Un tel homme de bien !

LE PRINCE DE CONDÉ, vivement.

Oui ; mais un tel bavard ! Il aura fait quelque sottise, il la paie. Qu’y a-t-il là qui m’étonne ? — D’Andelot a cru devoir quitter la ville : peut-être qu’à sa place j’en aurais fait autant : peut-être qu’à la mienne il ferait comme moi. Chacun est juge de sa façon d’agir.

D’ANDELOT.

Si vous le prenez ainsi, Condé, je me tais.

LE PRINCE DE CONDÉ, lui tendant la main.

Mais non, cher d’Andelot, parlez.

D’ANDELOT.

Eh bien ! à votre place j’aurais eu cent bonnes raisons de plus d’éviter ce coupe-gorge. Moi pris, quel grand malheur ! un soldat de moins, voilà tout. Tandis que le roi de Navarre et vous, mon cousin, sur qui tous les gens de bien placent leurs espérances, vous, nos chefs, nos drapeaux… Mais si vous vous livrez, autant vaut dire que vous voulez tout perdre et tout abandonner !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Au contraire, mon ami ; c’est parce que notre naissance nous pose au premier rang, que nous devons payer de nos personnes. Songez que depuis six mois nous proclamons qu’il faut convoquer les états, qu’eux seuls peuvent rétablir les finances, restaurer la justice, assurer à chacun l’exercice de sa religion. Ces états, on nous les donne, les voilà qui vont s’assembler, et nous n’y serions pas ! Mais c’est pour le coup qu’on aurait droit de dire : Vous voulez donc tout abandonner ? — Vous aviez grand’raison tout à l’heure, cher connétable ; oui, nous avons failli, gravement failli de n’être point venus à Fontainebleau. Je le disais à mon frère, il s’en souvient : quitter la partie, c’est la perdre. Nous semblons nous avouer coupables ; nous renonçons à notre droit ; nous décourageons nos amis. — Et vous voulez que deux fois nous commettions même faute ? MM. de Guise ne demanderaient pas mieux ! Ils se soucient bien moins de nous tenir, qu’ils ne redoutent de nous voir. Croyez-moi, s’ils nous tendaient un piège, ils s’y prendraient autrement. Ils ne feraient pas tout ce fracas d’armes et de soldats. Morbleu ! c’est parce qu’ils veulent nous effrayer qu’il faut aller leur tenir tête ! Ne sommes-nous pas attendus par les députés de cette noblesse de Saintonge, d’Anjou, de Provence, d’Auvergne, qui nous prend pour ses défenseurs ? N’est-ce pas à nous de faire entendre ses doléances, de soutenir ses privilèges ? N’est-ce pas à nous aussi de plaider un peu pour ce pauvre peuple couchant sur la dure, mourant de faim, rongé d’impôts ? Et je manquerais à ces devoirs sacrés par peur de quelques hallebardes ! Mais que fais-je donc en ce monde ? Sans biens, sans dignités, sans renom, je ne possède qu’un peu d’honneur ; laissez-moi demander à Dieu de le conserver tout entier.

D’ANDELOT, bas au connétable.

Quelle véhémence, mon cher oncle !

LE CONNÉTABLE, à d’Andelot.

Dites plutôt quel délire ! (Il continue de causer à voix basse avec d’Andelot.)



Scène XIII.

Les mêmes, SAINTE-FOY.
LE PRINCE DE CONDÉ.

Que voulez-vous, Sainte-Foy ?

SAINTE-FOY.

Monseigneur, il y a là de pauvres diables qui se disent ministres du saint Évangile…

LE PRINCE DE CONDÉ.

Que puis-je faire pour eux ?

SAINTE-FOY.

Ils demandent la faveur d’être admis devant vous.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Ce n’est pas le moment…

LE ROI DE NAVARRE, à Sainte-Foy.

D’où viennent-ils, ces ministres ?

SAINTE-FOY.

D’Orléans, sire.

LE PRINCE DE CONDÉ, à demi-voix.

D’Orléans ? Tout le monde en vient donc ?

SAINTE-FOY.
M. de Cypierre les a chassés. Depuis deux jours ils courent la campagne en mendiant ; ils paraissent à demi morts de fatigue.
D’ANDELOT.

Et de faim, peut-être ? Pourquoi leur refuser la consolation qu’ils demandent, mon cousin ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Qu’on les mène à l’office, cela ne suffit-il pas ?

D’ANDELOT.

Non ; laissez-les monter.

LE CONNÉTABLE, d’un air un peu moqueur.

Vos frères en religion !… C’est trop juste. Ne vous gênez pas pour moi, monsieur mon neveu.

LE PRINCE DE CONDÉ, avec impatience.

Eh bien ! qu’ils montent. Allez, Sainte-Foy… Mais, qu’y a-t-il encore ? (Un valet remet une lettre à Sainte-Foy et lui dit quelques mots.)

SAINTE-FOY.

Monseigneur, ce valet me donne une lettre que De Vaux, l’écuyer de Mme la princesse, vient d’apporter.

LE PRINCE DE CONDÉ, prenant la lettre et l’ouvrant.

Ma femme !… que veut-elle ? (Il lit à demi-voix, mais assez haut pour que le connétable, qui est près de lui, entende ce qu’il lit.) « Mon bien-aimé prince et mari, avant-hier, en passant par Paris, le cardinal s’est oublié à dire devant Mme Duzès que, si vous alliez à Orléans, l’air y serait malsain pour vous. J’espère bien que vous n’y pensez pas (il baisse la voix) ; mais, s’il vous en venait la malheureuse idée, que cet avertissement vous profite (il baisse encore plus la voix.) Au nom du ciel ! n’allez pas » (Il finit par ne plus lire que des yeux.)

LE CONNÉTABLE.

Eh bien ! mon neveu, que vous dit-elle, cette bonne Éléonore ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Pas grand’chose… un propos du cardinal…

LE CONNÉTABLE.

Mais ce propos, si j’ai bien entendu…

LE PRINCE DE CONDÉ, l’interrompant.

Me permettez-vous d’achever ?… (Il continue à lire et dit en riant :) Elle aussi, elle veut que Cypierre soit un ogre, un cannibale… (il arrive aux derniers mots de la lettre.) Comment ! quelle folie !… Elle sera ici demain ! (Il plie la lettre avec impatience.) À quoi bon ?…

LE CONNÉTABLE.

La pauvre enfant ! c’est la force de son amour qui la pousse à venir !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Se mettre en route… malade comme elle est !…
LE CONNÉTABLE.

Elle serait déjà morte, si votre dessein lui était connu ! Il lui souvient d’Amboise. Mon neveu, vous l’attendrez, je pense ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

L’attendre, je le voudrais… mais…

D’ANDELOT, bas au connétable.

S’il s’entête à se perdre, il l’aura bien voulu !

LE PRINCE DE CONDÉ, à Sainte-Foy.

Dites à De Vaux de s’en retourner. Je répondrai plus tard à la princesse. Écoutez, Sainte-Foy. (Il baisse la voix.) Que tous mes gens montent à cheval et sortent du château. Ils m’attendront sur le chemin d’Orléans. Vous m’avez compris ?

SAINTE-FOY.
Oui, monseigneur.
(Il sort.)
LE PRINCE DE CONDÉ, bas au roi de Navarre.

Êtes-vous prêt à partir, Antoine ?

LE ROI DE NAVARRE, bas.

Assurément.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Vos gens sont avertis, vos mulets chargés ?

LE ROI DE NAVARRE.

Oui ; mais qui nous presse ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Si nous ne brusquons les choses, nous ne partirons pas.

LE ROI DE NAVARRE.

Mais expliquez-moi…

LE PRINCE DE CONDÉ, baissant encore plus la voix.

Vous voyez bien qu’on nous coupe le passage. Cela me fatigue, il faut en finir.

LE ROI DE NAVARRE.

Mieux vaudrait, selon moi, n’y point aller ensemble.

LE PRINCE DE CONDÉ.

En vérité, cela vous conviendrait ?

LE ROI DE NAVARRE.

Pourquoi nous exposer tous les deux ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Je comprends…

LE ROI DE NAVARRE.

C’est à vous surtout qu’on en veut !

LE PRINCE DE CONDÉ.
Très bien.
LE ROI DE NAVARRE.

Laissez-moi partir seul.

LE PRINCE DE CONDÉ, brusquement, mais toujours à voix basse.

J’en suis fâché ; vous n’avez qu’un moyen de m’éviter à Orléans, c’est de n’y point venir.

LE ROI DE NAVARRE.

Vous ne m’entendez pas… mon ami…

LE PRINCE DE CONDÉ.

Quand je dis une chose, elle est faite. J’irai avec ou sans vous.

LE ROI DE NAVARRE.

Mais ne vous fâchez pas !… Partons, partons… (À part.) Que veut-il dire ? je m’y perds ! (Il fait signe à Bouchard, qui, depuis un instant, est rentré en scène. Bouchard va lui parler.)

LE CONNÉTABLE, à d’Andelot, en lui montrant le prince de Condé et le roi de Navarre.

Qu’ont-ils donc à se parler si bas ?

D’ANDELOT.

J’espère qu’ils hésitent !

LE CONNÉTABLE.

Vous leur faites trop d’honneur, mon neveu !

(Il continue de s’entretenir avec d’Andelot.)
LE PRINCE DE CONDÉ, après un instant de réflexion, s’approchant de son frère.

Que vous disait Bouchard ?

LE ROI DE NAVARRE.

Rien ; c’est moi qui lui donnais des ordres.

LE PRINCE DE CONDÉ

Vous êtes bien sûr de lui, mon frère ?

LE ROI DE NAVARRE.

Comment ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Il ne vous a jamais trompé ?

LE ROI DE NAVARRE.

Qui ? Bouchard ? Jamais, bon Dieu ! D’où vous vient cette idée ?

LE PRINCE DE CONDÉ.

Je ne sais… les paroles du connétable…

LE ROI DE NAVARRE.

Pur radotage !… Mais voici vos ministres.

LE PRINCE DE CONDÉ, sans écouter son frère, et se parlant à lui-même.

Non, j’irai, tout est dit… j’en aurai le cœur net.


Scène XIV.

Les mêmes, M. JOUVENEL, M. PERRAULT, suivis de plusieurs ministres protestans.
D’ANDELOT, allant au-devant des ministres.

Eh quoi ! c’est vous, monsieur Jouvenel ! vous, Perrault !…

JOUVENEL.

Ah ! monseigneur, que Dieu soit loué ! vous êtes donc sorti de ce repaire !

D’ANDELOT.
Dans quel état vous voilà !
JOUVENEL.

Ne parlons pas de nos maux ! Sans pain, sans abri depuis deux jours, notre unique souffrance était que nos princes bien-aimés cheminaient dans l’ignorance de cette trahison, et s’en venaient se prendre au piège en croyant aller aux états. Mais, par bonheur, nous les voyons, et nous oublions nos misères. (S’adressant au prince de Condé.) Ah ! monseigneur, Dieu veut sauver son église, puisqu’il vous a conservé ! Vous vivant, le temple est debout !

D’ANDELOT, bas à Condé.

Comment leur dire que vous voulez partir, mon cousin ? Je n’en ai pas le courage.

LE PRINCE DE CONDÉ, s’adressant aux ministres.

Messieurs, les perfidies dont vous êtes victimes ne doivent pas rester impunies. Il ne me suffit pas de vous plaindre, mon devoir est de vous venger. Nous allons, mon frère et moi, vous faire rendre justice, devant le roi, dans l’assemblée des états.

JOUVENEL.

Dieu vous en garde ! monseigneur. Vous, aller à Orléans ! Autant de pas vous faites vers la cour, autant vous approchez-vous de la mort !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Vaines terreurs, croyez-moi ! Je me sens assisté de Dieu, je descendrais sans peur dans la fosse aux lions.

JOUVENEL.

Mais c’est Dieu qui nous envoie, monseigneur ! nous sommes ses messagers !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Ils ne me toucheront pas un cheveu.

JOUVENEL.

Vous ne les connaissez pas, monseigneur !

LE PRINCE DE CONDÉ.

Et quand ils oseraient !… savons-nous les desseins de notre souverain maître ? Mon sang n’est-il pas à lui ? Sans doute il me serait doux, et je lui en fais la prière, de ne jamais le répandre que sur les champs de bataille ; mais si, pour l’honneur de son saint nom, il m’appelle à une autre mort, ne dois-je pas l’accepter ? Songez-y, mes amis : le sang de notre Du Bourg, d’un simple conseiller, a fait sortir de terre des milliers de fidèles ; que ne ferait pas celui d’un fils de France ?

JOUVENEL.

Non, monseigneur, daignez nous croire : ce qu’il nous faut, ce n’est pas la mort, c’est la vie d’un protecteur tel que vous. Le martyre ne convient qu’aux humbles serviteurs de Dieu. Si vous avez à cœur le salut de vos frères, n’allez pas à la cour, nous vous en prions à genoux.

(Jouvenel et la plupart des ministres s’inclinent en mettant un genou en terre.)
PERRAULT, resté debout et parlant à d’Andelot assez haut pour être entendu.

Monseigneur oublie donc qu’on ne joue pas ainsi d’un coup de dés le sort de toutes nos églises et la fortune de ce royaume !

(Le prince de Condé réprime une légère émotion et garde le silence.)
LE CONNÉTABLE, brusquement et se tournant vers les ministres.

Allons, messieurs, c’est assez. Levez-vous, ne perdez pas plus long-temps votre peine. Vous aurez beau leur montrer l’abîme, ils s’entêteront à ne le point voir. Ni vous, ni moi n’y pouvons rien. Je suis un vieux fou d’avoir fait, à mon âge, si long voyage pour si pauvre besogne. Tout ce que j’y gagne, c’est d’avoir appris en quelle estime on tient ici ma vieille et sincère amitié.

LE ROI DE NAVARRE.

Connétable, voilà de rudes paroles.

LE PRINCE DE CONDÉ, au roi de Navarre.

N’y répondons, mon frère, que par un respectueux silence. (Au connétable.) Vous trouverez bon, mon cher oncle, que nous prenions congé de vous : nous voulons vous quitter bons amis.

LE CONNÉTABLE.

Adieu donc.

LE PRINCE DE CONDÉ.

L’événement dira qui s’est trompé ; mais ce qui sera vrai, quoi qu’il arrive, c’est notre profonde reconnaissance pour votre paternelle affection. (Aux ministres.) Croyez, messieurs, qu’il m’en coûte de vous quitter et que vos paroles me restent au fond du cœur. (Se tournant vers d’Andelot.) Adieu, mon cher d’Andelot.

D’ANDELOT, s’approchant du prince de Condé et à demi-voix.
Puisque vous partez, mon ami, partez du moins bien accompagné. Attendez à demain ; nous vous aurons quelques centaines de chevaux. Le connétable, j’en suis sûr, vous donnerait son escorte.
LE PRINCE DE CONDÉ.

Non, je ne fais rien à demi. Ou dix mille hommes bien armés, ou dix valets sans armes. Je n’ai pas les dix mille hommes, je prends les dix valets. Merci, mon ami, gardez vos gens ; ils ne pourraient que nous compromettre.

LE ROI DE NAVARRE, s’approchant des ministres.

Allons, messieurs, modérez ce chagrin. Dans quelques jours vous serez rappelés, vous aurez votre grâce.

PERRAULT.

Notre grâce, sire ! demandez d’abord la vôtre ; demandez-la bien humblement, et Dieu veuille que vous l’obteniez !

LE PRINCE DE CONDÉ, bas à son frère.
Qu’avez-vous donc, Antoine ?

LE ROI DE NAVARRE. Rien… ce n’est rien.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Allons, partons.

LE ROI DE NAVARRE, avec hésitation.

Je vous suis.

LE PRINCE DE CONDÉ, à part.

D’où vient que je me sens si combattu ?… (Haut.) Adieu, mon cher oncle… Adieu, messieurs.

LE CONNÉTABLE, sans se détourner.

Adieu.

(D’Andelot suit les princes jusqu’à la galerie et revient auprès du connétable. Ils se serrent la main en silence. — Les ministres restent au fond de la salle dans un grand abattement. Dardois est auprès d’eux. — Sainte-Foy sort avec les princes. — Bouchard, après avoir accompagné le roi de Navarre jusqu’à la galerie, rentre dans la salle.)



Scène XV.

Les mêmes, moins LES PRINCES et SAINTE-FOY.
BOUCHARD, à part.

Enfin, les voilà partis !… Il était temps, la girouette commençait à virer…

LE CONNÉTABLE, se retournant.

Approchez, Dardois. Vous rêviez donc tantôt ?…

DARDOIS.

Je vous jure, monseigneur, que M. le prince me l’avait dit de sa propre bouche…

LE CONNÉTABLE.
Les oreilles vous cornaient.
DARDOIS.

Demandez à Bouchard, monseigneur, je l’ai laissé avec le prince.

LE CONNÉTABLE.

Ah ! M. Bouchard !… Il ne suit donc pas son maître ?

BOUCHARD, s’approchant.

Non, monseigneur, le roi m’a laissé ses ordres pour le Béarn.

DARDOIS, à Bouchard.

Voyons, n’est-il pas vrai que tantôt M. de Condé tenait un autre langage ?

BOUCHARD.

Comment, tantôt ?

DARDOIS.

Parbleu ! quand vous êtes venu lui parler. Qu’aviez-vous à lui dire ?

BOUCHARD.

J’avais… je le suppliais de ne pas entraîner mon maître dans cette folle entreprise.

DARDOIS.

À d’autres, monsieur le chancelier. Vous seriez-vous si bien caché de moi pour lui conter de telles choses ?

BOUCHARD.

Qu’est-ce à dire ? (Dardois prend à part le connétable et d’Andelot et leur parle bas. Bouchard cherche à deviner ce qu’il leur communique et se dit :) Le jeu semble se brouiller ; je ferais bien de n’y pas laisser mon épingle.

(En se retournant pour sortir, il aperçoit un valet qui vient à lui avec précaution.)
LE VALET, à voix basse.

Monsieur le chancelier, l’homme s’est échappé !

BOUCHARD, à part.

Malédiction ! (Au valet.) Vous l’avez donc lâché, imbéciles ?

LE VALET.

Non, monsieur le chancelier, il a disparu.

BOUCHARD.

Où est-il ?

LE VALET.

Nous n’en savons rien.

BOUCHARD.

Va-t’en, butor. (Le valet sort.) Me cacher ? Non. Rejoignons les princes. Je prierai M. de Lorraine de me faire arrêter. Ce n’est que dans ses prisons qu’il y aura sûreté pour moi. (Il sort.)


Scène XVI.

Les mêmes, moins BOUCHARD.
LE CONNÉTABLE, à Dardois et à d’Andelot.

Oui, c’est un drôle, je le sais, je le leur ai dit ; mais ce qui est fait est fait. Dardois, avertissez nos gens que nous allons partir. (Dardois sort.) — Mon cher d’Andelot, je vivrais encore soixante-douze années que je ne m’en consolerais pas. Les insensés ! se perdre à plaisir ! ne rien écouter ! Savez-vous ce que je m’imagine ? Il doit y avoir encore quelque femme là-dessous.

D’ANDELOT.

Vous croyez ?

LE CONNÉTABLE.

Avec ces galans, voyez-vous, c’est toujours là qu’il faut viser… Faites donc des projets, liez-vous, pour une partie sérieuse, à de tels sansonnets ! Non, non. La leçon sera bonne, et, s’ils s’en tirent cette fois, nous ne ferons pas long-temps ménage ensemble. — Allons, mon neveu, quittons ce château… Mais que nous veut cet homme ?



Scène XVII.

Les mêmes, STEWART.
STEWART, dans une extrême agitation.

Parti !… est-il vrai ? M. le prince est parti !… parti pour Orléans ?…

D’ANDELOT.

Oui, mon ami ; qu’avez-vous donc ?

STEWART.

Ils m’ont garrotté, monseigneur… Comment, parti !… Ah ! ma pauvre maîtresse !…

LE CONNÉTABLE.

Encore un fou ! Morbleu ! quelle journée !

STEWART.

Parti !… que va-t-elle dire !… Qu’on me donne un cheval, vite un cheval, au nom du ciel !

D’ANDELOT.

C’est à n’y rien comprendre.

JOUVENEL, s’approchant de d’Andelot.

Je connais cet homme, monseigneur ; il est au service du jeune roi, (baissant la voix) et secrètement au nôtre ; presbytérien d’Ecosse.

{
STEWART, reconnaissant Jouvenel.
Ah ! monsieur Jouvenel, un cheval, je vous en conjure, que je coure après le prince. Je suis sûr qu’on l’a trompé ! Cet indigne Bouchard !…
D’ANDELOT.

Comment, Bouchard ?

STEWART.

Oui, c’est lui… Un cheval, je vous en supplie.

D’ANDELOT, à un gentilhomme de la suite du connétable.

Eh bien ! qu’on le mène aux écuries.

LE GENTILHOMME.

Monseigneur, les écuries sont vides. Les princes n’avaient laissé qu’un cheval, M. Bouchard vient de le prendre.

D’ANDELOT.

Bouchard ? il a quitté le château ?

LE GENTILHOMME.

Oui, monseigneur.

LE CONNÉTABLE.

Conduisez cet homme au faubourg, et qu’on lui donne un de nos chevaux.

STEWART.

Grâce à Dieu ! je vais partir !…

(Il sort précipitamment suivi de deux gentilshommes du connétable.)
JOUVENEL, s’adressant à Stewart, bien qu’il soit déjà dans la galerie et ne puisse plus l’entendre.

Que le Seigneur vous conduise ! qu’il se serve de vous pour éclairer l’esprit de ce malheureux prince. (Se tournant vers les ministres :) Nous, messieurs, élevons nos voix à Dieu, et invoquons son secours. Nous entonnerons le psaume trente-deuxième.

D’ANDELOT, au connétable.

Bouchard en fuite ! Dardois avait raison !… mais cet homme, quelle énigme…

LE CONNÉTABLE.

Je vous en ai dit le mot, croyez-moi. (Les protestans commencent à chanter.) Ah ! ah ! voilà une musique qui ne va pas à mes oreilles. J’aime mieux la voix de nos clairons. (À un de ses gentilshommes :) Allez dire qu’on sonne le boute-selle. (À d’Andelot.) Vous, mon neveu, restez avec eux, si vous voulez. Je vous laisse faire vos momeries et m’en retourne à Écouen.

D’ANDELOT.

Permettez-moi de ne pas vous quitter.

(Ils sortent. — Les ministres continuent à chanter.)



FIN DU DEUXIEME ACTE.

{{|ACTE|TROISIÈME.}}

La scène est à Orléans.

La salle où s’est passé le premier acte.

Quelques instrumens de musique sont déposés dans le fond de la salle.



Scène PREMIÈRE.

LA REINE, miss MARIE SEYTON.


LA REINE, sortant de son appartement et se parlant à elle-même.

Pas encore revenu !… Il est déjà deux heures… — Dis-moi, Marie, tu es sûre de l’avoir vu partir, ce bon Stewart ?

MISS SEYTON.

Si j’en suis sûre, madame !… Hier soir à neuf heures… Ne l’ai-je point dit à votre majesté ?

LA REINE.

C’est vrai, tu me l’as dit, et plus d’une fois… Je ne sais à quoi je pense… — Garde-toi bien surtout de laisser soupçonner qu’il soit venu prendre mes ordres…

MISS SEYTON.

N’ayez point de crainte, madame, je serai aussi muette que vous êtes bonne pour moi.

LA REINE.

Va, ma mie, rentre chez la reine ; tu reviendras me dire si je peux la voir. — Mais que font là ces violes, ces cornets, ces hautbois… Le sais-tu, Marie ?

MISS SEYTON.

C’est un secret, je pense. Le roi veut, après souper, vous donner le plaisir du bal.

LA REINE.

Est-ce donc pour cela que tout à l’heure, à dîner, il ne me disait mot, parlant toujours tout bas à mes oncles et à Cypierre ?

MISS SEYTON.
Mesdames de Guise et d’Aumale sont arrivées ce matin. On attend toutes vos plus grandes et belles dames, Mme de Brézé, Mme de Cerizay, Mlle de Cominges et tant d’autres. Tout le monde dit que la cour va changer de figure. Bourdeille a l’air radieux, Saint-Celais vous prépare quelque galanterie ; enfin, nous allons danser ! Savez-vous, madame, qu’il en est grand temps !… Demain, dans la forêt, chasse avec toutes ces dames… Mais votre majesté paraît triste…
LA REINE.

Non, je souffre un peu ce matin. J’ai voulu lire, je n’ai pu ; chanter, ma voix ne pouvait sortir…

MISS SEYTON.

Ah ! ma bien-aimée reine, qu’avez-vous donc ?

LA REINE.

Je ne sais… Je voudrais qu’il ne fût plus question des états : je ne serai tranquille que lorsque… Mais va donc, chère Marie, passe chez la reine ; elle doit avoir achevé son dîner.

MISS SEYTON.
J’y vais, madame. (Elle sort.)



Scène II.

LA REINE, seule.

Qui m’eût dit que jamais j’aurais cette impatience de voir la reine, de lui parler ? Hélas ! je meurs d’envie de savoir ce qui se passe. M’adresser à François, à mes oncles… je n’ose plus ! La reine, il faut l’espérer, m’apprendra quelque chose. — Si du moins j’étais assurée que Stewart aura suivi mes ordres !… Cette lettre, cette infâme lettre !… Et les paroles de François !… Ah ! ce serait affreux : j’en ai rêvé toute la nuit. Il me semblait qu’il venait, ce pauvre prince, qu’il me reprochait… Plutôt mille morts qu’un tel reproche venant de lui ! Et pourquoi ? D’où vient donc qu’il m’est si cher ? C’est leur lettre… Oui, ce sont eux !… Hier encore, ce me semble, je ne pensais point à lui ; je l’aurais revu sans trouble… Mais une telle perfidie !… Pouvoir être soupçonnée par lui… Ah ! ma tête se trouble. Bon Dieu ! que se passe-t-il en moi ? J’étais si heureuse jusqu’ici ! J’avais tant de joie d’être reine, tant de bonheur qu’une autre ne le fût plus ! J’aimais tant à le lui faire sentir ! à déjouer ses projets, à protéger ceux de mes oncles ! Mes oncles, leur grandeur, celle de notre maison, tout cela me remplissait tant le cœur ! Eh bien ! tout cela ne m’est plus rien… — Ah ! Seigneur ! serait-il possible !… Mais non, mon amour pour François ne doit pas en souffrir. Quand mes oncles ne le tourmenteront plus comme ils font, il redeviendra pour moi ce qu’il était. Oui, je l’aimerai toujours… je le veux… Mon Dieu ! prenez pitié de moi.



Scène III.

LA REINE, miss SEYTON, LA REINE-MÈRE.


MISS SEYTON.
Madame, la reine se disposait à passer chez le roi. La voici elle-même.
LA REINE, allant au-devant de la reine-mère.

Vous me prévenez, ma mère.

LA REINE-MÈRE.

Bonjour, ma belle. (Elle la baise au front.) Eh ! mon Dieu ! comme vous voilà pâle !

LA REINE.

Ce n’est rien,… rien, ma mère.

LA REINE-MÈRE.

Le roi fait bien de vous donner le bal. Il faut danser, vous divertir. On vous a fait mener cet été une trop triste vie, mon enfant. Je sais que votre malheureux deuil y est pour quelque chose, mais il touche à sa fin, et c’est le devoir d’une reine de ne pas laisser l’ennui prendre pied dans sa cour. — Ne faudra-t-il pas aussi faire honneur à votre nouvel hôte ?

LA REINE.

De qui parlez-vous ?

LA REINE-MÈRE.

Quoi ! vous ne savez pas… Le cardinal est de retour, son frère le suit de près.

LA REINE.

Son frère ?…

LA REINE-MÈRE.

Oui, le roi de Navarre.

LA REINE.

Ah !… le roi de Navarre.

LA REINE-MÈRE.

C’est toujours cela. Condé s’entête à ne point venir.

LA REINE, à part.

Dieu soit loué !

LA REINE-MÈRE.

Mais on dirait vraiment que vous n’en êtes point fâchée ? Voilà vos jolies couleurs qui commencent à reparaître !… Il serait peu flatté, le galant cousin, s’il savait…

LA REINE.

Croyez, madame, que MM. de Bourbon peuvent aller, venir, rester chez eux, s’il leur convient ; c’est le dernier de mes soucis.

LA REINE-MÈRE.

Vous avez tort, ma fille ; il importerait au service du roi que les princes fussent venus tous les deux. Mais, enfin, c’est chose faite… Il faut au moins que celui qui vient soit dignement reçu. J’ai hâte de savoir si les mesures sont prises… ou bien s’il serait vrai, comme on vient de me le dire, que mon fils n’ait envoyé personne à sa rencontre, pas un chevalier d’honneur, pas un laquais….. Il faut m’en expliquer…… Voulez-vous que nous entrions chez le roi ?

LA REINE.

Le roi, ma mère ? le voici.



Scène IV.

Les mêmes, LE ROI.


LE ROI.

Grâce à Dieu ! je vous trouve enfin, Marie.

LA REINE.

Me cherchiez-vous, par hasard ?

LE ROI.

Oui, je vous cherchais… Vous nous avez quittés si vite !

LA REINE.

Vous aviez tant d’affaires avec ces messieurs et si peu de choses à me dire ! Mais je ne vous fuyais pas, j’étais venue embrasser la reine.

LE ROI.

Vous ne pouviez mieux faire. — Bonjour, ma mère, (Il lui baise la main.) J’espère que vous voilà contente ! Avant une heure, nos cousins seront ici.

LA REINE-MÈRE.

Vos cousins ? vous voulez dire le roi de Navarre.

LE ROI.

Non pas, s’il vous plaît ; tous les deux.

LA REINE, à part.

Juste ciel !…

LA REINE-MÈRE.

Mais le cardinal de Bourbon ne vous a-t-il pas dit ?…

LE ROI.

Le cardinal radote, ou Condé s’est ravisé. Qu’importe !

LA REINE-MÈRE.

Et d’où vous vient ce bruit ?

LE ROI.

Ce bruit ? c’est le roi de Navarre lui-même qui nous a dépêché son chancelier, M. Bouchard ; un homme avisé, ma foi !

LA REINE, à part.

Et ce malheureux Stewart ! qu’a-t-il donc fait !

LA REINE-MÈRE.
Ainsi, la nouvelle est certaine ?
LE ROI.

N’en êtes-vous pas bien aise ?

LA REINE-MÈRE.

Je m’en félicite pour vous, mon fils, et pour le royaume. Cela peut étouffer bien des intrigues et rabattre bien des orgueils. — Mais, dites-moi, vous vous proposez de les recevoir comme il convient à leur rang, à leur naissance ?

LE ROI.

Assurément, c’est mon désir.

LA REINE-MÈRE.

Vous les traiterez…

LE ROI.

Comme ils le méritent ; n’ayez pas peur, ma mère.

LA REINE, à part.

Je tremble d’avoir compris !…

LA REINE-MÈRE.

Qui avez-vous désigné pour les complimenter aux portes de la ville ?

LE ROI.

Je ne sais ; ce soin regarde mes oncles.

LA REINE-MÈRE.

Quelles gens de votre maison chargez-vous de leur servir d’escorte ?

LE ROI.

Mes oncles ont dû les choisir.

LA REINE-MÈRE, avec vivacité.

Mais l’ont-ils fait ? Assurez-vous-en du moins !

LE ROI.

Bon Dieu ! ma mère, si vous n’avez fait venir ces malheureux cousins que pour m’en rompre la tête, j’avais cent fois raison de ne les pas vouloir ! Vous me demandez des choses qui ne me regardent point. Encore une fois, c’est à mes oncles qu’il appartient de s’en mêler. C’est leur affaire, et non la mienne.

LA REINE-MÈRE.

Mon cher François, regardez-moi. Vous ne me dites pas tout. Je vous connais : je vous défie de me rien cacher. Eh bien ! prenez-y garde ! c’est une faute insigne qu’on veut vous faire commettre ! Il ne fallait pas mander les princes, si vous leur ménagiez un affront. Vous vous faites injure à vous-même, car ils sont votre sang ; vous me manquez à moi, votre mère ! N’avez-vous pas, hier encore, pris avec moi des engagemens sacrés ?

LE ROI.
Mes oncles s’en expliqueront avec vous, ma mère. Ils vous diront des choses !…
LA REINE-MÈRE.

Mais où sont-ils vos oncles ? Faites que je leur parle. Il faut que j’en aie satisfaction ; il le faut sur l’heure…

LE ROI.

Bonne mère, ne prenez pas feu si vite !

LA REINE-MÈRE.

Je ne prends feu, mon cher enfant, que par l’ardeur de vous bien servir.

LE ROI.

Je vais charger Robertet de découvrir où sont mes oncles : il vous les enverra ; vous vous entendrez avec eux, et, s’il manque quelque chose à la réception des princes, on y pourvoira, je vous le promets.

(Il se dirige vers son appartement.)
LA REINE-MÈRE.

Vous me quittez, François ?… Je vous suis…

LE ROI.

Restez, ma mère… Mes oncles vont venir…

LA REINE-MÈRE.

J’aime mieux les attendre dans votre cabinet.

LE ROI.

Non, s’il vous plaît, ma mère ; ce sont eux qui viendront.

LA REINE-MÈRE.

Pourquoi ?

LE ROI.

Cela vaut mieux.

LA REINE-MÈRE.

Mais pourquoi ?

LE ROI.

Parce que je désire que vous restiez ici… et Marie avec vous… Nos cousins n’ont qu’à venir, ne faut-il pas leur faire honneur ? — À bientôt, Marie. — Adieu, ma mère. (Il sort.)



Scène V.

Les mêmes, moins LE ROI.


LA REINE-MÈRE, après un moment de silence et à demi-voix.

Que veut-il dire ? L’ai-je bien entendu ? Me défendre de le suivre ! moi !… Ses oncles sont là, j’en suis sûre… Que font-ils ? — Si j’entre, ils se tairont… Je ne saurai rien… Mieux vaut…


Scène VI.

Les mêmes, Mme  DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.

Ah ! vous voilà, duchesse ? Que nous apprenez-vous ?

Mme  DE MONTPENSIER.

Madame, le roi ne vient pas seul ; le prince est avec lui.

LA REINE-MÈRE.
Nous le savons.
Mme  DE MONTPENSIER, à voix basse, et s’approchant de la reine-mère après avoir salué la reine qu’elle n’avait pas d’abord aperçue.

Votre majesté remarque-t-elle comme la reine paraît émue ? Comme elle s’appuie sur la petite Seyton !

LA REINE-MÈRE, bas.

Je le vois : n’y prenons pas garde. (Haut.) Est-il vrai que personne n’ait encore mission d’aller saluer les princes ?

Mme  DE MONTPENSIER.

On le dit, madame, et ce bon cardinal de Bourbon en est tout mortifié : il parle de s’aller plaindre au roi.

LA REINE-MÈRE.

J’espère au moins que ses amis, que les miens, vont se porter au-devant d’eux.

Mme  DE MONTPENSIER.

Madame, (baissant la voix) je doute que personne ose s’y hasarder.

LA REINE-MÈRE.
Où en sommes-nous donc ? Que veut dire cet effroi ?… Duchesse, allez chercher le chancelier, amenez-moi d’Avanson, dites à Bourdeille de faire venir Sancerre, Morvilliers, Vieilleville… Ils se disent tous mes amis : je veux leur faire honte. Oseront-ils me refuser ? Quel effort de courage ! ne pas faire avanie à deux princes du sang royal !… Allez, duchesse, je vous prie, allez.
(La duchesse sort.)

Scène VII.

LA REINE-MÈRE, LA REINE, miss SEYTON.


LA REINE-MÈRE, à part.

Tout cela prend un air de mystère… Voyons si cette petite ne pourrait pas m’aider. (Haut, à la reine.) Ma fille, je n’hésite pas à vous ouvrir mon cœur. Croyez-moi, il se prépare ici des choses contre l’honneur, contre les intérêts du roi. Dieu me garde de rien soupçonner d’odieux ! mais refuser à ces princes leurs honneurs et préséances, c’est déjà trop. C’est leur mettre la rage au cœur, c’est les pousser peut-être à de coupables excès… MM. vos oncles ont l’ame trop haute pour si plate vengeance. Allez, ma fille, entrez chez le roi, osez parler, on vous écoutera.

LA REINE.

Ah ! madame, de grâce !… C’est bien assez qu’hier… Je vous en prie, ne me mêlez plus à tout cela.

LA REINE-MÈRE.

Tout cela vous regarde, ma fille, et beaucoup plus que moi ! (À part.) Il suffit que je l’en prie… Je suis bien sotte ! N’est-ce pas toujours de même ?…



Scène VIII.

Les mêmes, Mme  DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.

Quoi ! c’est vous, duchesse ? vous déjà !

Mme  DE MONTPENSIER.

Madame, en descendant les degrés j’ai rencontré M. d’Avanson, M. de Sancerre, puis le chancelier. Ils étaient mandés chez le roi.

LA REINE-MÈRE.

En conseil ?

Mme  DE MONTPENSIER.

Conseil extraordinaire, tous les membres convoqués.

LA REINE-MÈRE, à part.

Je savais bien que ces Guises étaient là ! (Haut et se tournant vers la reine.) Ceci devient plus grave, ma fille ; vous avez trop de sagesse et d’entendement pour ne le pas comprendre. Vous seule pouvez encore quelque chose. Allez, mon enfant… faites effort… Tout ce que je vous demande, c’est de rappeler au roi qu’il m’a promis de m’envoyer vos oncles, que je les attends ici.

LA REINE.

Ma mère…

LA REINE-MÈRE.

Vous hésitez ?… Prenez garde… les princes vont venir !

LA REINE, avec entraînement.

Ah ! vous avez raison ; il faut tout faire pour les sauver !

LA REINE-MÈRE.

Les sauver ? que soupçonnez-vous donc ?

LA REINE.
Rien… je ne sais… une vaine terreur que j’ai tort d’écouter.
LA REINE-MÈRE.

Écoutez-la, ma fille… Allez, ne tardez pas.

LA REINE, à part.

Oserai-je jamais ?… (À miss Seyton :) Viens avec moi, Marie.

LA REINE-MÈRE.

Que Dieu vous aide, mon enfant !



Scène IX.

LA REINE-MÈRE, Mme  DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.

Les sauver !… vous l’avez entendue Jacqueline ? Elle sait quelque chose… — Serait-il possible ! ils oseraient !…

Mme  DE MONTPENSIER.

Ah ! madame, qu’avons-nous fait en appelant ces pauvres princes ! S’il doit leur arriver malheur, je ne m’en consolerai jamais.

LA REINE-MÈRE.

Eh ! ma chère, que voulez-vous qu’il arrive à votre Navarrais ? Soyez sans peur, on ne lui fera rien. Pour Condé, c’est autre chose… On peut réveiller les souvenirs d’Amboise, on peut mettre à son compte ces derniers troubles du midi. Oui, j’aurais dû m’attendre et c’est moi qui l’aurai conduit dans leurs filets !… M’être donné tant de soins pour qu’ils aient le plaisir de perdre leur ennemi en se gaussant de moi ! J’étouffe de colère.

Mme  DE MONTPENSIER.

Ont-ils donc partie gagnée, madame ? le conseil souffrira-t-il ?…

LA REINE-MÈRE.

Le conseil ! vous voulez rire ?…

Mme  DE MONTPENSIER.

M. de L’Hospital tiendra bon, je vous le promets, madame.

LA REINE-MÈRE, se promenant avec agitation.
M. de L’Hospital est homme de loi, on le prendra avec des mots… Je compterais plus sur Marie ; mais, devant ce conseil, que pourra-t-elle ?… C’est le tête-à-tête qu’il lui aurait fallu !… Le temps marche, en attendant… N’hésitons pas… Oui, c’est le bon parti, c’est le seul… Ma chère duchesse, courez jusqu’au rempart : La Roche-sur-Yon et le cardinal y sont déjà sans doute. Pour Dieu ! qu’ils empêchent leurs cousins d’entrer. Dites-leur que je prends tout sur moi. S’ils craignent d’être poursuivis, qu’ils se jettent sur la Loire ; ils descendront où ils pourront, partout plutôt qu’ici. Vous m’entendez, duchesse ?
Mme  DE MONTPENSIER.
Oui, madame.
LA REINE-MÈRE.
Prenez, ma chaise et allez vite ; il doit être encore temps.
(Mme  de Mantpensier sort.)



Scène X.

LA REINE-MÈRE, seule.

Ah ! vous délibérez à quelle potence il faut les pendre ! Je me permets de couper la corde, messieurs les conseillers… — Mais ne suis-je pas allée bien vite ? le péril est-il si grand ? Si ces Guises étaient résolus, à un tel coup d’audace, appelleraient-ils tous ces donneurs d’avis ? — Pourquoi pas ? Il leur faut une couverture ; ils les consultent à main armée, comme dit Bourdeille. D’Avanson ne se fera pas tuer pour moi ; Dumortier ne vaut guère mieux ; Brissac et tous les siens sont à eux corps et ame ; que pourra Sancerre, s’il est seul….. tout au plus avec le chancelier ? C’est un conseil pour rire, mais il aura bon dos. — Allons, décidément, j’ai pris le vrai parti.



Scène XI.

LA REINE-MÈRE, LA REINE.
LA REINE-MÈRE.
Eh bien ! ma fille, MM. vos oncles vont-ils venir ?
LA REINE.
Je ne sais, ma mère. La salle du conseil était pleine… Le roi m’a fait passer dans sa chambre. Il m’a priée de ne point m’alarmer, de vous dire en son nom que tout se passerait comme le veut la justice et le droit de chacun. Pendant ce temps, j’entendais derrière la tapisserie un grand bruit : M. de Brissac parlait très haut en répondant au chancelier. Il m’a semblé que celui-ci finissait par se rendre.
LA REINE-MÈRE.
De quoi parlait-on ?
LA REINE.
De papiers, d’écritures Je ne pouvais tout entendre ; seulement j’ai compris qu’il s’agissait de MM. de Bourbon.
LA REINE-MÈRE.
Et vos oncles ?
LA REINE.
Ils se taisaient.
LA REINE-MÈRE, à demi-voix.
Très bien. Ils regardaient le jeu, Brissac tenait les cartes.
LA REINE.
Après quelques instans, le roi m’a priée de retourner vers vous et de bien recevoir nos cousins.
LA REINE-MÈRE.
Si Dieu le permet, ma fille, nous n’aurons personne à recevoir.
LA REINE.
Pensez-vous qu’ils ne viendront pas ?
LA REINE-MÈRE.
Je l’espère, et je vois que vous le désirez. — Vous saviez donc ce qu’on leur réservait ?
LA REINE.
Non, ma mère… mais… je voyais vos craintes, et…
LA REINE-MÈRE.
Ah ! monsieur de Brissac, ce n’est pas assez d’avoir volé à Condé son gouvernement de Picardie, il vous faudrait encore Vous comptez sans votre hôte.



Scène XII.

Les mêmes, Mme  DE MONTPENSIER.
Mme  DE MONTPENSIER, entrant précipitamment.
Madame, il était trop tard… les princes sont en ville.
LA REINE-MÈRE.
Que dites-vous, duchesse !
LA REINE, à part et la voix étouffée.
Les princes !
Mme  DE MONTPENSIER.
Ils s’approchent, madame ; dans un instant ils seront ici. Je les ai reconnus de loin, à l’autre bout de l’Étape. Le cardinal et son cousin sont seuls avec eux.
LA REINE-MÈRE.
Seuls !
Mme  DE MONTPENSIER.
Oui, seuls. La place est couverte de soldats ; les princes la traversent entre deux haies de hallebardiers.
LA REINE-MÈRE.
Quelles ridicules précautions !
Mme  DE MONTPENSIER.
Les grandes portes de l’hôtel sont fermées et barricadées comme s’il fallait soutenir un siège.
LA REINE-MÈRE.
J’espère pourtant qu’elles s’ouvriront pour laisser entrer le roi de Navarre…
Mme  DE MONTPENSIER.
Je n’en crois rien, madame.
LA REINE-MÈRE.
Pousserait-on l’insulte jusque-là !
Mme  DE MONTPENSIER, dans le fond de la salle, regardant à une fenêtre.
Eh ! mon Dieu ! je ne me trompe pas… voilà le roi… Les portes restent fermées. Il faut, s’il veut entrer, qu’il descende de cheval et passe par la poterne.
LA REINE-MÈRE.
Quelle vilenie ! Un prince portant titre de roi !
LA REINE, à part.
Plaise à Dieu qu’on s’en tienne aux affronts !
LA REINE-MÈRE, se tournant vers la reine.
Ma fille, surveillons nos visages ; gardons-nous de laisser voir des craintes qui, Dieu merci, peuvent être imaginaires. Pour l’honneur du roi, pour notre propre honneur, soyons calmes, soyons confiantes.
LA REINE.
Je tâcherai, ma mère… (À part.) Mon Dieu, je me soutiens à peine !



Scène XIII.

Les mêmes, LE ROI DE NAVARRE, LE PRINCE DE CONDÉ, LE CARDINAL DE BOURBON.
LE PRINCE DE CONDÉ, dans le vestibule et sans être vu.
Eh quoi ! pas un huissier !
LE CARDINAL DE BOURBON, dans le vestibule et sans être vu.
Personne ici pour annoncer le roi mon frère !
LA REINE-MÈRE, à Mme  de Montpensier.
Ma chère duchesse, levez la tapisserie, s’il vous plaît, et servez-leur d’huissier.
LE CARDINAL DE BOURBON, à Mme  de Montpensier, après qu’elle a soulevé la portière.
Ah ! madame, que vous êtes charitable ! Nous n’osions…
Mme  DE MONTPENSIER.
Entrez, messieurs, le roi n’est pas là ; mais (lui montrant les deux reines) vous pourrez prendre aisément patience.
(Les trois princes s’avancent et saluent les deux reines.)
LA REINE-MÈRE.
Vous êtes les bien-venus, messieurs nos cousins ; je voudrais dire les bien reçus, mais je n’ose, si j’en juge par ce qui se passe ici.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, il ne faut qu’un rayon d’espérance pour dissiper les plus sombres chagrins ; la présence de vos majestés est pour nous ce rayon bienfaisant. En recevant si doux accueil, en contemplant tant de charmes, je perds jusqu’au souvenir des amertumes dont, il faut bien le dire, nous venons d’être abreuvés.
LA REINE-MÈRE.
Eh quoi ! messieurs, se serait-on permis ?…
LE ROI DE NAVARRE, à ses frères.
Ne fatiguons pas la reine de nos trop justes plaintes.
LE PRINCE DE CONDÉ, les yeux tournés vers la reine.
Nous avons mieux à faire…
LE CARDINAL DE BOURBON.
Ce n’est pas mon avis : rien de mieux à faire, s’il vous plaît, que de dire à la reine toute la vérité.
LA REINE-MÈRE.
Assurément, cardinal…
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, mon frère ; c’est ailleurs qu’il en faudra parler.
LE CARDINAL DE BOURBON.
C’est ici, c’est à la reine…
LA REINE-MERE, au cardinal.
Parlez, je vous en prie ; expliquez-moi…
LE CARDINAL DE BOURBON, avec émotion.
Eh bien ! madame, aurais-je pu m’attendre qu’en vous conduisant mes frères sur la foi de vos paroles…
LA REINE, l’interrompant.
Dites des paroles du roi, cardinal.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que la reine me pardonne d’oser la contredire : le cardinal a raison. Les ordres du roi, je les respecte, mais c’est aux dames que j’obéis ; et sans cette lettre que votre majesté a daigné nous écrire hier, je le dis franchement, je ne serais pas ici.
LA REINE, à part.
Maudite lettre ! il l’a reçue… Et ce Stewart ?…
LA REINE-MÈRE.
Je vous reconnais, mon cousin ; toujours galant.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Il ne faut rendre à César que ce qui lui appartient.
LE CARDINAL DE BOURBON.
Condé, laissez-moi donc dire à la reine ce que j’ai sur le cœur.
LE PRINCE DE CONDÉ, l’interrompant.
Il suffit de trois mots, mesdames : imaginez deux cadets de famille venant à noce sans y être invités, ou, mieux encore, deux vauriens conduits à la geôle entre deux files d’estafiers, voilà comme sont traités depuis une heure les plus proches parens du roi de France, venant s’asseoir sur les degrés du trône en rassemblée des états.
LA REINE-MÈRE.
Vous voulez rire, monsieur de Condé ?
LE CARDINAL DE BOURBON.
Hélas ! madame, il n’en dit pas assez. C’est pitié qu’on viole ainsi les plus saintes promesses ! Jugez de mon étonnement, lorsqu’en arrivant au rempart je me trouve en profonde solitude ; pas une ame de la cour, personne ; on eût dit que nous menions en terre deux pauvres pestiférés. À peine entrés en ville, les portes se ferment, les ponts se lèvent avec grand bruit de chaînes et verrous, comme si huit ou dix valets sur leurs mules allaient prendre Orléans d’assaut !…
LE ROI DE NAVARRE.
Ici c’est autre chose, les portes n’ont pas voulu s’ouvrir. Il m’a fallu mettre pied à terre dans la rue…
LE PRINCE DE CONDÉ, riant.
Moi, passe encore, un pauvre diable ! Mais, mon frère, un roi, entrant par un guichet !…
LE CARDINAL DE BOURBON.
Et cette promenade entre ces hallebardiers qui semblaient nous garder à vue…
LE ROI DE NAVARRE.
Et les brocards de cette soldatesque !
LA REINE-MÈRE.
Assez, messieurs, assez, vous me désespérez ! Votre plaie m’est cuisante plus qu’à vous-mêmes, croyez-moi ! Ces insultes, c’est à moi qu’elles s’adressent, à moi qu’on a chargée de vous appeler en cour. Faites-moi l’honneur de penser que je n’en ai pas reçu confidence. Il faudra bien qu’on le confesse devant nous. Je ne suis rien ici, vous le savez peut-être, mais j’ai le droit de me plaindre, et je veux en user… (Se tournant vers Mme  de Montpensier.) Duchesse, faites-moi la grâce d’aller voir si le roi veut recevoir ses cousins chez lui, ou si nous devons l’attendre ici. (Mme de Montpensier sort. La reine-mère, se tournant vers le roi de

Navarre.) Hélas ! oui, mon frère, c’est ainsi qu’on me traite ! Nous avons grand besoin…

(Elle continue à s’entretenir avec le roi de Navarre et le cardinal de Bourbon.)

LE PRINCE DE CONDÉ, s’approchant de la reine.
Je voulais épargner à votre majesté le récit de nos mésaventures.
LA REINE.
Et pourquoi, mon cousin ?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Triste musique que de telles complaintes… bien triste au prix de celle dont les échos d’Amboise parlent sans cesse à mon cœur.
LA REINE, avec émotion.
Que dites-vous, mon cousin ? Comment… il vous souvient !…
LE PRINCE DE CONDÉ, à part.
Quel trouble !… Si ses yeux pouvaient au moins me dire… Mais ils ne quittent pas la terre !
LA REINE-MÈRE, toujours causant avec le roi de Navarre, mais élevant la voix.
Vous le voyez, mon frère, nous aurons rude besogne avec eux.
LE ROI DE NAVARRE, bas.
Comptez sur nous, madame.
LA REINE-MÈRE.
Avec l’aide de Dieu et des états nous en viendrons à bout.
LE PRINCE DE CONDÉ, à part, le regard toujours tourné vers la reine.
Qu’elle est belle, mon Dieu !… Ses yeux ne se lèveront donc jamais !



Scène XIV.

Les mêmes, un Officier des gardes, entrant par la porte du vestibule.
L’OFFICIER DES GARDES, à haute voix, après avoir écarté la tapisserie.
Le roi !
LA REINE, à part.
Jésus ! Marie ! soutenez-moi !

Scène XV.

Les mêmes, LE ROI, CHAVIGNY, BRÉZÉ, CYPIERRE, Gentilshommes de la maison du roi, Officiers des gardes.

(Le vestibule se remplit d’archers des gardes suisse et écossaise. Le roi, à peine entré, s’arrête au fond de la salle. Le roi de Navarre et le prince de Condé vont au-devant de lui en s’inclinant profondément.)

LE ROI au roi de Navarre.
Vous voilà donc, mon oncle. C’est bien fait de m’avoir amené votre frère selon mon commandement.
LE ROI DE NAVARRE.
Sire, je n’ai point amené mon frère ; nous venons, aussi bien lui que moi, conduits par notre obéissance à votre majesté.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Et par le devoir d’assister, comme les premiers de vos sujets, à l’assemblée des trois ordres du royaume.
LA REINE-MÈRE, s’avançant vers le roi.
Mon fils, avant de répondre à messieurs vos cousins, veuillez me dire comment et par ordre de qui deux princes de votre maison, tout à l’heure, en cette ville, ont reçu des insultes comme on n’en ferait pas à des gens sans aveu ?
LE ROI.
C’est bien, ma mère, c’est bien… je m’en informerai ; mais nous avons d’abord à régler d’autres comptes.
LA REINE-MÈRE, à part.
Quelle est donc cette leçon qu’il va nous réciter ?
LE ROI.
Mon cousin de Condé, le devoir de siéger aux états n’est pas le seul qui vous attende ici.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que dois-je faire encore pour le service de votre majesté ?
LE ROI.
Vous justifier. Les accusations qui s’élèvent contre vous sont de telle nature qu’il vous importe d’en être absous comme à moi d’en être éclairci. Pour l’honneur du sang dont vous êtes, pour l’amour que je porte aux miens, je ne puis vous laisser sous le poids de telles charges. Quelles sont ces menées, ces complots, que vous entreprenez, me dit-on, contre ma personne et mon état ? Je suis résolu à le savoir, et c’est pour l’entendre de votre bouche que je vous ai mandé.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Sire, je ne supposais pas que ces accusations dussent être repoussées, sinon par le mépris. L’amour que vous portez à ceux de votre sang vous fait souhaiter que la lumière se fasse même sur des fables ridicules ; elle se fera, sire. Quand mes accusateurs voudront bien se montrer, ils seront confondus : je les forcerai de confesser leur honte et leurs calomnies. Jusque-là, pour établir ma parfaite innocence, je n’ai qu’un mot à dire au roi : Si je me sentais coupable, je ne serais pas ici. Je quitte une province d’où je pouvais en sûreté défier tous mes ennemis. Je viens au milieu de gens que je sais conjurés à ma perte ; j’y viens sans autre défense que mon droit et votre justice ! est-ce là, je le demande, agir en criminel d’état ?
LE ROI.
Vous prenez légèrement mes paroles. Tout cela est plus sérieux que vous ne pensez, mon cousin. Les faits sont connus, j’ai les preuves sous les yeux… prenez-y garde !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Des faits, des preuves !… dites d’odieux mensonges, d’infernales faussetés. Ah ! sire, c’est moi maintenant qui vous demande, qui vous supplie de me faire voir face à face ces inventeurs de preuves, ces fabricans de complots. Je suis prêt à répondre à tout, soit qu’il leur plaise de fouiller encore à ces affaires d’Amboise dont je me suis pourtant assez bien lavé pour qu’on n’ose plus y revenir, soit qu’il s’agisse de désordres plus récens dont je suppose qu’ils m’auront fait honneur ! Je sais comme ils s’y prennent pour nous perdre dans votre esprit, nous, vos plus proches et meilleurs parens. Que ne sont-ils donc là, sire, à vos côtés, où j’espérais les voir ! Que ne puis-je arracher leur masque et vous les montrer tels qu’ils sont, aussi dangereux à votre couronne que funestes à la paix publique.
LE ROI.
Mon cousin, défendez-vous, n’attaquez pas les autres.
LE PRINCE DE CONDÉ.
S’ils ont un peu de cœur, c’est à la pointe de nos épées que nous viderons cette querelle ; mais, s’ils ne se battent point, qu’ils se fassent au moins mes parties d’égal à égal, devant tels arbitres qu’il vous plaira de nous donner : pourvu que le juge soit libre, la sentence sera pour moi. Non-seulement je n’ai jamais eu le malheur, pas plus en pensée qu’en action, d’entreprendre quoi que ce soit contre votre personne et l’état de votre royaume, mais je soutiens qu’après les princes vos frères, vous n’avez pas deux serviteurs plus intéressés que mon frère et que moi à la grandeur, à la perpétuité de votre couronne ; que mon bras, ma vie, mon sang, n’appartiennent qu’à vous et à l’état : voilà ce que j’affirme, sire, et quiconque en cette cour, qu’il se montre ou bien qu’il se cache, osera m’accuser encore, je tiens qu’il en a menti comme un traître et comme un laquais !
LE ROI DE NAVARRE, bas au prince de Condé.
Calmez-vous, mon frère, calmez-vous !…
LE PRINCE DE CONDÉ, bas.
Je n’en dis pas assez… Vous voyez qu’on ne répond rien.
LA REINE-MÈRE, s’approchant du roi.
Mon fils, croyez-vous qu’un coupable vous parlerait ainsi ?
LE ROI, bas à sa mère.
Il est des choses que vous ne savez point, ma mère ; on vous les dira bientôt. Laissez-lui faire ses bravades. À quoi bon nous parler d’épées ? il ne s’agit pas de se battre… (Élevant la voix.) Ce n’est pas en champ clos, mais en cour de justice, qu’on prouve son innocence, et puisque mon cousin est si sûr de la sienne, eh bien ! nous verrons.
LA REINE.
François !…
LA REINE-MÈRE, à demi-voix.
Mon fils, mon fils, vous me remplissez d’étonnement et de larmes ! Où veut-on vous entraîner ? Prenez garde, mon enfant !
LE ROI, bas.
Laissez-nous faire, nous savons où nous allons…
LA REINE, avec émotion.
Mon ami…
LE ROI, à demi-voix.
Et vous aussi, Marie ?… Mais vraiment, ce M. de Condé…
LA REINE.
Que dites-vous ?…
LE ROI, à demi-voix.
Je dis que je n’aime pas les sermons… c’est bien assez de ceux de ma mère. (Il se retourne et se dirige vers son appartement.)
LA REINE, avec force.
Il faut que vous m’écoutiez… Je vous suis.
LE ROI.
Non, restez… les femmes n’ont que faire à ces choses-là.
LA REINE, à part.
Mes forces sont à bout.
LE ROI, au moment de franchir la porte.
Dieu vous garde, mon oncle !… Brézé, ne sortez pas. — Suivez-moi, Chavigny. (Il sort. Les archers restent dans le vestibule ; Brézé et grand nombre de gentilshommes dans le fond de la salle.)

Scène XVI.

Les mêmes, moins le ROI et CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE, à part.
Il s’en va !
LE CARDINAL DE BOURBON, bas à la reine.
Ah ! madame, nous touchons à quelque tragédie !
LA REINE-MÈRE.
Ne m’en parlez pas, cardinal ! (À part.) Que se passe-t-il là-dedans ?
LE PRINCE DE CONDÉ, haut au roi de Navarre.
Eh bien ! mon frère, que vous en semble ? Nous ne verrons donc pas les maîtres de céans ?
LE ROI DE NAVARRE, bas.
Mon cher Louis, ne parlez pas si haut !…
LE PRINCE DE CONDÉ, élevant un peu plus la voix.
Ce sont trop grands seigneurs ! ils nous envoient leur page…
LE ROI DE NAVARRE.
Mon frère…
LE PRINCE DE CONDÉ.
Bien choisi, j’en conviens, et de bonne maison !
LE CARDINAL DE BOURBON, s’approchant rapidement du prince de Condé.
Tout ce monde vous entend, Louis ! De grâce, parlez plus bas !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que ne m’entendent-ils eux-mêmes ! J’aurais voulu que ma voix portât plus haut tout à l’heure, assez haut pour atteindre à leurs oreilles ; mais, par bonheur, en ce moment ils doivent en avoir l’écho !… (Le roi de Navarre et le cardinal entourent le prince, et paraissent l’engager à la prudence.)
LA REINE-MÈRE, s’approchant de la reine.
Ma fille, que fait donc là Brézé ? Le roi ne vous a rien dit ?…
LA REINE.
Rien, ma mère.
LA REINE-MÈRE.
Remarquez-vous comme on fait silence dans le fond de cette salle ?… Ils ont l’air d’attendre quelque chose.
LA REINE.
C’est vrai !
LA REINE-MÈRE, bas au roi de Navarre.
Croyez-moi, passez dans ma chambre… et hâtez-vous !
LE PRINCE DE CONDÉ, à part, les regards tournés vers la reine.
Ses yeux s’obstinent à ne me point voir !
LE ROI DE NAVARRE, haut.
Mon frère, si la reine le permet, nous allons prendre congé d’elle.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, non, je suis trop bien ici !
LE ROI DE NAVARRE, bas, prenant son frère par le bras.
Venez, Louis, venez…
LA REINE-MÈRE, à la reine.
Ma fille, entrez avez nous, vous m’aiderez à fêter vos cousins… (Baissant la voix) en moins nombreuse et meilleure compagnie… (Haut.) Venez, messieurs… (Elle aperçoit Chavigny sortant de l’appartement du roi.) Que vois-je ?



Scène XVII.

Les mêmes, CHAVIGNY.
CHAVIGNY, au prince de Condé.
Messire Louis de Bourbon, prince de Condé, vous êtes mon prisonnier.
LA REINE-MÈRE, avec vivacité.
Un moment ! je prends le prince sous ma garde. Retirez-vous, s’il vous plaît.
CHAVIGNY.
Qui donc commande ici, madame ?
LA REINE-MÈRE.
Le roi, je pense, et non pas d’autres.
CHAVIGNY, lui présentant un papier.
Eh bien ! lisez.
LE PRINCE DE CONDÉ, prenant le papier.
Ceci ne regarde que moi… (Faisant geste à la reine-mère de ne point s’avancer.) Permettez, madame… Votre majesté se donne trop de soins. (Au cardinal de Bourbon qui lui saisit les mains en pleurant.) Eh bien ! mon frère, qu’avez-vous ?
LE CARDINAL DE BOURBON.
Ah ! mon cher Louis, c’est moi qui vous ai porté ces menteuses promesses !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ne pleurez pas, mon frère ; il vaut mieux remercier madame (montrant la reine-mère) qui a fait de vous son prévôt des maréchaux pour conduire votre frère à la mort.
LA REINE-MÈRE.
Monsieur de Condé, pouvez-vous !… (Elle porte son mouchoir à ses yeux.)
LE PRINCE DE CONDÉ.
J’ai bien le droit, au terme où me voici, de parler clair à tout le monde ! Vos larmes, madame, ne changeront rien à ce que vous avez fait. C’est vous qui nous avez conduits ici. Il fallait moins écrire, vous auriez moins à pleurer.
CHAVIGNY, au prince de Condé.
Votre altesse veut-elle me donner son épée ?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Tout-à-l’heure, s’il vous plaît. Sachons d’abord qui la demande, (Il ouvre le papier qu’il tient à la main.) Le roi… (Il s’incline)…et plus bas ont signé : Brissac. C’est tout simple ! D’Avanson… (Il regarde la reine-mère.) Dumortier,… le chancelier !… Quels amis vous avez là, madame ! que je vous plains d’être si mal servie !
LA REINE-MÈRE, à part.
Le chancelier !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Et vous voulez qu’on s’abuse à cette comédie quand vous n’en cachez pas mieux les ficelles ! Vous trompée, vous, par nos ennemis ! Ah ! madame, vous leur faites trop d’honneur ! Ils ne viennent pas du pays dont vous êtes et n’ont pas appris leur métier dans les comptoirs de Florence.
LA REINE-MÈRE, à part.
L’insolent !
LE ROI DE NAVARRE, à demi-voix.
Excusez-le, madame…
LE PRINCE DE CONDÉ, regardant de nouveau le papier.
Mais j’oubliais le plus beau !… Oui, voici qui vaut mieux… (Il tourne et retourne le papier.) J’ai beau chercher… ni M. de Guise… ni M. de Lorraine… impossible de trouver leurs noms !… Les saintes gens ! cela s’est fait sans eux !… Ils m’ont défendu peut-être… Ah ! que je rirais, bon Dieu ! (À demi-voix) si tout le monde ici ne m’avait pas trahi ! Mais comment en douter !… (Il tire de son pourpoint une lettre.) Monsieur de Chavigny, en échange de votre décret, je veux vous donner une lettre… elle est de main royale, je vous prie de la lire… C’est la demande, vous m’avez apporté la réponse ! (Il s’approche de la reine.) Madame, elle sera donc bien belle cette chasse où je suis convié ?…
LA REINE.
Au nom du ciel ! mon cousin, ce n’est pas moi, je vous jure…
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ce n’est pas vous !… Non, vous n’avez pas signé ce décret, mais il vous plairait peut-être de le sceller de vos armes ! (Il lui présente le cachet aux armes d’Écosse.)
LA REINE.
Grand Dieu ! que faites-vous… on vous voit… parlez plus bas !
LE PRINCE DE CONDÉ, à voix basse.
Cruelle femme ! je croyais qu’une autre ame habitait ce corps divin ! et c’est la mort pour moi, la seule, la véritable mort, d’avoir été trompé par vous !
LA REINE, à voix basse.
Par moi ! mais non, non, encore une fois non. Quelle horrible torture !
LE PRINCE DE CONDÉ, lui présentant de nouveau le cachet.
Prenez, madame, il peut encore servir à faire mourir quelqu’un.
LA REINE, avec énergie, mais à voix basse.
Assez, monsieur, c’est trop de cruauté. Cessez, ou je me perds devant toute cette cour… Est-ce là ce que vous voulez ?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que dites-vous ?
LA REINE, d’une voix étouffée.
Quand ils entendront de ma bouche que cette lettre, c’est malgré moi qu’elle vous fut adressée ! quand j’aurai dit tout haut que seule, à l’insu de tous, j’ai voulu vous sauver ; oui, moi ! Me croirez-vous alors ?…
LE PRINCE DE CONDÉ.
Qu’entends-je ?
LA REINE.
Vous n’êtes ici, sachez-le, que par une infernale méprise dont je n’ai pas le secret. Ce bijou que vous voulez me rendre, il devait vous dire : Ne venez pas… ne venez pas, si… vous m’aimez.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Dieu !
LA REINE.
Le garderez-vous maintenant ?
LE PRINCE DE CONDÉ, à demi-voix.
Ah ! n’ajoutez rien… Ne m’enlevez pas un bonheur auquel je ne puis croire… Est-ce un rêve ? Faut-il douter encore ?… Non, non ! voilà un regard qui m’a ouvert le ciel !
LA REINE, à part.
Dieu ! qu’ai-je fait !…
LE PRINCE DE CONDÉ, se retournant vers Chavigny.
Monsieur de Chavigny, voici mon épée. — Je m’en remets de tout à Dieu. C’est de lui que je recevrai assistance et secours. (A demi voix.) Il vient de m’apprendre trop bien qu’il ne m’abandonnait pas. (Haut.) Marchez, monsieur, je vous suis.
LE ROI DE NAVARRE, saisissant la main du prince.
Mon frère…
LE CARDINAL DE BOURBON, serrant aussi la main de son frère.
Quel désespoir !
LE ROI DE NAVARRE.
J’aurai raison de cette indignité !… Le roi m’écoutera…
LE PRINCE DE CONDÉ, à demi-voix.
Songez à vous, mon frère… Si votre royauté vous sauve des verrous, ne vous en croyez pas plus libre pour cela… Voilà M. de Brézé qui doit en savoir quelque chose : il m’a l’air de ne pas vous perdre de l’œil à quatre pas. Surveillez-vous et parlez peu. Adieu.
LE ROI DE NAVARRE, avec émotion.
Adieu !
(Le prince de Condé jette un dernier regard vers la reine et sort. Il est précédé par Chavigny et suivi par les archers écossais.)



Scène XVIII.

Les mêmes, moins LE PRINCE DE CONDÉ et CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE, au roi de Navarre après un moment de silence.
Allons ! mon frère, c’est à nous de le tirer de là ! J’oublie ses injures, ses soupçons. C’est en le sauvant que je me vengerai… Venez, entrons chez le roi…
M. DE BRÉZÉ.
Le roi, madame, est en conseil.
LA REINE-MÈRE.
Et qu’importe ?
M. DE BRÉZÉ.
Vous ne pouvez lui parler, madame.
(Sur un signe de M. de Brézé, les deux hallebardiers placés devant la porte croisent leurs hallebardes.)
LA REINE-MÈRE.
Avez-vous donc aussi un décret contre moi ?
LA REINE, qui jusque-là est restée comme étrangère à tout ce qui s’est passé, se retourne et s’avance vers la porte.
Faites lever ces hallebardes, monsieur, je veux passer. (M. de Brézé fait un pas en arrière ; les hallebardes se lèvent. La reine s’avance vers la porte et dit en se retournant :) Venez, ma mère !…
(Au moment où M. de Brézé semble vouloir empêcher la reine-mère et le roi de Navarre de suivre la reine, le duc de Guise paraît à la porte.)

Scène XIX.

Les mêmes, LE DUC DE GUISE.
LA REINE, au duc de Guise.

Ah ! mon oncle, qu’avez-vous laissé faire au roi ! et que dira-t-on de nous ?

LE DUC DE GUISE.

Le roi ne rend compte à personne, et ce qu’il a fait est bien fait.

LA REINE.

N’importe, c’est une trahison ! Ce que j’en dis, c’est pour notre honneur et le vôtre, mon cher oncle… Vous savez si je vous suis amie !

(Elle sort.)



Scène XX.

LA REINE-MÈRE, LE ROI DE NAVARRE, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE BOURBON, M. DE BRÉZÉ, CYPIERRE, gentilshommes, archers suisses dans le vestibule.
LE ROI DE NAVARRE, au duc de Guise.

Monsieur le duc, on me défend cette porte. M’est-il donc interdit de voir le roi ?

LE DUC DE GUISE.

Mais le roi, ce me semble, est venu tout à l’heure parler lui-même à votre majesté. Est-il besoin que de nouveau ?…

LE ROI DE NAVARRE.

Depuis que le roi nous a fait cet honneur, ne s’est-il rien passé, monsieur le duc ?

LE DUC DE GUISE.

Je comprends votre affliction, sire ; mais, si le prince n’est pas coupable, rassurez-vous, justice sera bientôt rendue.

LE ROI DE NAVARRE.

Qu’on nous épargne au moins l’infamie d’une prison ! Que mon frère soit remis à ma garde !… J’en veux supplier le roi pour l’honneur de son sang.

LE DUC DE GUISE.

Le roi ? qu’y pourra-t-il ?

LE ROI DE NAVARRE.

Mais vous, monsieur le duc ?

LE DUC DE GUISE.

Moi, sire ? Je vous promets d’exposer au conseil le vœu de votre majesté. Vous saurez ce qui sera prescrit. Mais, croyez-moi, ne vous agitez pas… M. de Brézé va vous faire les honneurs de l’appartement qui vous est réservé.

LE ROI DE NAVARRE.

Je comprends… (À M. de Brézé.) Eh bien ! monsieur, montrez-moi le chemin. (À part.) Mon frère avait raison ; aux barreaux près, me voilà logé comme lui !

LE CARDINAL DE BOURBON, saisissant la main du roi de Navarre.

Eh quoi ! vous aussi, mon frère… Ah ! monsieur de Guise, pouvais-je m’attendre, hier, quand vous m’avez envoyé…

LE DUC DE GUISE.

Et moi, monsieur, pouvais-je deviner que MM. vos frères donneraient au roi de tels chagrins ?

LE CARDINAL DE BOURBON.

Ce sera le malheur de ma vie ! Tant que Dieu me laissera dans ce monde, je me reprocherai ce que vous m’avez fait faire !… — M’est-il permis au moins de suivre mon frère et de lui tenir fidèle compagnie ?

LE DUC DE GUISE.

Vous m’étonnez, monsieur le cardinal ! Le roi de Navarre n’est-il pas libre ? Il peut voir qui bon lui semble. (Bas à Brézé.) Prenez les noms de tous ceux qui viendront ; notez tout ce qu’il fera. Veillez-y, Brézé, les yeux bien ouverts ; le jeu est sérieux pour vous. (Le roi de Navarre, après avoir salué la reine-mère, sort en donnant la main au cardinal, et accompagné de Brézé. Le duc de Guise à haute voix :) Cypierre ! (Cypierre s’approche, le duc lui dit à l’oreille :) Courez voir ce qu’a fait Chavigny, et venez me dire si tout va bien de son côté.

(Cypierre sort, les archers et les gentilshommes se dispersent et s’éloignent peu à peu. La reine-mère et le duc de Guise restent seuls sur la scène.)



Scène XXI.

LA REINE-MÈRE, LE DUC DE GUISE.


LA REINE-MÈRE.

Maintenant, monsieur le duc, me parlerez-vous enfin ?

LE DUC DE GUISE.

Madame, c’est pour parler à votre majesté que le roi m’a fait sortir du conseil.

LA REINE-MÈRE.

Il est bien temps !… Après un pareil coup, qu’avez-vous à me dire ? Ai-je besoin qu’on m’explique ce que je viens de voir ? Deux mots seulement : quel est ce grand mystère dont m’a parlé le roi ? Qu’avez-vous découvert, s’il vous plaît, et à quel moment ?

LE DUC DE GUISE.

Seulement… ce matin, madame…

LA REINE-MÈRE.

Ce matin ?… Tous croyez donc parler encore à ce bon cardinal ? Il serait homme à vous croire ; mais moi… Ce qu’aujourd’hui vous savez, monsieur, vous le saviez hier. Ne le niez pas… Je le vois… Oui, dès hier,… et vous avez eu le cœur de me laisser écrire cette lettre, de m’associer à votre guet-apens, moi la veuve de votre maître, la mère de votre roi ! Quel beau triomphe pour un victorieux comme vous !

LE DUC DE GUISE.

Madame, on ne peut qu’être fier de suivre les exemples de votre majesté.

LA REINE-MÈRE.

Qu’est-ce à dire ?

LE DUC DE GUISE.

Que vos plus intimes serviteurs ne cessent depuis hier d’ameuter contre nous cette plèbe des états. Est-ce à votre insu, madame ? Nous faites-vous confidence des ordres que vous leur donnez ?

LA REINE-MÈRE.

Ce n’est pas là répondre… ou plutôt la réponse est claire : vous confessez que vous m’avez trompée ! Et à quoi bon ? qu’y gagnez-vous ? Si vous étiez venu me dire franchement : « Voilà ce qu’on nous révèle, » ne vous aurais-je pas répondu : « Que justice soit faite ! » Croyez-vous que je me soucie de ce brouillon de Condé et de son endormi de frère ? Ne sais-je pas l’amitié qu’ils me portent ? Ne donnerais-je pas de bon cœur tous les princes du monde, pour peu qu’il en advînt quelque bien à mon fils ! Oui, monsieur le duc, si nous nous étions entendus, nous aurions fait les choses de meilleure façon, sans cette perfidie qui va révolter tant de gens !… Mais ce n’était pas votre compte ! mieux valait se cacher de moi. Vous vous croiriez perdus, si vous me laissiez un seul jour une occasion de bien servir mon fils. (Elle porte son mouchoir ses yeux.) Allez, messieurs, vos ennemis ont raison, vous n’êtes pas de loyaux serviteurs ! Si vous aimiez le roi, vous ne feriez pas à sa pauvre mère cette guerre acharnée !

LE DUC DE GUISE.

Tout peut se réparer, madame. Il n’est jamais trop tard pour bien servir le roi. Prêtez-lui votre assistance, comme s’il l’eût implorée plus tôt. La faute vient de nous, ne l’en punissez pas.

LA REINE-MÈRE.

Voilà, monsieur le duc, des paroles dorées !… Je devrais ne pas m’y laisser prendre… Mais je suis si faible, hélas ! (Elle pousse un soupir.) Voyons, où en êtes-vous ? Le prince est arrêté, qu’allez-vous faire ?

LE DUC DE GUISE.

Son procès.

LA REINE-MÈRE.

Devant ses pairs ? en plein parlement ? Prenez garde !

LE DUC DE GUISE.

Non, non, point de parlement ; Dubourg y a semé sa graine, et ces bonnets carrés n’en finissent jamais. Des juges d’épée mènent mieux les affaires.

LA REINE-MÈRE.

Y pensez-vous ? Pour un prince du sang…

LE DUC DE GUISE.

Les chevaliers de l’ordre sont d’étoffe, il me semble, à juger ce petit galant, tout prince qu’il est. Laissez faire, madame, ils lui apprendront à respecter un peu mieux son souverain seigneur.

LA REINE-MÈRE.

Les chevaliers de l’ordre !

LE DUC DE GUISE.

Ils vont être convoqués.

LA REINE-MÈRE.

Il les récusera.

LE DUC DE GUISE.

Qu’importe ?

LA REINE-MÈRE.

Et s’il proteste, que faites-vous ?

LE DUC DE GUISE.

Quand le crime est manifeste, on n’est pas embarrassé. Dieu nous a-t-il donné les preuves que nous avons pour qu’on s’amuse à y regarder de si près ?

LA REINE-MÈRE.

Vous avez donc des lettres de lui ?…

LE DUC DE GUISE.

Mieux encore. Un vrai flagrant délit. Les pièces sont là, madame… (Montrant l’appartement du roi.) Daignez venir en juger par vous-même

LA REINE-MÈRE.

Moi ! suis-je un homme de loi ?… Je n’y verrais que du feu.

LE DUC DE GUISE.

Le chancelier y a regardé de près, et c’est lui qui l’a dit : il y a crime d’état.

LA REINE-MÈRE.

N’importe ! croyez-moi, point de tribunal d’épée. Ne mettez pas les gens de justice contre vous. J’aimerais mieux, à votre place, allonger la prison que raccourcir le procès.

LE DUC DE GUISE, à part.

Maudite femme ! je te vois venir.

LA REINE-MÈRE.

Que craignez-vous, tant qu’il est dans vos mains ?

LE DUC DE GUISE.

Ce que nous craignons, madame !… Mais nous mériterions d’être jugés, d’être punis nous-mêmes, si nous avions le malheur de différer d’un jour un acte de justice dont le royaume attend son salut et sa tranquillité. Voulons-nous respirer en paix ? Il faut bien en finir avec cette infernale race de mutins et de sectaires..

LA REINE-MÈRE.

Il faut surtout ne pas allumer le feu en croyant souffler pour l’éteindre. Ne l’oubliez, monsieur le duc, il y a une noblesse et un peuple en France.

LE DUC DE GUISE.

Oui, madame, un peuple qu’on empoisonne tous les jours, une noblesse à moitié rebelle : c’est pour cela qu’il est grand temps d’agir. Que restera-t-il debout dans ce royaume si nous souffrons qu’on s’attaque impunément à toutes choses ? Vous m’étonnez, madame, je m’ébahis de vos ménagemens ! N’est-ce donc pas à vous, n’est-ce pas à vos enfans qu’on déclare la guerre ? Laissez choir notre sainte religion, laissez-nous dépouiller de ce reste d’autorité que le roi nous confie, et vous verrez qui soutiendra le trône de votre fils ! Au lieu de gémir sur ce grand acte que vient de faire le roi, vous devriez remercier le ciel et nous encourager, car nous allons du même coup abattre vos deux plus grand ennemis, l’hérésie et la rébellion.

LA REINE-MÈRE.

Et si vous les faites pousser avec plus de furie ? Voilà ma crainte, monsieur le duc. Vous coupez, vous ne déracinez pas. Mais brisons là. N’essayons pas de nous convertir, nous risquerions de nous mal quitter. Aussi bien, je vois revenir M. de Cypierre… Vous me saurez gré de lui céder la place. (M. de Cypierre reste dans le vestibule.)

LE DUC DE GUISE.

Cypierre attendra, madame.

LA REINE-MÈRE.

Vous avez mieux à faire avec lui qu’avec moi… Adieu, monsieur le duc… Vous dites donc que ces pièces sont là… chez le roi ?

LE DUC DE GUISE.

Votre majesté se ravise ?…

LA REINE-MÈRE.

Puisque vous le souhaitez… je les veux voir.

LE DUC DE GUISE.

Elles sont aux mains de Robertet ; il les communiquera à votre majesté.

LA REINE-MÈRE.

Très bien ! Approchez, monsieur de Cypierre. (Le duc de Guise et Cypierre lui font un profond salut. Elle sort par la porte de l’appartement du roi après avoir dit à part :) Mon fils sera seul peut-être… Si Marie voulait m’aider… On peut essayer encore.



Scène XXII.

LE DUC DE GUISE, M. DE CYPIERRE.


LE DUC DE GUISE.

Parlez, Cypierre.

CYPIERRE.

Monseigneur, il est en lieu sûr. Chavigny nous fait une vraie bastille de cette maison des Jacobins. Dans une heure toutes les fenêtres seront murées ; devant la porte un petit ouvrage en briques qui sera terminé ce soir ; on l’arme de trois fauconneaux qui battront les trois rues. Je vous promets que personne ne viendra s’y frotter.

LE DUC DE GUISE.

Sait-on déjà par la ville ?…

CYPIERRE.

Oui, monseigneur ; mais on entend voler les mouches ; pas un de ces marchands de cotignac n’ose seulement lever les yeux.

LE DUC DE GUISE.

Et lui, que dit-il, ce beau sire ?

CYPIERRE.

Lui, monseigneur ? Aussi tranquille que vous et moi, et d’une humeur presque rieuse…

LE DUC DE GUISE.

Nous verrons s’il rira long-temps. — Cypierre, entrez là. (Montrant l’appartement du roi.) Dites à mon frère que je l’attends.

CYPIERRE.

M. le cardinal ? Il n’est plus chez le roi ; je viens de le laisser au pied du degré, devisant avec Brissac.

LE DUC DE GUISE.

À quoi diable s’amuse-t-il ? Les minutes sont des heures…

CYPIERRE.

Monseigneur n’attendra pas long-temps ; le voici.


Scène XXIII.

Les mêmes, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE DUC DE GUISE.

Eh bien ! Charles, qu’avez-vous fait ? Tout est-il convenu ? L’ordre est-il convoqué ?

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Mon cher François, cette idée d’assembler l’ordre, il faut y renoncer.

LE DUC DE GUISE.

Et pourquoi ? Encore un bâton dans nos roues ! C’est le chancelier, je gage… Cypierre, allez-moi chercher ce M. de L’Hospital…

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Mais non…

LE DUC DE GUISE, sans l’écouter.

Amenez-le-moi, s’il vous plaît… Je veux lui apprendre son état, et d’une verte façon… Allez.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Mais à quoi bon ?…

LE DUC DE GUISE, à Cypierre.

Allez, vous dis-je. (Cypierre, après avoir hésité un moment, sort.)



Scène XXIV.

LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE.


LE CARDINAL DE LORRAINE.

Mais encore un coup, François, le chancelier n’y est pour rien ; c’est Brissac et moi qui, avant de rien ordonner, avons voulu faire notre compte, la liste en main.

LE DUC DE GUISE.

Eh bien ?

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Eh bien ! ce serait très douteux ; il n’y en a pas moitié parfaitement à nous.

LE DUC DE GUISE.

Il faut en créer.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Tout exprès ?

LE DUC DE GUISE.

Pourquoi pas ?

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Nous sortons d’en faire. Dix-huit d’un coup, n’est-ce pas assez ? Dieu sait quels cris on a poussés !

LE DUC DE GUISE.

Eh bien ! n’en faites pas, mais n’appelez que les bons.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Choisir ? ce ne sera plus l’ordre : autant vaudrait prendre les premiers venus.

LE DUC DE GUISE.

Prenez qui vous voudrez, pour Dieu ! mais allons vite. Si ce malheureux procès languit, il n’aboutira pas. Est-ce là votre compte ? Le fossé est franchi ; coûte que coûte, il faut aller au but. Arrangez-vous comme vous l’entendrez, choisissez la forme qui vous plaira, dissertez avec le chancelier sur tous les procès des princes du sang depuis le commencement du monde, je ne m’en mêle plus, pourvu que dans huit jours, ne l’oubliez pas, dans huit jours au plus tard, vous me donniez ce qu’il nous faut.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Eh bien ! voici mon plan, le chancelier l’accepte.

LE DUC DE GUISE.

Peste ! ce doit être beau !

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Une commission du parlement viendra faire ici l’instruction. Cinq membres, c’est assez. Nous pouvons les avoir sous trois jours. J’ai fait mon choix. Je prends Viole, Bourdin, Faye, Dutillet et, comme il faut un nom qui sonne bien, le président de Thou.

LE DUC DE GUISE.

Mais êtes-vous sûr ?…

LE CARDINAL DE LORRAINE.

J’en fais mon affaire. Je sais comment le prendre. — Jusque-là nous sommes d’accord avec le chancelier. Mais il s’imagine qu’une fois l’arrêt dressé nous irons le soumettre au parlement toutes chambres réunies. Dieu nous garde d’un tel enfantillage…

LE DUC DE GUISE.

À la bonne heure.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Ces cascades judiciaires ne servent qu’à perdre le temps. Si l’arrêt nous semble bon, et il le sera, nous le porterons purement et simplement en conseil du roi, qui le confirmera, omisso medio. Vous comprenez ?

LE DUC DE GUISE.

À peu près… Continuez toujours.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

La procédure ayant été conduite par les gens de parlement, on ne pourra pas dire que nous jugeons sans forme de procès, et cependant, sur simple signature des membres du conseil, il sera passé outre à l’exécution, avec bonne et suffisante apparence de justice. Que vous en semble ?

LE DUC DE GUISE.

Cela me paraît très savant… Tâchez surtout que ce soit prompt.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Robertet prépare déjà les lettres aux commissaires ; j’ajouterai seulement deux mots pour M. de Thou, et, dans une heure, tout sera parti. Que voulez-vous de mieux ?

LE DUC DE GUISE.

Et vos témoins ?

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Ils sont en route. Nous aurons demain ceux de Lyon, les autres suivront de près.

LE DUC DE GUISE.

Saint-André vous répond d’eux ?

LE CARDINAL DE LORRAINE.

J’y veillerai moi-même, soyez tranquille.

LE DUC DE GUISE.

Carrouge est parti, j’espère ?

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Depuis deux heures.

LE DUC DE GUISE.

Il faut qu’il enlève tout ce monde-là d’un tour de main.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Il tombera d’abord chez la vieille papesse, lui dira comme quoi son bien-aimé gendre ne peut plus aller au prêche, la conduira prisonnière à Saint-Germain, et fera main-basse sur tous ses papiers.

LE DUC DE GUISE.

Qu’il cherche bien !

LE CARDINAL DE LORRAINE.

On nous apportera jusqu’au moindre chiffon écrit ou non écrit : nous savons trop ce que vaut le papier blanc. — Ensuite il fera même cérémonie chez Delahaye, l’intendant du cher cousin. Ce serait jouer de malheur si dans de si bons coins on ne dénichait pas quelques œufs de Navarre !

LE DUC DE GUISE.

C’est là maintenant qu’il faut viser. Rien de fait, ne l’oublions pas, si le Navarrais nous reste sur les bras.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

L’instruction sera dirigée dans ce sens.

LE DUC DE GUISE.

Robertet a le mot ?

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Oui.

LE DUC DE GUISE.

Poussez-y le chancelier… Parlez-lui ferme, et ne badinez pas avec ce cafard-là.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Vous allez, s’il vous plaît, lui faire la leçon vous-même. Le voici. C’est sans doute Cypierre qui nous l’envoie.



Scène XXV.

Les mêmes, LE CHANCELIER.
LE CHANCELIER, au duc de Guise.

Monseigneur, vous me faites appeler ?

LE DUC DE GUISE.

Oui, monsieur. J’ai peu de mots à vous dire. Le roi vous tient pour fidèle serviteur ; mais il veut, vous m’entendez, que ce procès marche grand train.

LE CHANCELIER.

Monseigneur, il faut y mettre les formes de justice.

LE DUC DE GUISE.

Il faut surtout faire diligence. Il s’agit du salut du roi, et le crime est prouvé.

LE CHANCELIER.

Prouvé, monseigneur ? Vous voulez dire qu’il y a présomption, et c’est pourquoi j’ai dû signer le décret de prise de corps ; mais, de la présomption, il faut passer aux preuves.

LE DUC DE GUISE.

Ce sera vite fait, pourvu qu’on le veuille bien.

LE CHANCELIER.

Remarquez, monseigneur, que nous n’avons ni lettres ni aveu de M. le prince ; s’il s’obstinait à nier ou seulement à se taire, nous ne pourrions le déclarer atteint et convaincu qu’après enquête, contre-enquête, audition de témoins…

LE DUC DE GUISE.

En voilà pour six mois, monsieur.

LE CHANCELIER.

Non, monseigneur, deux ou trois tout au plus.

LE DUC DE GUISE.

Comme vous y allez ! Je ne vous donne seulement pas huit jours ; prenez-y garde !

LE CHANCELIER.

Mais je croyais… (Se tournant vers le cardinal.) vous m’aviez dit, monseigneur, qu’on renonçait aux chevaliers de l’ordre…

LE DUC DE GUISE, l’interrompant.

Les chevaliers de l’ordre, c’était le vrai moyen, je le soutiens encore. Mais, puisqu’on veut qu’il y ait des privilèges pour MM. les princes du sang, comme notre intention est de tout respecter, de ne pas soulever le plus léger murmure, nous permettons que le parlement s’en mêle, par commission bien entendu. Mon frère m’a dit que c’était votre avis.

LE CHANCELIER, regardant le cardinal.

Seulement pour abréger la première instruction ?…

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Oui, chancelier.

LE DUC DE GUISE.

Vous l’aurez votre commission ; mais si vous la laissez battre les broussailles, s’amuser à la chicane, noircir du papier pour son plaisir, si vous ne la menez droit son chemin et droit au but, c’est à vous que le roi s’en prendra, je vous en avertis. Aux moindres lenteurs inutiles, nous cesserons de fermer l’oreille à bien des charités qu’on vous prête, monsieur le chancelier.

LE CHANCELIER.

Je me tais, monseigneur. Je méprise la calomnie et n’ai pas peur de la menace. Tout ce que je peux vous promettre, c’est de ne perdre une heure ni de jour ni de nuit pour instruire le procès.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Très bien, chancelier.

LE DUC DE GUISE.

Encore un mot. Ne vous croyez pas tenu d’instruire seulement contre M. de Condé. Si, sur votre chemin, vous rencontrez son frère, vous n’avez rien à ménager. Le roi l’estime ainsi. Ceci pour vous seul, monsieur : que, par malheur, l’éveil soit donné de ce côté, (il indique l’appartement de la reine-mère) le roi pourrait penser à vous, et nous aurions grand’peine à vous défendre.

LE CHANCELIER.

Qu’entendez-vous par là, monseigneur ? Si vous me croyez capable d’oublier mes devoirs, il faudrait le dire franchement.

LE DUC DE GUISE.

Je parle d’indiscrétions qui se pourraient commettre, si vous n’étiez, sur vos gardes.

LE CARDINAL DE LORRAINE.

Mon cher chancelier, je vais vous envoyer Robertet. Nous voulons qu’il vous aide à préparer votre instruction. Je le mets à vos ordres.

LE CHANCELIER.

À mes ordres, monseigneur ? (Bas.) C’est moi qu’on pense mettre aux siens.

LE CARDINAL DE LORRAINE, bas au duc de Guise.

Venez, mon frère, le roi doit être avec sa mère ; il ne faut pas que cela dure trop long-temps. (Haut.) Bonjour, chancelier !

(Le chancelier s’incline, ils sortent.)



Scène XXVI.

LE CHANCELIER, seul.

Quelle violence ! quel mépris de tout conseil, de toute raison ! Pauvre royaume, par quelles gens te voilà conduit ! sous quelle justice allons-nous vivre !… Si l’arrêt leur déplaît, ils le briseront… Tout doit marcher à leur caprice, même l’instruction d’un procès ! — Ce Robertet !… mon surveillant !… C’est ce qu’il faudra voir ! Je lutterai pied à pied tant qu’ils me laisseront debout. (Il aperçoit la reine-mère qui s’avance à pas lents, d’un air très préoccupé.) La reine !… Quel coup ce doit être pour elle ! Que deviennent ses desseins et tout ce grand espoir en l’assemblée des états !…



Scène XXVII.

LA REINE-MÈRE, LE CHANCELIER.
LA REINE-MÈRE, sans voir le chancelier.

Ils me font fuir… Tant d’insolence en si peu de mots ! Ils veulent me rebuter, m’effrayer… Je crois vraiment qu’ils en viennent à bout. (Apercevant le chancelier.) Ah ! vous voilà, monsieur de L’Hospital ; vous aussi vous m’abandonnez donc !

LE CHANCELIER.

Moi, madame ?

LA REINE-MÈRE.

Avoir autorisé de votre nom l’iniquité qu’on fait faire à mon fils !

LE CHANCELIER.

Madame, on ne se gouverne pas comme on veut en compagnie de gens si audacieux et si puissans ! Je n’avais de choix qu’entre deux conduites : déposer les sceaux entre les mains du roi, ou signer le décret qu’il avait signé lui-même. Le premier parti n’était bon qu’à moi seul, il me donnait ma liberté. Empêchait-il l’arrestation du prince ? Hélas ! non. Ses ennemis n’en triomphaient pas moins et, de plus, ils avaient la joie de mon départ. Mieux valait donc garder un poste où, si Dieu le permet, je puis maintenir le procès qui se prépare dans les voies de justice et de modération.

LA REINE-MÈRE.

Quel procès, chancelier ? Ils se soucient bien d’un procès ! Ne disent-ils pas qu’ils châtieront, quoi qu’il arrive ?

LE CHANCELIER.

En gagnant du temps, madame, on rend vaines bien des prophéties.

LA REINE-MÈRE.

Mais comment gagner du temps avec des juges d’épée ?

LE CHANCELIER.

Madame, ils y renoncent… C’est une commission du parlement qu’on appelle.

LA REINE-MÈRE.

Ah ! vous me rendez une lueur d’espoir…

LE CHANCELIER.

Par malheur, le prince a laissé commettre de bien graves imprudences…

LA REINE-MÈRE.

À qui le dites-vous ?

LE CHANCELIER.

Si Dieu voulait du moins qu’il fût bien conseillé.

LA REINE-MÈRE.

Lui sera-t-il permis d’appeler ses conseils ?

LE CHANCELIER.

J’en doute ; mais, madame, s’il a de bons amis et si leur voix, ce que j’ignore, peut pénétrer dans sa prison, ils lui commanderont de s’enfermer dans un silence absolu…

LA REINE-MÈRE.

Bien.

LE CHANCELIER.

De ne reconnaître la compétence que du seul parlement en corps, les pairs siégeant ou appelés. Je n’en puis dire davantage.

LA REINE-MÈRE.

Cela suffit. — Ah ! mon cher chancelier, que j’avais besoin de vos paroles ! Mon courage était à bas. Si vous les aviez vus, tout à l’heure, entrer chez mon fils, l’arrogance à la bouche… Savez-vous quelle idée m’est venue dans l’esprit ? Que, dans cette prison, Chavigny ou quelque archer venait de leur rendre un odieux service… Pourvu qu’il n’en soit rien !., pourvu que ce pauvre Navarre soit lui-même en sûreté !… Rien ne m’étonnerait, chancelier ; qui peut les arrêter ? Ce malheureux François, ils le mènent en laisse ! ils lui soufflent au cœur je ne sais quelle rage contre Condé… Tout ce qu’il faudra faire pour le perdre, il le fera… Et quand les princes seront à terre, nous y serons aussi, croyez-moi. Vous le verrez, je m’y attends, ils me renverront à Florence.

LE CHANCELIER.

Quelle idée, madame ! jamais le roi…..

LA REINE-MÈRE.

Mon salut, c’est le salut des princes. Il faut que je les sauve, il le faut ; et je ne vois qu’un moyen de les sauver à coup sûr, c’est de les faire évader.

LE CHANCELIER.

Impossible, madame…

LA REINE-MÈRE.

Oh ! si j’étais aidée…

LE CHANCELIER.

Vous tenteriez en vain… J’ose vous en prier, n’essayez pas.

LA REINE-MÈRE.

Vous croyez ?

LE CHANCELIER.

C’est leur mort ! leur mort certaine !

LA REINE-MÈRE.

Mais au moins, chancelier, gouvernez si bien ce procès…

LE CHANCELIER.

Madame, le prince fût-il coupable, ce qui n’est pas, j’espère, il a pour sauvegarde cette raison d’état qui défend qu’il succombe devant de tels ennemis. N’est-ce pas vous dire ce que doit faire un serviteur de la couronne…

LA REINE-MÈRE.

Ah ! monsieur de L’Hospital, je l’ai souvent pensé, il n’y a que vous, et moi qui aimions d’amour vrai le roi et ce pauvre royaume ! Adieu. Ne m’abandonnez pas… je compte sur vous !

LE CHANCELIER.

Comptons sur Dieu, madame !

(Il s’incline. La reine-mère entre dans son appartement.)
UN HUISSIER, sortant du vestibule.

Le secrétaire du conseil, envoyé par monseigneur de Lorraine, demande à voir monsieur le chancelier.

LE CHANCELIER.

Dites à M. Robertet qu’il passe demain chez moi. À cette heure, je n’ai que faire de ses services. (Il sort.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.


L. Vitet.