Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/XI

Alexandre CADOT (3p. 38-43).

XI

Après un moment de silence, et voyant que personne ne prenait la parole, l’évêque répéta de nouveau sa question :

— Que faut-il faire de cet homme ?

— Monseigneur, répondit enfin le chanoine le plus âgé de tous ceux qui étaient présents, nous avons la plus grande confiance dans votre sagesse. Prononcez vous-même sur le sort de l’assassin ; nous accepterons votre décision avec l’obéissance et le respect que nous vous devons.

Cette réponse sembla embarrasser assez le vénérable prélat.

— Messieurs, dit-il, je refuse cette obéissance passive que vous voulez bien m’accorder ! La mesure que vous me chargez de prendre est trop grave, et touche de trop près au salut commun, pour que je veuille en assumer la responsabilité. Selon moi, ce Nicolle envisage à présent avec horreur son crime, mais, malheureusement, j’ignore si son repentir est assez sincère pour lui donner la force de résister aux ordres de son maître, le citoyen Durand ! Or Nicolle connait, il vient de nous l’avouer lui-même, les retraites les plus cachées et les plus secrètes de la forêt qui nous sert de refuge ! que l’intimidation ou la cupidité ait encore prise sur lui, une fois que nous lui aurons rendu sa liberté, et c’en est fait de nous ; notre sort est entre ses mains !…

Ces raisons, que chacun sentait instinctivement et que l’évêque venait de formuler pour tous, assombrirent les visages des assistants et firent pâlir le misérable Nicole.

— Monseigneur, dit un des chanoines, quelle sera, selon vous, la conduite que tiendra cet homme si nous le laissons partir en toute impunité ?

— Une fois retombé sous l’intimidation et rentré dans le monde révolutionnaire, cet homme aura honte de l’attendrissement momentané que lui aura causé notre pardon, et il redeviendra notre ennemi, répondit tristement l’évêque.

— Alors, s’écria le chanoine, il ne faut pas que ce Nicolle sorte de la forêt. Dieu nous pardonnera le sang versé en faveur de notre propre conservation, car il s’agit ici d’un cas de légitime défense ; n’est-ce pas aussi là votre opinion, monseigneur ?

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, messieurs, répondit l’évêque, que je ne voulais peser en rien sur votre décision. Quant à mon opinion personnelle, puisque vous me la demandez, et je vous supplie de ne pas y conformer la vôtre par déférence pour moi, je trouve qu’il vaut mieux cent fois s’exposer à la trahison et à la mort que de verser le sang d’un traître qui se repent peut-être. Ma conviction, je vous le répète, est que ce Nicolle abusera de sa liberté pour nous perdre, mais enfin je puis me tromper ; or, dans le doute, ne vaut-il pas mieux risquer sa vie que de se rendre coupable d’un meurtre inutile ?

— Oui, monseigneur, vous avez raison, s’écrièrent plusieurs chanoines. Relâchons cet homme, et si notre clémence doit nous conduire à l’échafaud, eh bien, nos cœurs sont purs, et nous saurons envisager la mort sans faiblesse !

Pendant la courte discussion que je viens de rapporter, je n’avais pas quitté une seule minute du regard l’assassin du comte de L***. Selon que l’évêque parlait contre lui ou en sa faveur, je le vis changer de visage, et je compris à l’expression hypocrite et fausse de sa physionomie que le vénérable prélat ne se trompait pas en le jugeant capable d’une nouvelle trahison. Aussi ne pus-je n’empêcher de ressentir, malgré mon admiration pour la sublime clémence de ces malheureux proscrits, une vive émotion et un profond dépit en les voyant sur le point de rendre la liberté à un misérable qui, — pour moi cela ne faisait pas un doute, — devait les livrer tôt ou tard au bourreau.

J’allais exprimer cette opinion avec énergie, lorsque M. de La Rouvrette m’en empêcha en prenant lui-même la parole :

— Messieurs, s’écria-t-il, si vous me portez un peu d’estime et d’amitié, si vous n’avez pas perdu tout souvenir des services que j’ai été assez heureux pour pouvoir vous rendre, écoutez-moi, je vous en conjure, avant de prendre une détermination définitive.

— Parlez, mon cher monsieur de La Rouvrette, lui dit l’évêque ; nous vous regardons comme notre frère et notre bienfaiteur, et nous avons la plus grande confiance dans votre sagesse et dans votre expérience !

— Mes chers amis, reprit mon hôte en s’inclinant profondément devant le vénérable évêque, je savais d’avance que vous seriez tous d’accord, au dernier moment, pour absoudre cet assassin, au prix même de votre sang ! J’aurais été un athée jusqu’à ce jour, que votre sublime abnégation suffirait pour me rappeler à de meilleurs sentiments. La religion seule peut donner à d’innocentes victimes l’idée et la force de se livrer à leurs cruels et implacables persécuteurs, plutôt que de sévir contre un de leurs bourreaux. Je vous admire, mais je ne vous approuve pas.

— Mon frère, dit doucement l’évêque en interrompant le vieux gentilhomme, nous vous remercions de l’intérêt que vous voulez bien nous porter ; mais je crois que vos paroles, bonnes tout au plus à prolonger les angoisses de Nicolle, ne pourront rien sur notre résolution. Ne vaut-il pas mieux laisser partir de suite cet homme que de le tenir ainsi suspendu entre l’espérance et la crainte, entre la vie et la mort ?

— Je vous assure, monseigneur, que ce Nicole ne partira pas, reprit M. de La Rouvrette avec un redoublement d’énergie, Je n’ai que peu de mots à dire, veuillez m’écouter, je vous prie. Que pour ne pas verser le sang d’un lâche assassin, vous consentiez à porter votre tête sur l’échafaud, c’est votre droit ; mais pouvez-vous aussi disposer, sans leur volonté, de vos compagnons d’infortune ? Ce Nicolle en vous trahissant les trahit également, et votre perte entraîne la leur ! Mon opinion, basée sur la plus stricte justice, est qu’avant de prononcer sur le sort de ce homme, vous devez consulter les proscrits des autres stations :

Un court silence, pendant lequel je vis Nicolle pâlir affreusement, suivit les paroles de M. de La Rouvrette.

— Mon cher monsieur, dit enfin l’évêque en s’adressant à mon hôte, vous avez raison ; nous devons consulter nos frères.

— Ma foi, monseigneur, vous n’aurez pas longtemps à attendre, s’écria M. de La Rouvrette : je les ai fait avertir, et, si je ne me trompe, les voici qui arrivent.

En effet, à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’une quinzaine de paysans se montrèrent à quelques pas de nous. C’était la station des gentilshommes qui se rendaient à l’appel de M. de La Rouvrette.

Cinq minutes suffirent pour mettre les nouveaux venus au courant de l’affaire. Nicolle comprit, aux exclamations de colère qui partirent des gentilshommes pendant que M. de La Rouvrette leur racontait le crime odieux dont il s’était rendu coupable, qu’il était perdu, et il s’évanouit. En effet. la délibération ne fut pas de longue durée : à l’unanimité on prononça contre le meurtrier la peine de mort.

En vain les ecclésiastiques demandèrent sa grâce, en vain ils parlèrent de clémence et de pardon, les gentilshommes de la station voisine restèrent inflexibles ; je m’avouai en moi-même qu’ils avaient parfaitement raison, et qu’a leur place j’agirais comme eux. Toutefois, afin d’épargner à l’évêque et aux chanoines la vue de la scène de sang qui allait se passer, les nouveaux venus attendirent leur départ pour procéder à la punition du coupable.

Déjà quatre ou cinq gentilshommes armaient leurs fusils, lorsque le jeune comte de L*** apparut, pâle et chancelant, au milieu de nous.

— Mes amis, dit-il, laissez-moi, je vous en prie, interroger cet homme.

Le comte de L***, sans attendre de réponse, se précipita aussitôt vers Nicolle, qui reprenait ses sens, et, le secouant rudement :

— Est-il vrai, lui demanda-t-il d’une voix altérée, que mademoiselle Laure ait épousé le citoyen Durand, l’ex-charron, et actuellement président ou administrateur du district ? Prends garde de vouloir me tromper !

— C’est vrai, répondit Nicolle. Quant à vous tromper, quel avantage en retirerais-je ? Je vois bien que mon sort est irrévocablement fixé. Je n’ai plus rien à craindre ni à attendre sur la terre.

— Un homme fusillé tombe comme sil était frappé par la foudre, presque sans souffrir, reprit le jeune comte de L*** d’une voix sombre, tandis que celui que l’on accroche par les pieds et qu’on laisse mourir de faim subit une torture dont la durée et l’atrocité épouvantent la pensée ! Prends garde, je te le répète, le sort de cet homme sera le tien, si tu ne réponds pas avec la plus entière franchise à mes questions.

— Parlez, monsieur le comte, répondit Nicolle en laissant tomber avec accablement sa tête sur sa poitrine.

— Tu prétends que mademoiselle Laure est mariée, reprit le comte, et comme si ces paroles lui coûtaient un grand effort ; soit, je te crois. A-t-elle l’air d’être heureuse ? sourit-elle à son époux ? semble-t-elle satisfaite de son sort ? Voilà ce que je veux savoir.

— Je n’ai jamais vu sourire la citoyenne Durand, répondit Nicolle, mais je l’ai souvent surprise essuyant ses larmes ! Quoique, depuis un mois qu’elle est mariée, je ne l’aie guère perdue de vue, je ne me rappelle pas l’avoir entendue prononcer dix paroles. Aux questions que lui adresse son mari, elle répond par un simple signe de tête ; aux menaces qu’il lui fait, par la résignation et le silence !

— Ah le citogen Durand menace sa femme ! interrompit le jeune comte de L***, d’une voix que la fureur rendait presque inintelligible.

Il fait plus que de la menacer, il se jette parfois sur elle avec une rage de fou furieux et la foule à ses pieds.

En entendant cette réponse, le comte de L*** fut pris d’un tel tremblement nerveux, qu’il dut s’appuyer contre un arbre pour ne pas tomber. Toutefois, reprenant bientôt, par un suprême effort de volonté, son empire sur lui-même, il continua l’interrogatoire du condamné.

— À quelle heure la citoyenne Durand se trouve-t-elle le plus ordinairement chez elle ? demanda-t-il en terminant.

— De huit à neuf heures du soir, lorsque son mari ne la contraint pas à aller au club.

— C’est bien ! je sais tout ce que je voulais savoir. Messieurs, je vous remercie de votre complaisance, ajouta le jeune homme en s’adressant à ses compagnons d’infortune, vous pouvez à présent fusiller cet homme.

Nicolle, en entendant ces derniers mots, tomba à genoux devant nous et nous demanda grâce.

— Mon garçon, lui répondit un des proscrits, tes supplications parfaitement hors de propos ne servent qu’à prolonger ton agonie. Rien ne peut te sauver.

— Quoi ! mes bons messieurs, mon repentir, mes aveux…

— Allons, à genoux, reprit le proscrit ; voilà déjà trop de paroles.

— Eh bien, puisque je dois mourir, s’écria Nicolle, j’aime mieux au moins que ce soit en honnête homme qu’en bandit. Messieurs, je vous en conjure au nom du ciel, accordez-moi un prêtre pour recevoir ma confession dernière.

À cette demande imprévue, les proscrits se consultèrent entre eux du regard.

— C’est trop juste, dit enfin celui qui déjà avait pris la parole ; on va aller chercher un prêtre.

Un quart d’heure plus tard le vénérable curé, mon ami de la veille, agenouillé auprès du condamné, recevait sa confession.

— Messieurs, nous dit Nicolle d’une voix ferme, lorsqu’il eut reçu l’absolution, je reconnais que j’ai mérité la mort que vous allez m’infliger ; que je suis indigne de votre pardon. Et, tenez, tout à l’heure, en vous promettant que, si on me rendait la liberté, je garderais religieusement le secret de votre retraite, je savais bien, en moi-même, que cela ne me serait pas possible ; que, tôt ou tard, mon maître me forcerait à parler, et que, pour éviter l’échafaud, je serais forcé de vous sacrifier tous.

L’infortuné se leva alors avec peine de dessus le tas de feuilles où il était couché, car le sang qu’il avait perdu à la veille l’avait fort affaibli, et s’adressant aux proscrits :

— Où faut-il vous suivre, messieurs ? leur demanda-t-il.

— Mais nous n’avons pas besoin de changer de place, nous sommes très-bien ici, lui répondit-on.

Puis, presque au même instant, cinq ou six détonations retentirent, et l’assassin tomba mortellement frappé.

— Monsieur, me dit alors le jeune comte de L*** en me prenant par le bras, hier vous avez bien voulu m’offrir vos services, que j’ai acceptés : êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions à mon égard ?

— Je n’ai qu’une parole, monsieur le comte. Aujourd’hui, comme hier, je suis à vos ordres. Permettez-moi même d’ajouter que l’état déplorable dans lequel vous êtes ne fait qu’augmenter encore le désir que j’ai éprouvé, en vous voyant pour la première fois, de vous être utile. Parlez, que puis-je pour vous ?

— Vous pouvez me prêter votre feuille de route et me mettre ainsi à même de pénétrer et de rester quelque temps à Saint-Flour, sans être remarqué et poursuivi.

— Ah ! diable ! vous prêter ma feuille de route ! Mais c’est à peu près comme si vous me demandiez de vous prêter ma tête… Enfin, n’importe, j’ai promis, je tiendrai. Toutefois, avant de me rendre à votre désir, permettez-moi de vous imposer une condition, c’est qu’avant de vous mettre en route, vous prendrez encore quelques jours de repos.

— J’y consens, me répondit-il. J’ai, en effet, besoin de toutes mes forces et de toute mon énergie pour l’accomplissement du projet que je médite.

— Eh bien ! alors, appuyez-vous sur mon bras et suivez-moi au campement.

Le jeune homme, pendant le trajet, m’avoua, ce qu’il ne m’avait certes pas été difficile de deviner, que son cœur était déchiré par un affreux chagrin.

— Si je vous contais mon histoire, me dit-il en terminant, vous rejetteriez avec horreur cet uniforme de la République que vous portez ! Ah ! monsieur, je ne sais de quel nom l’histoire flétrira, plus tard, notre triste époque de boue et de sang.

— Il est incontestable, lui répondis-je, que l’an II de la République est un de ces moments de monstrueux délire qui épouvantent et confondent les esprits ; mais vous auriez tort d’attribuer à la République les crimes et les horreurs qui déshonorent la France. La République est, certes, le meilleur de tous les gouvernements…

— Oui, si tous les hommes étaient bons et vertueux, interrompit le comte de L*** avec feu. Mais alors, et dans ce cas, nous aurions pas même besoin de gouvernement. Ce que je hais dans votre République, c’est qu’elle ne laisse arriver que les ambitieux éhontés et les coquins. Voyez les hommes que l’on désigne sous le nom de fédéralistes et qui sont certes les seuls honnêtes, probes et intelligents de votre parti : quel est leur sort ? d’être traqués comme des bêtes fauves et égorgés, au nom de la liberté, par les tigres à face humaine qui se nomment Robespierre et Marat !

Comme il n’y avait guère à répondre à cela, je me hâtai, pour détourner cette conversation, de parler de Saint-Flour.

— Ah ! monsieur, je vous en conjure, ne prononcez jamais ce nom devant moi, me dit vivement le jeune homme, c’est me retourner le poignard dans le cœur !

— Il paraît que le mariage de mademoiselle Laure vous contrarie vivement ? continua-je avec une certaine méchanceté, pour prendre ma revanche des vérités que que j’avais été obligé d’entendre sur la République.

— Mademoiselle Laure est ma cousine germaine, me dit le comte de L*** avec dignité.

— Quoi ! m’écriai-je, est-il possible qu’une de vos parentes ait épousé, monsieur le comte, un ex-charron, actuellement président d’un district ?

— Oui, monsieur, cela est, me répondit le jeune homme d’une voix sèche et en retirant son bras passé sous le mien.

— Après tout, si votre cousine est républicaine ?

— Ma cousine, monsieur, est, au contraire, une des victimes les plus à plaindre, et Dieu sait si elles sont nombreuses, de cette monstrueuse République que vous affectez d’aimer, parce que vous avez honte d’avouer que vous vous êtes trompé jusqu’à ce jour. Si vous désirez connaître les malheurs de ma bien-aimée Laure, je suis prêt à satisfaire votre curiosité ; seulement, je vous prierai de ne plus prononcer son nom qu’avec le respect dont elle est digne, et de ne plus le prendre pour texte de plaisanteries un peu hasardées, surtout devant un blessé qui n’est pas en état de vous répondre.

À ce reproche plein de fermeté et de douceur tout à la fois, que je sentais mériter, le rouge me monta au visage.

— Monsieur, dis-je jeune homme, je conviens que j’ai usé d’une certaine familiarité, peut-être déplacée, en parlant de mademoiselle Laure ! Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une simple amourette, et non d’une passion sérieuse. Veuillez, je vous prie, me pardonner le mal que j’ai pu vous faire aussi involontairement.

Le comte de L***, au lieu de me répondre, passa de nouveau son bras sous le mien, en s’appuyant sur moi pour soutenir sa faiblesse.

— Monsieur, me dit-il quelques instants après, il ne s’agit ni d’une amourette, ni d’une passion sérieuse, mais bien d’un de ces crimes odieux et sans nom, comme les révolutionnaires triomphants savent seuls les concevoir et osent seuls les commettre.

— Si cela ne vous fatigue pas trop de parler, je réclamerai de vous le récit de ce crime, dis-je au comte de L***.

— Oh ! parler de Laure ne peut que me faire du bien, me répondit-il avec exaltation. Mon cœur est tellement plein de vengeance et d’amour, que trouver un homme honnête et sensible, à qui je puisse confier sans crainte mes malheurs et mes espérances, est un grand bonheur pour moi.

— Je suis honnête et sensible ; parlez, je vous écoute.

— Ma cousine Laure, la fille unique du frère aîné de mon père, ne doit pas avoir encore atteint sa dix-septième année, reprit le comte de L***. Lorsque je la quittai, il y a environ un an, pour rejoindre l’armée des princes, elle était déjà d’une beauté accomplie. Je passerai sous silence les serments et les pleurs que nous échangeâmes à notre séparation, notre désespoir, nos projets d’avenir, car nous étions fiancés ma cousine et moi, nous devions nous marier sous peu…

— Mais, dis-je en interrompant le jeune homme, pourquoi mademoiselle votre cousine ne suivait-elle pas votre exemple ? Il me semble qu’elle eût mieux fait d’émigrer avec son père que de rester exposée en France à toutes les fureurs de la révolution.

— Plût à Dieu que Laure eût émigré, comme c’était d’abord son intention : je ne serais pas aujourd’hui le plus misérable des hommes, et mon avenir ne m’offrirait plus que honte et désespoir ! me répondit le comte de L***. Mais, hélas ! une grave maladie qui atteignit mon oncle, le marquis de L***, au moment où il allait passer à l’étranger, contraignit ma cousine à demeurer en France.

— Mais vous, monsieur le comte, pourquoi n’êtes vous pas resté auprès d’elle ?

— Hélas ! vous oubliez, monsieur, l’aveuglement insensé qu’éprouva alors la noblesse entière. Nous ne croyions pas à une révolution ; nous nous figurions que la bourgeoisie et le peuple, ne pouvant se passer de nos capitaux, nous supplieraient bientôt de revenir et nous porteraient en triomphe dans nos châteaux, après nous avoir fait amende honorable du passé ! Les esprits les plus pessimistes admettaient bien, comme une chose possible, quoique peu probable, que la nation nous garderait rancune et ne viendrait pas la première à nous ; mais, en revanche, ils ne doutaient pas un seul instant, que du jour où nous voudrions nous donner la peine de repasser la frontière, à la tête d’une dizaine de régiments étrangers, toutes les portes s’ouvriraient devant nous, et que nous rentrerions sans coup férir à Paris. À force d’entendre répéter ces propos, je finis par y croire fermement, et je n’hésitai pas à quitter ma cousine, pour me rendre là où n’appelait le devoir. Ah ! quelle terrible leçon nous avons reçue. Puissent cet exemple et ce souvenir servir plus tard aux honnêtes gens, et leur apprendre que, devant une société menacée par les plus mauvaises passions de gens sans aveu et sans foi qui rêvent le meurtre et le pillage, les bons citoyens, au lieu de se diviser où de fuir, doivent serrer leurs rangs et se rallier dans une pensée de salut commun, la noblesse, faisant des concessions devenues nécessaires, et la bourgeoisie, abandonnant des prétentions exorbitantes, se fussent entendues, elles seraient facilement venues à bout des quelques misérables ambitieux qui, grâce à cette division, se sont emparés de ses richesses et ont versé le plus pur de son sang. Mais je reviens à mon récit. Dans le petite ville de Saint-Flour vivait à cette époque un nommé Durand, homme d’une conduite déplorable, flétri par de fâcheux antécédents, et dont la violence était redoutée de tous ses voisins.

Ce Durand, et croyez, monsieur, que cet aveu m’est pénible à faire, ce Durand, dis-je, qui avait eu l’occasion d’apercevoir plusieurs fois ma cousine, devint éperdûment amoureux d’elle. Vous comprendrez sans peine ce que peut être chez un homme semblable le sentiment qu’à défaut d’une autre expression pour le qualifier, je désigne par le nom d’amour : une passion brutale et sauvage.

J’étais à peine parti depuis deux mois, lorsque je reçus une lettre de ma cousine, qui m’apprenait les persécutions dont cet homme l’accablait. Je crus à cette lecture que je deviendrais fou de honte et de rage, et je résolus de courir, sons perdre une minute, au secours de Laure.

Malheureusement, poursuivi et traqué dès mon entrée en France, je dus me cacher, car ma vie était nécessaire à ma cousine, et je ne pus arriver à Saint-Flour. Un émissaire adroit, à qui je donnai tout l’or que je possédais, et qui parvint jusqu’à ma cousine, m’apprit à son retour que cet infâme Durand, profitant de la terreur qu’il inspirait pour se lancer avec succès dans la vie politique, venait d’être nommé administrateur du district, et avait fait arrêter le marquis de L***, mon oncle, le père de ma bien-aimée. Deux lignes, écrites à la hâte par ma cousine, me confirmèrent ces tristes nouvelles : « Je me dois à mon père, me disait-elle, ce n’est qu’après l’avoir sauvé que j’aurai le droit de mourir. »

Il n’y avait pas à hésiter : mon parti fut bientôt pris. Abandonnant l’abri que m’offrait cette forêt où nous nous trouvons en ce moment, je me rendis sans perdre une minute au château de mon oncle, qui est situé à environ un quart de lieue de Saint-Flour. Hélas ! je ne trouvai que des ruines ! Le feu, le pillage et le meurtre s’étaient abattus à la fois sur cette antique demeure de ma famille et l’avaient complètement saccagée au nom de l’égalité et de la fraternité.

Rendu insensible par la douleur au danger, et ne considérant plus la mort que comme un doux repos, je pénétrai alors hardiment à Saint-Flour même.

Restait à savoir où demeurait ma cousine, car, dans la lettre non signée que j’avais reçue d’elle, elle ne me donnait pas son adresse de peur de compromettre son père, si cette lettre venait à être interceptée. Avec cette suprême imprudence que donne le mépris de la mort, je m’adressai à la première personne que je rencontrai ; le bonheur voulut que ce fût un honnête homme.

Il m’apprit que ma cousine demeurait chez le citoyen Durand, l’ex-charron, le président actuel du district, et le patriote par excellence de Saint-Flour.

Je vous avouerai que cette nouvelle me parut tellement invraisemblable, si monstrueuse, que je me refuserai d’abord à y croire, d’autant plus que mon donneur de nouvelles ajoutait que le père de Laure se trouvait toujours en prison. Or, comment supposer qu’une jeune file douée d’une exquise délicatesse, de grande famille, possédant une âme élevée, pût être tombée tout à coup à ce profond degré d’abjection ! cela n’était pas admissible !

Toutefois, la révolution a donné lieu à de telles monstruosités, l’homme qui me renseignait semblait tellement certain de ce qu’il avançait, que je résolus de me rendre sans plus tarder chez le citoyen Durand.

Il faisait presque nuit lorsque j’arrivai à la maison habitée par le président du district. Le cœur me battait avec violence, et ce ne fut pas sans une émotion extrême que je laissai tomber le marteau de la porte.

Jugez de mon désespoir et de ma rage, lorsque j’aperçus ma cousine Laure dans la première pièce où j’entrai.

— Vous ici, ma cousine ! m’écriai-je ; puis je me tus, car mon cœur était tellement gonflé que je ne pouvais parler.

Laure, pâle comme une morte, me regardait avec des yeux fixes et hagards, sans me répondre : elle semblait ne me voir ni ne m’entendre, lorsque, poussant tout à coup un cri déchirant, elle tomba lourdement par terre.

Me précipiter à son secours, la relever, l’accabler de protestations d’amitié et de tendresse, fut pour moi l’affaire d’une seconde.

Déjà je voyais le sang remonter à son visage, déjà je sentais son cœur battre, quand la porte s’ouvrit et qu’un homme, d’une figure ignoble et vêtu d’une carmagnole, entra dans la chambre en proférant d’affreux blasphèmes ; cet homme était Le citoyen Durand.

Je ne puis vous exprimer la colère immense qui s’empara de moi à la vue du scélérat : quant à ma cousine Laure, jamais je n’oublierai le regard indicible et chargé de haine, de fureur et de dégoût par lequel elle accueillit son arrivée.

Un moment troublée par ma présence, à laquelle il était loin de s’attendre, le citoyen Durand ne tarda pas néanmoins à reprendre bientôt tout son sang-froid ou, pour être plus exact, toute son impudence.

— Il paraît, citoyenne, dit-il en s’adressant à Laure, et en ricanant, que tu ne vaux guère mieux que les semblables, les autres aristocrates ! Quoi ! à la veille de m’épouser, tu reçois ainsi, pendant mon absence, les jeunes galants qui viennent te conter fleurette ! Tu chasses de race, à ce que je vois. Allons, je veux bien te pardonner pour cette fois, en considération de l’amour que je sais que tu me portes ; seulement, sois plus circonspecte à l’avenir, et n’oublie pas que l’honneur d’être l’épouse légitime d’un bon patriote impose à la femme qui en a été jugée digne de sérieuses obligations, de graves devoirs. Retire-toi.

Le citoyen Durand se retourna alors de mon côté, et me toisant des pieds à la tête d’un regard impertinent :

— Quant à toi, beau damoiseau, continua-t-il en se tournant lentement vers moi, il est inutile que tu essaies de fuir ; je ne t’ai jamais vu, et cependant je te reconnais à la haine que tu m’inspires : tu es le ci-devant comte de L***. Au son de la République, qui t’a mis hors la loi, je t’arrête !

— Vous vous étonnerez peut-être, mon cher monsieur, de ce que j’aie pu laisser ce misérable Durand parler si longtemps sans lui sauter à la gorge ou sans le fouler à mes pieds ! Hélas ! je rougis en vous faisant cet humiliant aveu ; mais je ne dois pas vous cacher qu’en l’entendant tutoyer Laure et lui dire qu’il lui pardonnait, en considération de l’amour qu’elle lui portait, la jalousie m’avait mordu au cœur.

Ce ne fut qu’en entendant le cri déchirant que poussa ma cousine, lorsque Durand me déclara que j’étais son prisonnier, que je revins de mes injustes et monstrueux soupçons. Ma pensée se tourna aussitôt vers la vengeance.

— Infâme scélérat ! dis-je à Durand qui se dirigeait vers la porte de sortie, probablement pour aller chercher main-forte, si tu fais un pas de plus je te brûle la cervelle !

En parlant ainsi, je retirai de mes poches une paire de pistolets à double canon, dont je m’étais pourvu, et mettant en joue le président du district qui pâlit affreusement : « À genoux, continuai-je, à genoux devant mademoiselle de L***, et demande-lui, avant de mourir, pardon de tes outrages. »

Le scélérat, incapable de prononcer une parole, n’hésita pas à obéir ; il tomba à genoux.

— Laure, continuai-je en m’adressant à ma pauvre cousine, éloignez-vous, je vous en prie, un moment.

— Pourquoi cela, mon cousin ? me demanda-t-elle d’une voix tellement brisée, que je devinai plutôt sa phrase que je ne l’entendis. :

— Pour que je puisse faire justice de cet homme à mon aise.

Laure fit alors deux pas dans la direction de la porte, s’arrêta un moment indécise, puis revenant vers moi :

— Mon cousin, me dit-elle les yeux baissés et comme écrasée par la honte, si l’affection que vous m’avez portée jadis n’est pas tout à fait éteinte aujourd’hui dans votre cœur, respectez la vie du citoyen Durand, que j’aime, et qui doit être bientôt mon époux.

— Est-il possible que votre cousine, que vous m’avez présentée au commencement de votre récit comme une jeune personne accomplie, ait pu vous tenir un pareil langage ? dis-je au comte de L*** en l’interrompant.

— Cette réponse me causa une impression trop profonde pour que je ne l’aie pas conservée textuelle dans ma mémoire, me répondit-il ; je crois l’entendre encore, en vous la répétant, retentir à mes oreilles. Au reste, ne vous hâtez pas de condamner Laure !

Pauvre et sublime enfant ! combien je fus cruel et injuste envers elle, lorsque, rendu fou par la douleur, je lui répondis en la saluant profondément :

— « Citoyenne, je vais que vous avez su mettre à profit les loisirs que l’incarcération de votre père et mon absence vous ont faits, pour vous lancer à corps perdu dans les sentiers fleuris du plaisir ! Je ne saurais trop vous complimenter aussi sur le tact exquis et sur le goût délicat dont vous avez fait preuve en choisissant le citoyen Durand pour votre chevalier !

« À présent que je vois se dérouler devant vous un avenir resplendissant d’amour, que vous n’avez plus besoin de mon dévouement, que vous avez un homme digne en tous points de vous comprendre et d’assurer votre bonheur, je n’ai plus rien qui me retienne en France, et je retourne à l’armée des princes. Adieu ! »

Ce qui n’arrivait était si en dehors des choses probables ou possibles, et m’avait tellement bouleversé l’esprit, que je ne songeai même pas à attendre les explications de ma cousine ; je m’éloignai sans retourner la tête, sans penser que j’étais hors la loi et que derrière moi je laissais un ennemi impitoyable, le citoyen Durand.

Absorbé par la douleur, je traversais lentement la ville quand des cris, ou, pour être plus exact, des hurlements furieux, me firent tourner la tête. À cinq cents pas derrière moi, j’aperçus une meute affamée de sans-culottes et de révolutionnaires qui me poursuivaient,

Je me sentais si malheureux, j’éprouvais un tel dégoût de la vie, que ce spectacle, loin de m’épouvanter, me causa presque un mouvement de joie ; car il m’annonçait la fin de mes souffrances.

Je continuais donc d’avancer sans hâter le pas, lorsqu’une pensée, qui dans mon accablement et mon trouble ne s’était pas encore présentée à mon esprit, vint me rattacher à la vie : je songeais à la vengeance.

Mourir en laissant Durand l’heureux époux de Laure ! Jamais ! L’infâme président du district devait tomber sous mes coups !

La nature m’a doué d’une force et d’une agilité peu communes ; je suis d’un tempérament emporté et nerveux, et je ne crois pas manquer de courage. Vous comprendrez comment, grâce à ces avantages, je pus échapper, sinon sain et sauf, du moins vivant, à la poursuite acharnée que j’eus à subir. Une seule balle m’atteignit dans la lutte : c’est de cette blessure que je souffre encore aujourd’hui. Telle est, mon cher monsieur, ajouta le comte de L***, en terminant son récit, ma lamentable histoire !

— Pour être aussi jeune que vous l’êtes, vous avez déjà bien souffert, lui dis-je après un moment de silence et en serrant ses mains dans les miennes. Je conçois que la trahison de votre cousine vous ait déchiré le cœur. Seulement, ce que je ne comprends pas, c’est que vous puissiez encore songer à elle, et que vous l’appeliez une « pauvre et sublime enfant. » Je vous avouerai que rien, dans la conduite abominable qu’elle a tenue à votre égard, ne me semble motiver cette admiration de votre part !

— L’isolement et le recueillement sont presque toujours d’excellents conseillers, me répondit d’une voix mélancolique le comte de L*** ; j’ai réfléchi froidement, pendant les longues heures d’oisiveté forcée et de silence que ma maladie m’a faites, aux événements que je vous ai racontés, et j’en suis arrivé à la conviction profonde que ma pauvre cousine, en affectant de répondre à la hideuse tendresse de ce Durand, subissait un long et épouvantable martyre, et se dévouait au salut de son père ! Comment expliquer autrement, que par cette abnégation sublime, un tel rapprochement ! Et puis Laure ne m’a-t-elle pas écrit : « Qu’elle n’aurait le droit de mourir qu’après avoir sauvé son père ! »

— Ah ! vous avez raison, m’écriai-je avec une douloureuse pitié ; je comprends tout ! Cette pauvre demoiselle accomplit obscurément une action qui l’emporte en héroïsme sur bien des faits que l’histoire enregistre pompeusement dans ses pages ! Ah ! s’il était donné aux hommes de connaître et d’écrire les dévouements sublimes et surhumains auxquels donne lieu, chaque jour, la hideuse et implacable férocité des tigres qui ensanglantent notre malheureux pays, en voyant tant de courage et tant de vertus, on ne désespèrerait plus du sort de la France ! Mais à quoi bon essayer de vous consoler ? La blessure dont vous souffrez est trop profonde et trop vive pour que des paroles puissent la fermer. Occupons-nous plutôt de moyens à employer pour sauver votre oncle de l’échafaud, et arracher votre cousine des mains de cet abominable Durand. Inutile d’ajouter que vous trouverez en moi un allié dévoué et sincère. Voyons, parlez, quels sont vos projets et vos espérances ? Pourquoi m’avez-vous demandé de vous prêter ma feuille de route ? Que ferez-vous une fois rendu à Saint-Flour ?

— Mes projets sont bien simples, me répondit le jeune homme ; je possède en ce moment près de deux cents louis que j’ai reçus d’un de mes amis passé à l’étranger ; avec cet or, il me sera facile, au moins je l’espère, de corrompre un des geôliers de la maison de détention, et de faire évader mon oncle. Une fois ce résultat obtenu, j’enlève Laure, et je la conduis avec son père dans nos forêts, où nous attendrons, à l’abri de toute persécution, un moment propice pour passer la frontière. Votre feuille de route, en me permettant de rester librement à Saint-Flour, doit me faciliter beaucoup l’accomplissement de ce projet.

— Et une fois que vous aurez atteint une terre hospitalière ?… demandai-je au jeune homme en hésitant et sans oser formuler ma pensée tout entière.

— J’épouserai Laure, me répondit-il. Oh ! je comprends ce que vous n’osez dire dans la crainte de me déchirer le cœur, poursuivit-il avec vivacité. Et que m’importent les liens sacriléges qui unissent cet ange à ce sanglant révolutionnaire. Je ne me souviendrai du passé de ma femme que pour admirer son dévouement filial et pour maudire ses bourreaux. Quant au reste, je me figurerai avoir fait un affreux rêve !