Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/X

Alexandre CADOT (3p. 33-38).

X

Le souper terminé, l’évêque, que j’avais rencontré déguisé en paysan, dit les Grâces, et les proscrits, quittant leurs places, se mirent à se promener par groupes détachés.

Je remarquai que ce même frère, qui avait tué un lièvre, arrangeait avec beaucoup de soin, dans une écuelle de bois, une tranche de rôti, du pain et du fromage.

— Est-ce pour une de vos sentinelles que vous préparez ce repas ? lui demandai-je.

— Nous avons, en effet, des sentinelles et des espions chargés de nous garder et de surveiller l’ennemi, me répondit-il, mais cette portion ne leur est pas destinée ; je vais la porter à un curé qui veille depuis huit jours un pauvre jeune homme blessé.

— Un jeune homme des vôtres, et blessé par quelque soldat républicain, sans doute ?

— Oui, le comte de L***, qui a reçu une balle dans l’épaule en s’aventurant tout seul dans les rues de Saint-Flour. C’est même du miracle qu’il n’ait pas été tué…

— Et puis-je vous demander où vous avez trouvé un abri pour ce malheureux ?

— Le comte de L*** n’a pour tout abri que la voûte du ciel !… Heureusement que Dieu a jeté sur lui un regard de miséricorde !… Mais vous me retenez et l’on doit m’attendre avec impatience… Veuillez m’excuser si je vous quitte si brusquement…

— Pourquoi cela nous quitter, dis-je, voyez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne.

— Comment donc ! aucun, me répondit le frère qui se nommait Pierre, et dont l’air franc et déterminé m’avait séduit, votre société me sera au contraire une chose très-précieuse ! je trouve si rarement l’occasion de causer.

— Il me semblait cependant que les réfugiés que cette forêt renferme étaient nombreux.

— En effet, nous sommes à peu près soixante-dix proscrits, mais la plupart de mes compagnons d’infortune sont d’un rang tellement supérieur au mien, que je ne puis guère leur adresser la parole qu’autant qu’ils aient besoin de moi.

— Votre réponse me surprend plus que je ne saurais vous l’exprimer ! Quoi ! vous êtes tous traqués comme des bêtes fauves, les mêmes dangers vous menacent, le même bourreau et la même mort vous attendent, la même forêt vous sert de refuge, et il peut se faire que devant une telle similitude de position, alors que toutes les distinctions sont abolies en France, la hiérarchie du rang existe encore parmi vous !

— Que voulez-vous, mon officier, me répondit simplement frère Pierre, les révolutions auront beau dire et beau faire, elles ne me prouveront jamais que je suis l’égal d’un chanoine ou d’un évêque ! Mon bon sens se révoltera toujours devant une semblable pensée !…

Frère Pierre, tout en parlant, avait continué d’arranger, dans l’écuelle de bois, le dîner qu’il devait porter ; il me fit signe qu’il était prêt, et nous nous mîmes en route.

Nous accrochant aux branches, nous descendîmes par le côté le plus rapide de la butte, puis suivant un sentier à peine tracé, nous arrivâmes à une espèce d’étroite clairière, située entre deux ravins au beau milieu de la forêt.

— C’est ici ! me dit frère Pierre.

— Où cela ici ? je n’aperçois personne.

— Dame, c’est bien le moins, vous m’avouerez, que l’on cache avec soin un pauvre blessé incapable de se défendre ou de fuir si on venait nous attaquer. Avancez avec précaution et marchez derrière moi.

Frère Pierre, écartant avec la main de hautes bruyères qui nous environnaient, fit encore quelques pas, puis d’une voix douce et affectueuse :

— Eh bien, monsieur le comte, dit-il, comment vous trouvez-vous aujourd’hui ?

Alors seulement j’aperçus, placé dans une espèce de fosse, une grande manne de coudrier, longue d’environ six pieds et remplie de mousse, qui servait de lit au blessé.

— Ma blessure est tout à fait guérie, mon frère, répondit le marquis de L*** d’une voix assurée, et si ce n’est la fièvre qui me brûle le sang et me brise les membres, je me serais levé aujourd’hui.

Oui, pour retourner demain recevoir une autre balle à Saint-Flour, n’est-ce pas, monsieur le comte ? dit un homme que je n’avais pas encore aperçu, caché comme à l’était par des touffes épaisses de bruyères.

— Et quand même cela serait, mon cher curé, répondit le jeune homme, croyez-vous qu’il ne serait pas préférable de mourir frappé d’un coup de feu reçu en pleine poitrine, que de dépérir miné par l’inquiétude, dévoré par la jalousie ?

— Oh ! les jeunes gens, les jeunes gens !… dit lentement le curé en hochant la tête ; ils n’écoutent jamais que la voix des passions qui les conduit au mal…

Le comte, se soulevant à moitié et avec effort sur sa manne, allait répondre lorsque frère Pierre, en déposant par terre son écuelle, me démasqua à ses yeux.

— Quel est ce militaire ? demanda aussitôt le jeune homme en me désignant du regard.

— Ce militaire, monsieur le comte, lui répondis-je, est un républicain modéré et consciencieux, à qui les Jacobins couperont probablement le col un de ces jours, mais qui, en attendant, serait heureux de pouvoir vous être utile et se met complétement à votre disposition.

— À vos manières et à la façon dont vous vous exprimez, je n’aurais jamais deviné vos opinions politiques, monsieur, me répondit le comte de L***. Je vous aurais pris pour un des nôtres. Quant aux offres de service que vous voulez bien me faire, je suis loin de les refuser, et je vous en remercie du plus profond de mon cœur ! Avant tout, une question, ce n’est pas en qualité de proscrit que vous vous trouvez en ce moment dans nos forêts ?

— Nullement : je suis venu ici avec un de mes amis, que vous connaissez peut-être ? M. de La Rouvrette.

— Le baron de La Rouvrette ! c’est le plus galant homme que je sache… Mais pardon, veuillez me permettre d’achever ma question. Si vous n’êtes pas proscrit, vous avez, sans aucun doute, la liberté d’aller où bon vous semble ? Or, quel est, je vous prie, l’itinéraire que vous suivez.

— Cet itinéraire n’existe pas précisément dans mon esprit ; ma fantaisie de chaque jour la règle. Je ne suis pas fâché, en retournant dans ma famille, d’observer les mœurs de notre époque et de faire provision de souvenirs pour ma vieillesse.

— Mais enfin, vous savez au moins si c’est vers le nord ou vers le midi que vous vous dirigez. Vous devez connaître d’avance quelle est la première ville où vous passerez.

— Certes ; c’est la petite ville de Saint-Flour.

— Vous devez aller à Saint-Flour ! s’écria le comte de L*** avec une certaine vivacité ! Parbleu ! j’ai bien fait tout à l’heure d’accepter vos offres de service ! C’est le ciel qui vous a envoyé vers moi, et vous pouvez tout bonnement me sauver la vie !… Écoutez-moi avec attention, je vous en conjure !

— C’est-à-dire, monsieur le comte, que si vous ajoutez une parole de plus, je prierai monsieur de s’éloigner, s’écria le vieux curé qui gardait le jeune homme, Quoi ! vous sortez d’avoir une crise de douze heures, la fièvre vous dévore encore, et vous voulez vous occuper d’affaires et parler. Du tout, cela ne sera pas. Reposez-vous, dormez, et demain, si vous êtes, comme cela me paraît probable, complètement remis, je vous rendrai votre liberté d’action.

Le vieux curé prononça ces paroles avec une telle fermeté, que le blessé comprit qu’il fallait se soumettre. Un quart d’heure plus tard, il dormait d’un paisible sommeil.

J’allais reprendre la conversation à voix basse, et demander au bon curé des renseignements plus précis et plus détaillés que ceux que j’avais recueillis jusqu’alors sur la manière de vivre des proscrits, lorsque je le vis saisir vivement son fusil, puis appuyer vivement son oreille contre la terre : il me sembla alors distinguer, venant des fourrés voisins, le bruit produit par la marche de plusieurs personnes qui s’avançaient vers nous avec précaution et en silence.

J’avouerai, avec franchise, qu’en entendant les craquements produits par les pas des êtres invisibles qui se dirigeaient de notre côté, en foulant sous leurs pieds les branches mortes des fourrés, je ne pus me défendre d’une assez vive émotion.

Ma position ne laissait pas en effet que d’être fort compliquée et très-embarrassante ; d’abord, à mon sabre près, j’étais sans armes ; ensuite, en supposant toutefois que j’eusse possédé un fusil, m’était-il permis de faire feu, à moi militaire, contre des troupes dans l’exercice de leur devoir ? Pourtant, d’un autre côté, si je ne prenais pas part à l’action, qui allait sans doute s’engager, et que le détachement envoyé à la poursuite des proscrits me fit prisonnier, ma présence dans cette forêt, au milieu de tous ces nobles et de ces ecclésiastiques mis hors la loi, n’entraînerait-elle pas, à coup sûr la perte de ma tête ? Enfin, considération suprême et qui dominait toutes mes craintes, j’avais peur que cette expédition, dirigée contre les proscrits et qui coïncidait d’une si déplorable façon avec mon arrivée parmi eux, ne leur donnât la conviction que j’étais un espion ou un traître.

Toutes ces réflexions, qui m’assaillirent et me serrèrent à la fois l’esprit et le cœur, n’eurent pas, heureusement pour moi, une longue durée : elles me prirent cent fois moins de temps que je n’en mets ici à les raconter.

Le cri mélancolique et disgracieux d’un oiseau de nuit s’éleva bientôt au milieu du silence ; le vieux curé déposa alors son fusil par terre, reprit tranquillement sa place, et se retournant vers moi :

— Il n’y a rien à craindre, me dit-il d’une voix calme et que l’appréhension d’un danger imminent n’avait pas altérée ; ce sont des amis qui viennent rendre visite à M. le comte.

En effet, presque aussitôt, je vis apparaître M. de La Rouvrette, donnant le bras à un homme âgé environ d’une dizaine d’années plus que lui ; je courus à sa rencontre.

— Mon cher monsieur, me dit-il, je vous présente mon frère aîné, l’archidiacre.

— Ah ! vous m’avez bien effrayé, lui répondis-je après avoir salué profondément l’archidiacre, j’ai cru un instant que nous étions surpris par un détachement de troupes révolutionnaires.

— Oh ! ce danger n’est guère à craindre, me dit-il en souriant, mes précautions sont prises ! Non-seulement nous plaçons continuellement des sentinelles sur les éminences qui dominent les abords de cette forêt, mais nous avons en outre, dans tous les bergers des environs, des alliés fidèles et des espions intelligents et dévoués, qui veillent sur notre sûreté, dans un rayon de plus de quatre lieues de distance !

— Oui, mais la nuit ?

— Eh bien ! la nuit si les troupes marchaient contre mous, nous serions de suite avertis de leur arrivée par des signaux convenus.

— Des signaux pendant la nuit ?

— Certes ; l’obscurité empêche-t-elle donc d’apercevoir un grand feu allumé sur une éminence ? C’est le contraire qui a lieu, je suppose.

M. de La Rouvrette et son frère l’archidiacre s’informèrent alors avec beaucoup de sollicitude de la santé du jeune comte ; remercièrent et complimentèrent le vieux curé qui le gardait, de son dévouement, et lui proposèrent, s’il se sentait trop fatigué, de prendre sa place et de veiller le malade pendant cette nuit.

— Je vous remercie beaucoup, leur répondit-il, mais je ne puis profiter de votre obligeance. J’ai vu naître le comte de L***, c’est à son grand-père que je dois mon instruction, à son père la prêtrise ; aussi ai-je cru voir le doigt de Dieu, lorsque le hasard a conduit dans cette forêt le fils de mon bienfaiteur ! Le jeune comte se trouve en ce moment tout à fait hors de danger : son esprit seul est malade, et comme je suis l’unique personne qui connaisse la cause de son chagrin, qu’avec moi seul il peut en parler à cœur ouvert, je lui suis tout à fait indispensable.

M. de La Rouvrette ne jugea pas à propos d’insister, et après être resté encore environ une demi-heure avec le vieux curé, il me proposa de l’accompagner au campement général.

— Qu’appelez-vous campement général ? lui demandai-je.

— Tous les soirs, me répondit-il, ces messieurs élèvent des tentes et construisent des espèces de cabanes, qui leur servent à passer la nuit à l’abri de la neige, en hiver, et de la rosée, en été. L’emplacement où l’on dresse ces tentes, qui sont pliées et soigneusement cachées le lendemain matin, s’appelle le campement général.

— Je vous remercie beaucoup de cette explication et de votre offre, mais l’air est si doux et si embaumé, je me trouve si bien où je suis, que je désire veiller au moins une partie de cette nuit auprès de votre malade.

— Soit, monsieur le curé vous conduira au campement lorsqu’on viendra le relever dans sa garde. Au revoir.

M. de La Rouvrette, après m’avoir donné une poignée de main, allait se retirer, lorsque le curé lui dit à voix basse quelques mots à l’oreille, qui lui arrachèrent une exclamation de surprise.

— Vous auriez dû, monsieur le curé, nous avertir plus tôt de ce fait, qui me semble fort grave, lui répondit-il.

— J’ai été retenu par la crainte d’effrayer inutilement la station…

— Il vaut mieux effrayer ses amis que de les laisser tomber dans un danger ! Au reste, nous aviserons demain à faire une battue dans la forêt. En attendant, je vais de ce pas visiter les sentinelles et leur recommander la plus extrême surveillance.

Lorsque M. de La Rouvrette se fut éloigné avec son frère, je fus voir si le comte de L*** dormait, et le trouvant plongé dans un profond sommeil, je revins prendre ma place auprès du vieux curé :

— Monsieur, lui dis-je, le malade ne peut nous entendre ; l’amitié que me porte M. de La Rouvrette vous garantit ma loyauté, me permettez-vous de vous adresser quelques questions ?

— Je suis prêt à vous répondre ; parlez.

— Qu’avez-vous donc voulu dire en prétendant que vous avez eu peur d’effrayer la station ?

Pour parler ainsi, il faut donc que vous ayez été témoin de quelque symptôme inquiétant.

— Avant-hier, reprit lentement le bon vieux curé, comme s’il cherchait à se rappeler ses souvenirs, et sans prendre garde à ma dernière question, avant-hier, il pouvait être deux heures après minuit, et je sommeillais à côté de mon malade, lorsque j’entendis un bruit étrange de branches froissées qui se faisait à quelques pas de moi ; on eût dit un homme s’avançant avec précaution, et en rampant, à travers les fourrés et les taillis. J’armai aussitôt mon fusil, et, me plaçant entre la manne où repose monsieur le comte et la direction d’où venait le bruit, je poussai de toute la force de mes poumons un sonore « Qui vive ! » tout rentra aussitôt dans le silence. Persuadé que je m’étais trompé, que j’avais été le jouet d’un songe, je repris, sans attacher aucune importance à ce qui venait de se passer, mon sommeil, ou, pour être plus exact, ma méditation interrompue. Jugez de mon anxiété, lorsque, une demi-heure plus tard, les branches recommencèrent à s’agiter, le même bruit se reproduisit. Cette fois le doute ne m’était plus possible ; ma résolution fut prompte. Je m’élançai de toute ma vitesse qui, hélas ! n’est pas bien grande, dans la direction où je sais qu’un ennemi se trouvait caché : alors un homme que l’obscurité ne me permettait pas d’apercevoir et qui sembla sortir de dessous terre, se mit à fuir devant moi avec une telle légèreté, que bientôt je ne distinguai plus le bruit de ses pas ! Je vous laisse à juger dans quel état d’anxiété je passai le reste de la nuit, non pas, — et Dieu qui m’entend sait combien ma parole est sincère, — que je craigne l’échafaud ; mais la pensée que le fils de mes bienfaiteurs pouvait tomber entre les mains des troupes révolutionnaires glaçait mon sang dans mes veines.

Le soleil, en apparaissant splendide à l’horizon, chassa mes tristes pressentiments ! En réfléchissant à la façon dont nous avons su prendre nos précautions, à la vigilance des bergers et des paysans qui nous sont dévoués, à l’impossibilité pour un étranger de parcourir, sans s’égarer ou sans être aperçu par nos sentinelles, les solitudes de nos forêts, je finis par conclure que ce prétendu rôdeur des bois, dont la présence était inexplicable et dont les allures suspectes m’avaient tellement effrayé, devait être tout bonnement un renard ou un sanglier.

Hier enfin, pour abréger et terminer ce trop long récit, le même incident s’est reproduit à peu près de la même façon que la première fois ; seulement, ce matin, j’ai trouvé, accroché à un buisson épineux, un morceau de laine rouge, de cette étoffe qui sert à faire des bonnets phrygiens. J’ai donc dû repousser cette explication que le mystérieux visiteur nocturne était un sanglier ou un renard.

— Et vous n’avez communiqué alors vos craintes et vos soupçons à personne ? demandai-je au vieux curé, dont le récit n’avait vivement intéressé.

— À une seule personne, me répondit-il, à Pierre, qui m’a promis de passer cette nuit à parcourir et à fouiller les alentours de l’endroit où nous nous trouvons en ce moment ! Mais, tenez, je l’entends justement qui vient vers nous.

En effet, à peine le curé achevait-il de prononcer ces paroles quand frère Pierre, le fusil sur l’épaule, en marchant sur la pointe des pieds, se présenta à nos regards.

— Monsieur le curé, dit-il, je crois être sur les traces de la vérité. Si vous entendez cette nuit du bruit, restez immobile jusqu’à ce que je vous appelle, et fiez-vous à mon intelligence pour ne pas exposer monsieur le comte au moindre danger !

Frère Pierre, après avoir dit ces mots à voix basse, nous salua d’une inclinaison de tête, et disparut dans les hautes bruyères.

Peu après, le crépuscule, qui depuis quelques instants avait fait place au jour, disparut chassé par une nuit profonde.

— Monsieur le curé, dis-je alors à mon compagnon, n’éprouveriez-vous donc aucun remords de conscience, si vous étiez attaqué, de faire usage de vos armes ? La religion ne défend-elle pas de verser le sang humain ?

— La religion défend, avant tout, le suicide, me répondit-il ; or, se laisser prendre par les révolutionnaires, n’est-ce pas livrer sa tête au bourreau ? Certes, si je suis jamais attaqué, je repousserai la force par la force, sans éprouver aucun remords du sang versé.

— Et si le hasard faisait tomber entre vos mains un de vos persécuteurs, quelle serait votre conduite ?

— Pouvez-vous m’adresser une pareille question ? je respecterais sa vie et sa liberté ! Mais, je vous en prie, cessons toute conversation ; car le son de notre voix, en avertissant de notre présence l’invisible ennemi que redoute tant monsieur le comte, pourrait faire échouer les mesures prises par frère Pierre, en qui j’ai toute confiance.

Me conformant au désir du bon vieux curé, je me blottis dans les bruyères et gardai le silence.

Deux heures passèrent, longues et solennelles, sans que rien ne troublât le silence de la nuit ; déjà je me disais que le prêtre, dont le grand âge avait dû affaiblir les facultés, avait été sans aucun doute le jouet de quelque hallucination, lorsque j’entendis, à une faible distance de l’endroit où je me tenais caché, les branches remuer avec une certaine violence.

J’allais me glisser en rampant jusqu’auprès du vieux curé pour avertir, quand un éclair brilla à travers les ombres de la nuit et qu’une détonation, presque aussitôt suivie d’un cri déchirant, partit à quelques pas de moi.

Mettant le sabre à la main, je m’élançai aussitôt hors de ma cachette, prêt à défendre le pauvre bon vieux curé contre les troupes révolutionnaires ; heureusement il ne courait aucun danger, ainsi que nous l’apprit frère Pierre, qui, la main gauche armée d’une lanterne sourde, et tenant dans la droite son fusil, apparut aussitôt à nos regards.

— Ne craignez rien, messieurs, nous dit-il, et suivez-moi ! L’espion doit être mort.

A quelques pas de l’endroit où était couché le comte, nous trouvâmes bientôt, revêtu d’un costume de berger et se débattant dans une mare de sang, un homme que la balle du fusil de frère Pierre avait frappé.

— Qui es-tu ? que venais-tu faire ici, misérable ? lui demandai-je.

— Qui je suis ! hélas ! citoyen, monsieur, un pauvre diable de père de famille que la misère a conduit à commettre une mauvaise action… un crime… et que la justice du ciel punit !… De grâce ! ne m’achevez pas !… Peut-être ne suis-je pas blessé mortellement !… Ayez pitié, sinon de moi, au moins de ma pauvre femme et de mes malheureux enfants…

— Tu as reçu, de l’argent pour nous espionner et pour nous livrer au bourreau, infâme ? s’écria frère Pierre.

— Non, mon bon monsieur, ne croyez pas cela, répondit le blessé d’une voix qui s’affaiblissait de plus en plus. Je n’en voulais… ou, pour mieux dire, mon maître n’en voulait qu’à une seule personne d’entre vous…

— À quelle personne ? Voyons, n’essaie pas de mentir !

— Au comie de L***, répondit le blessé.

Frère Pierre allait continuer ses questions, lorsque le comte, dont on venait de prononcer le nom apparut tout à coup lui-même en scène. Le jeune homme était d’une pâleur effrayante ; ses yeux lançaient des éclairs ; jamais visage humain ne refléta une expression de calme plus profonde que celle qu’exprimait le sien en ce moment.

S’avançant lentement vers le blessé, et d’une voix que ses dents serrées rendaient rauque et à peu près inintelligible :

— Comment se porte mademoiselle Laure ? lui demanda-t-il en le regardant avec une fixité chargée de magnétisme, si je puis me servir de cette expression.

— Mademoiselle Laure ! répéta le blessé, vous voulez parler, sans doute, de la citoyenne Durand !

— Elle est donc mariée, mademoiselle Laure ! reprit le jeune comte avec un sang-froid qui m’effraya, car je compris qu’il s’en servait pour cacher un redoublement de colère.

— Certes !… Avec mon maître, le citoyen Durand !… répondit le blessé.

— Laure mariée avec un citoyen !… avec un charron ! s’écria le jeune comte en se précipitant vers le blessé qu’il saisi à la gorge ; misérable, tu en as menti !… Dis que tu as menti ou je l’étrangle !…

Le jeune homme, en proie à un délire furieux et n’ayant plus la conscience de ses actions, serrait la gorge du blessé en répétant d’une voix monotone :

— Dis que tu as menti ! dis que tu as menti !…

Nous eûmes toutes les peines du monde, le vieux curé, frère Pierre et moi, à arracher le blessé de ses mains.

— Voyons, Édouard, du calme, lui disait le curé en serrant ses mains dans les siennes et en laissant couler ses larmes, ne vous affligez pas ainsi pour un mensonge… Je vous assure que je ne crois nullement au mariage de mademoiselle Laure ! Vous savez bien qu’elle n’aime que vous au monde ! que vous êtes son fiancé !… Demain j’irai avec vous à Saint-Flour, et nous l’amènerons ici. Mais, de grâce, modérez-vous… vous allez vous tuer !

Le comte de L***, qui regardait le curé sans l’entendre, poussa bientôt un cri déchirant et tomba par terre en proie à une affreuse attaque de nerfs. Peu à peu cependant, ses transports diminuèrent de violence, et il finit enfin par éclater en sanglots.

— Ah ! grâce à Dieu, le plus grand danger est passé, murmura le curé ; le pauvre enfant pleure… Il est sauvé.

À peine le bon curé achevait-il de prononcer ces paroles, quand des pas nombreux retentirent dans l’étroit sentier qui conduisait à l’endroit où nous nous trouvions. C’était M. de La Rouvrette, accompagné d’une dizaine de proscrits, qui, attirés par le coup de fusil de frère Pierre, accouraient à notre secours.

En peu de mots, je les mis au courant des événements qui venaient d’avoir lieu.

On voulut interroger le blessé, mais il avait perdu connaissance. On le garrotta alors solidement, puis, après l’avoir confié à la garde de deux proscrits, on emmena le jeune comte au campement.

Le reste de la nuit se passa sans aucun incident. Quant à moi, l’esprit frappé par l’événement mystérieux et tragique dont je venais d’être témoin, il me fut impossible de fermer les yeux jusqu’au lendemain matin.

Je venais de me lever, lorsque je vis arriver le héros de la nuit, c’est-à-dire frère Pierre. Je m’empressais de courir à sa rencontre.

— Enfin, m’écriai-je, en lui serrant la main, je vais donc savoir le mot de l’énigme. Figurez-vous, mon frère, que je n’ai pu, tourmenté par la curiosité, fermer les yeux depuis hier soir. Quel est donc cet homme que vous avez blessé ? Que faisait-il dans la forêt ?

— Voilà bien des questions, mon officier, me répondit le jeune frère en souriant ; je regrette de ne pouvoir répondre ni à la première ni à la dernière. Je ne connais nullement cet homme, et j’ignore au juste quelle était son intention en se glissant parmi nous ! Tout ce que je puis, pour satisfaire votre curiosité, c’est de vous apprendre que je n’ai fait feu sur lui qu’en le voyant mettre en joue, avec un pistolet, le jeune comte de L***. À présent vous en savez sur ce sujet autant que moi-même.

— Voilà une bien singulière histoire ! Mon esprit se perd dans les conjectures les plus opposées ! D’abord, comment cet homme a-t-il pu réussir à pénétrer dans le cœur de cette forêt, sans être aperçu par vos nombreuses sentinelles, sans être arrêté, ou du moins signalé par les pâtres et les paysans des environs, qui veillent avec un si grand dévouement à votre sûreté. Enfin, pourquoi cette haine contre le comte de L***, qu’il a tenté, pendant trois nuits suivies, d’assassiner ! Il y a mille à parier contre un qu’il n’avait pourtant jamais, jusqu’à ce jour, vu le jeune comte. Tout cela est bien propre à dérouter l’esprit le plus subtil et le plus investigateur., Je ne sais vraiment plus à quelles suppositions m’arrêter.

— Ayez un peu de patience, cet événement mystérieux ne peut manquer d’être éclairci bientôt, car voici monseigneur l’évêque, accompagné de la plupart des chanoines, qui se dirige de notre côté. Ils vont sans doute interroger le prisonnier.

M. de La Rouvrette, donnant le bras à son frère l’archidiacre, apparut alors sortant du campement ; en me voyant, il laissa son frère se mêler au cortége qui accompagnait l’évêque, et vint me trouver.

— J’espère, mon cher monsieur, me dit-il amicalement, que vous ne vous plaindrez pas, vous qui êtes amoureux d’aventures, que les événements vous aient manqué depuis votre arrivée ici : vous vous trouvez en plein drame.

— Je ne vous cacherai pas que ma curiosité est, en effet, excitée au dernier point.

Cinq minutes plus tard, je parvins, à la suite des chanoines, dans une étroile clairière, située non loin du campement, et où j’aperçus, gardé à vue par deux proscrits, et les mains solidement attachées derrière le dos, le berger qui, la veille, avait tenté d’assassiner le jeune comte de L***.

Quoiqu’il eût perdu une grande quantité de sang, le blessé avait toute sa connaissance. Son interrogatoire commença aussitôt notre arrivée.

— Mon ami, ni dit le vénérable évêque, je désire savoir quel est le motif qui t’a conduit à commettre l’abominable action dont tu t’es rendu coupable ?

— Hélas ! monseigneur, répondit le berger, c’est la misère ! Je suis marié, père de trois enfants en bas âge, et je n’ai pour toutes ressources que cent écus par an, que me donne mon maître…

— Mais avec cent écus par an, tu pouvais élever la famille.

— Oui, monseigneur, si cette somme m’était comptée en argent, mais mon maître me paye en assignats.

— Et quel est ton maître ? un fermier, sans doute, car ton costume est celui d’un berger.

— Mon costume, monseigneur, est un déguisement. Il est vrai que dans ma jeunesse j’ai gardé les troupeaux, mais voilà de longues années que j’habite la ville. Mon maître est le citoyen Durand, jadis charron, aujourd’hui président du district de Saint-Flour.

— Et c’est par ordre du citoyen Durand, jadis charron, et à présent président du district, que tu as tenté d’assassiner le comte ?

— Oui, monseigneur, par son ordre.

— Mais, j’y songe, comment se fait-il que tu m’appelles monseigneur ? Tu me connais donc ?

— Ah ! monseigneur, je crois bien que je vous connais ! C’est vous, il y a de cela aujourd’hui vingt-cinq ans, et j’en avais quinze alors, qui m’avez fait faire ma première communion. Vous étiez, à cette époque, curé de Saint-Flour. Je me nomme Nicolle.

À ce souvenir, le prétendu berger laissa échapper un profond soupir, et des larmes se montrèrent dans ses cils.

Le bon évêque, quoiqu’il affectât de conserver l’impassibilité qui sied à un juge, était aussi vivement ému :

— Oui, il y a vingt-cinq ans, je possédais en effet la cure de Saint-Flour, répéta-t-il lentement et d’une voix mélancolique. C’était là le bon temps ! Les peuples croyaient en Dieu, leurs mains étaient pures de sang, et leurs pensées n’avaient point pour unique but le vol, la spoliation, le brigandage ! Les serviteurs trouvaient une vieillesse respectée et heureuse sous le même toit où ils étaient nés : les petits-fils de ceux qu’ils avaient fidèlement servis leur fermaient pieusement les paupières !

Il y a vingt-cinq ans, les apprentis laborieux succédaient à leurs maîtres et devenaient riches à leur tour, car à cette époque une bonne conduite était considérée plus encore qu’un capital, et l’argent s’associait volontiers à l’honnêteté active et à l’intelligence ! Oui, mais à cette époque aussi, nous n’étions pas libres !

Nous n’avions pas pour devise ces trois mots magiques d’égalité, de fraternité et de liberté, que l’on écrit à présent sur toutes les portes des prisons et que le bourreau répète à chaque tête qu’il abat ; ces mots qui servent toujours de signal quand il s’agit de piller et d’incendier un château, d’égorger un troupeau d’innocentes victimes.

Le bon évêque, après avoir prononcé ces mots avec une amertume pleine de tristesse, se tut et inclina sa tête sur sa poitrine.

— Monseigneur, lui dit, après avoir respecté pendant quelque temps son silence, un des chanoines présents, ne désirez-vous point continuer l’interrogatoire de cet homme ?

À cette question le vénérable prélat sembla sortir d’un songe.

— Vous avez raison, mon frère, dit-il d’une voix encore émue. Et s’adressant de nouveau au berger :

— Explique-moi, continua-t-il, comment il se fait que tu aies pénétré au milieu de cette forêt qui nous sert de refuge, sans être aperçu par nos sentinelles, sans nous être signalé par les bergers ou par les paysans qui veillent à notre sûreté ?

— Vous oubliez, monseigneur, répondit le blessé ou Nicolle, que j’ai été moi-même berger pendant ma jeunesse ! Cette forêt m’est parfaitement connue. Il n’y a pas un de ses sentiers que je n’aie parcouru autrefois… C’est seulement à cause de cela que mon maître m’a choisi pour assassiner le comte !

— Mais le comte de L***, où l’as-tu vu ? Comment espérais-tu le reconnaître ?

— J’ai vu M. le comte de L***, il y a peu de temps de cela, à Saint-Flour…

— Le comte de L*** à Saint-Flour ! tu te trompes.

— Oh ! non, monseigneur, je ne me trompe pas. Le comte est venu à Saint-Flour. Il a essayé de pénétrer chez mon maître, a été découvert, poursuivi, et a reçu dans sa fuite, que je ne puis m’expliquer, tant elle tient du miracle, ce coup de fusil dont il souffre encore aujourd’hui.

— Cet homme dit vrai, monseigneur, je connais les détails de l’imprudence commise par M. le comte, interrompit le vieux curé, qui avait gardé le jeune homme pendant sa maladie, et avec qui j’avais fait connaissance la veille.

— Et combien ton maître, continua l’évêque en s’adressant de nouveau à l’assassin, et combien ton maître t’a-t-il payé pour l’accomplissement de ta mission de sang ?

— Mon maître, monseigneur, m’a donné trois écus en argent.

— Trois écus ! Quoi ! c’est pour une si faible somme que tu as consenti à commettre un crime aussi lâche et aussi odieux.

— Que voulez-vous, monseigneur, mon maître, le citoyen Durand, est, je vous le répète, président du district. Rien de plus facile pour lui que de me faire guillotiner, si je m’étais refusé à lui obéir, d’autant plus que j’ai été dans le temps employé au château de notre ex-seigneur !…

— Ainsi ton maître t’avait menacé, si tu te refusais à assassiner le comte de L***, de te livrer au bourreau ?

— Oui, monseigneur, il me l’avait promis.

— Tu n’essayes pas de nous tromper ?

— Oh ! non, monseigneur, je prends Dieu à témoin de la sincérité de mes paroles ! s’écria le faux berger avec un ton de franchise qu’il était impossible de mettre en doute. Au reste, quoique ne vivant pas parmi les habitants des villes, vous ne devez pas être tellement étranger, monseigneur, aux événements qui se passent en France, à cette heure, que vous ignoriez que résister aux volontés des gens du pouvoir équivaut à un suicide ! On nous dit, à nous autres pauvres gens du peuple : « Citoyen, obéis, ou l’on te guillotine ! » et ce que l’on dit on le fait !

— Je croyais, reprit l’évêque, que les nobles et les ecclésiastiques avaient le monopole exclusif de l’échafaud ?…

— Oh ! nullement, monseigneur. Le couperet à abattu plus de têtes parmi le peuple que parmi la noblesse et le clergé. Qu’un homme puissant aime votre femme, désire votre maison, où vous garde rancune d’une vieille querelle des temps passés, vite, il vous fait arrêter d’abord, puis, peu après, condamner comme suspect, et c’en est fait de vous !… Je vous assure bien que, si je n’avais pas craint la vengeance de mon maître, j’aurais refusé de me charger d’assassiner M. le comte de L*** ; mais je savais que résister à son ordre c’était me perdre, et j’ai dû obéir…

Le langage simple et vrai de l’assassin avait, je ne tardai pas à le remarquer, produit une assez vive impression sur les chanoines. Aussi, lorsque l’évêque, se retournant de leur côté, leur demanda :

— Que faut-il faire de cet homme ?

Personne ne répondit d’abord à cette question, qui touchait cependant de si près à la sécurité de tous les proscrits.