Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/V

Alexandre CADOT (3p. 16-21).

V

Il était près de deux heures du matin lorsque nous arrivâmes à Sauve. Un peu avant d’atteindre cette petite ville, le lieutenant de gendarmerie avait fait placer M. de N*** au milieu de ses soldats. Maurice et moi, après avoir donné une dernière poignée de main à l’infortuné de N***, nous nous réfugiâmes dans un cabaret pour y passer la nuit.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que ni le jeune homme ni moi ne songeâmes à profiter du mauvais lit qui se trouvait dans notre chambre. Assis en face l’un de l’autre, sur deux chaises vermoulues et boiteuses, nous nous regardions sans nous voir et nous observions un pénible silence.

Plusieurs fois, Maurice poussa des exclamations de joie en s’écriant : « Il est sauvé ! » Alors je l’interrogeais et le jeune homme me communiquait un de ces projets insensés et impraticables comme le désespoir peut seul en inspirer ; un moment je partageais son espoir, mais bientôt la réalité m’apparaissait telle qu’elle était et non telle que nous la faisions ; alors, en entendant mes objections, Maurice poussait un profond soupir et retombait dans son morne silence.

À peine les premières lueurs du jour apparurent-elles à l’horizon, que nous nous empressâmes de nous rendre à la maison de détention, où l’ex-lieutenant criminel avait été réuni au convoi de prisonniers qui était arrivé la veille.

Grâce à mon uniforme, qui me donnait une certaine autorité morale ; grâce surtout à une pièce de trente sols que je sus glisser à propos dans la main toute grande ouverte et à moitié tendue vers moi du porte-clés, j’appris que le convoi devait se diriger vers Paris, et que les prisonniers étaient destinés à comparaître devant Fouquier-Tinville.

— Hélas ! s’écria Maurice, mon oncle avait raison : rien ne peut le sauver !

Le jeune homme, après avoir prononcé ces mots avec un accablement extrême, se laissa tomber sur une chaise, et, la tête appuyée entre les mains, parut plongé dans une méditation profonde.

— Allons, Maurice, du courage, lui dis-je, en lui frappant amicalement sur l’épaule ; que diable ! quand on est homme, on ne se laisse pas terrasser ainsi par la douleur. Allons, levez-vous, et puisque le citoyen, continuai-je en désignant le porte-clés, nous assure que nous ne pourrons pas voir les prisonniers avant dix heures, si toutefois cette autorisation nous est accordée, employons les heures qui nous restent à prendre un peu de repos et de nourriture : venez.

Maurice se leva alors de dessus sa chaise. Je vis à ses yeux rouges et abattus que c’était pour cacher ses larmes qu’il avait fait semblant d’être absorbé par ses réflexions.

Une fois que nous fûmes hors de l’espèce de loge où nous avait reçus le geôlier, je regardai autour de moi pour voir si personne ne pouvait nous entendre ; puis, satisfait de mon examen, car la rue était déserte, je me penchai vers l’oreille de mon compagnon, et baissant la voix :

— Maurice, lui dis-je, ne vous désolez pas ainsi : Dieu vient de m’envoyer une idée qui, je l’espère, doit sauver votre oncle.

— Oh ! je sous en conjure, ne me communiquez pas votre projet avant d’avoir mûrement examiné s’il est praticable, me répondit-il en me serrant fortement la main : la désillusion serait pour moi trop cruelle !

— Non, Maurice, je ne me trompe pas… ce projet n’est pas un rêve de mon imagination. Hier déjà il flottait indécis dans mon esprit, mais le désordre de mes idées m’empêchait de le saisir dans son ensemble. Écoutez-moi attentivement, peu de mots me suffiront pour vous mettre au courant de mon espérance, vous verrez que nous avons dix bonnes chances pour nous contre une seule mauvaise… Oui, je vous le répète, votre oncle est sauvé.

À l’air de conviction et de fermeté avec lequel je prononçai ces paroles, Maurice, quoiqu’il ne sût pas le premier mot de mon dessein, éprouva une telle joie qu’il se jeta dans mes bras, et, me serrant tendrement contre son cœur :

— Ah ! mon ami me dit-il, à partir de ce moment, je vois en vous mon frère. Mais parlez vite, je vous en conjure !

— Voici, Maurice, le moyen que j’ai imaginé pour assurer pendant la route l’évasion de votre oncle ?

— Quoi ! s’écria le jeune homme en m’interrompant, votre projet s’applique donc à la possibilité de faire évader mon oncle ?

— Mais certes !… ne s’agit-il donc pas de le sauver, répondis-je, fort étonné de l’exclamation de Maurice.

— De le sauver, oui, reprit-il ; mais vous oubliez qu’en offrant à mon oncle le moyen de s’évader, nous ne le sauverons pas, car il nous refusera.

— Mais c’est impossible, Maurice.

— Impossible, me dit Maurice, dont le visage un moment éclairé par l’espérance avait repris sa première expression d’accablement et de stupeur. Impossible ! Hélas ! n’avez-vous pas été témoin des prières et des supplications que je lui ai adressées hier au soir pour le déterminer à fuir, avant que l’on ne vint l’arrêter, et de l’obstination inébranlable avec laquelle il m’a refusé. Merci, cher et excellent ami, de votre intérêt, mais hélas ! je le vois, vous ne pouvez rien pour mon oncle ! il doit mourir et il mourra.

— Dame ! que voulez-vous, Maurice, que je vous réponde ? Un innocent qui marche volontairement à l’échafaud lorsqu’il pourrait y échapper par la fuite, est un fou sublime que l’on peut admirer et plaindre, mais non sauver ! Je désespère à présent du salut de votre excellent oncle.

Après une course de quelques heures aux environs de la ville, car nous étions, Maurice et moi, tellement agités, que l’immobilité nous eût été impossible, nous revînmes à la maison de détention.

— Vous ne pouvez entrer, citoyens, nous dit le porte-clés, dont j’avais fait la connaissance, à moins d’avoir un permis de l’un des membres du comité de salut public. La consigne est formelle à cet égard.

Le président du comité de salut public, chez qui nous nous rendîmes de suite, se refusa d’abord formellement à délivrer un laisser-passer ; mais ayant appris qu’il s’agissait de M. N***, il changea aussitôt de ton et de langage, et me donna l’autorisation que nous sollicitions.

— Vous voyez, me dit Maurice en sortant, à quel point mon oncle est estimé et apprécié par ses ennemis ! Il y a des caractères et des vertus que l’on ne peut méconnaître, des hommes qui en imposent et que l’on respecte, même lorsqu’ils sont tombés dans le malheur !

La maison de détention de la petite ville de Sauve, qui servait seulement à renfermer les prisonniers de passage conduits à Paris, était un ancien couvent que l’on avait, tant bien que mal, approprié à la hâte pour cette nouvelle destination. Lorsque nous revînmes munis de notre permis, le geôlier nous apprit que les prisonniers étaient à déjeuner en commun dans l’ancien réfectoire, et il demanda si nous désirions attendre la fin de ce repas, afin de pouvoir voir M. de N*** en particulier. Comme le convoi devait se remettre dans une heure en marche, et que par conséquent les minutes étaient précieuses, nous répondîmes que désirant seulement voir le citoyen N*** et n’ayant rien à lui communiquer de secret et de particulier, peu nous importait la présence de ses compagnons d’infortune.

Après avoir traversé un long corridor coupé par plusieurs portes épaisses, nous arrivâmes dans le réfectoire où se tenaient les prisonniers.

M. de N***, à notre vue, se leva vivement de table et s’avança vers nous en nous tendant la main.

— Maurice ! monsieur ! s’écria-t-il en nous apercevant, son neveu et moi, je ne puis certes blâmer cette dernière preuve d’amitié et de dévouement que vous voulez bien me donner en venant me trouver jusqu’ici, mais je vous avoue que j’eusse préféré ne pas vous revoir ! Je fais mes efforts pour me détacher entièrement de la terre, et tout ce qui me rappelle une affection affaiblit mon courage !

— Quoi, mon oncle, dit le jeune homme avec un profond accent de tristesse, vous me refusez cette dernière consolation ! Vous me repoussez !…

— Non, mon bon Maurice, j’aurais préféré, je le répète, que tu ne fusses pas venu, mais à présent que tu es près de moi, je ne me sentirai plus le courage de me priver de la présence. Au reste, j’ai encore quelques instructions à te donner au sujet de ma famille !… Suis-moi !…

M. de N*** après m’avoir, par un signe de tête et par un regard, demandé la permission de rester seul un moment avec son neveu, prit ce dernier par le bras et l’entraîna à l’extrémité du réfectoire.

Il y avait à peu près une demi-heure que nous étions avec les prisonniers, lorsque le geôlier vint nous avertir qu’il fallait nous retirer.

Les adieux de Maurice et de son oncle furent touchants : pour la première fois depuis son arrestation, le lieutenant criminel montra une lueur de faiblesse, et ne put retenir une larme en prononçant le nom de sa femme et de sa fille !

— Adieu, monsieur, me dit-il en n’embrassant, que Dieu reconnaisse par le bonheur de votre vie la générosité et la noble pitié que vous m’avez montrées, et l’un de mes vœux les plus ardents sera accompli !

Je ne cacherai pas que, sentant ma fermeté faiblir, je n’eus que la force de m’enfuir sans répondre :

Nous trouvâmes en sortant la plus grande partie des habitants de la petite ville de Sauve réunis devant la porte de la prison et attendant le départ des condamnés pour les voir passer. Nous nous joignîmes à eux. Déjà les deux voitures attribuées à ce transport étaient arrivées, déjà la moitié de l’escorte caracolait à cheval, lorsque le geôlier sortit d’un air effaré, s’adressant à la foule :

— Y a-t-il un médecin ? demanda-t-il à haute voix. Un misérable ci-devant, afin d’éviter le supplice qu’il a mérité, vient de s’enfoncer un couteau dans la poitrine !

À ces paroles, une poignante émotion me saisit au cœur ; je regarda Maurice, et je devinai à la pâleur extrême et à l’égarement de son regard que la même pensée venait de se présenter en même temps à mon esprit et au sien.

Que l’on juge combien mon émotion augmenta encore, lorsque j’entendis partir tout à coup, derrière moi, un de ces cris tellement déchirants que l’on ne peut les traduire avec la plume, — un de ces cris que la douleur, atteignant aux limites de la folie, peut seul trouver, — et quand, en me retournant, je vis madame de N***, que sa fille soutenait dans ses bras.

— Ma tante ! vous ici ! s’écria Maurice en apercevant la malheureuse femme et en se précipitant à son secours. Au nom du ciel ! calmez-vous !…

— N*** est mort ! dit l’infortunée d’une voix sourde et sans que rien indiquât en elle qu’elle eût reconnu son neveu. Laissez-moi mourir !… Je veux le rejoindre !… c’est mon devoir !…

Madame de N*** resta alors pendant quelques instants dans une immobilité effrayante : puis, poussant enfin un nouveau cri, elle tomba dans une épouvantable crise de nerfs.

— Je dois rendre cette justice aux habitants de Sauve, qu’il se montrèrent excellents et pleins de pitié pour la pauvre victime ; ils offrirent à l’envi leurs services à Maurice et l’aidèrent avec empressement à transporter sa tante dans une maison voisine.

Pendant que cette scène de désolation avait lieu au dehors, un médecin était entré dans la prison, pour tâcher de conserver à l’échafaud le ci-devant qui venait de tenter de s’y soustraire par une mort volontaire.

Au moment où l’Esculape de province passait le seuil de la maison de réclusion, je le saisis par le revers de son habit, et lui demandai avec une impérieuse vivacité quel était le prisonnier qui avait voulu se suicider, et s’il avait réussi.

— Je ne le connais pas personnellement, me répondit-il, c’est un homme vêtu de noir et âgé d’environ quarante ans ; il vient d’entrer dans l’agonie et n’a pas plus de cinq minutes à vivre ! Ses compagnons sont consternés ; il n’y a qu’une vieille pimbêche, ridiculement attifée, que ce spectacle semble n’avoir nullement impressionnée. Elle ne fait que lever les épaules d’un air de pitié et répéter sur le même ton :

— Monsieur aura eu peur de retrouver, ce qui eût pu compromettre sa noblesse, quelque cousin-germain parmi les aides chargés de son exécution ! Voilà pourquoi il s’est si bravement transpercé !

— Mais alors, m’écriai-je sans lâcher le revers de l’habit du médecin, ce n’est donc pas le citoyen N*** qui s’est suicidé ?

— Mais nullement, me répondit-il, je connais personnellement le citoyen N***, que je viens en effet d’apercevoir parmi les reclus, c’est un homme de grand cœur, qui ne craint pas l’échafaud et que sa religion empêcherait au reste d’attenter à ses jours.

— Merci, m’écriai-je en abandonnant le médecin, et en me lançant comme un fou dans la direction de la maison où Maurice venait de transporter sa tante.

— Maurice, dis-je en arrivant ce n’est pas ton oncle qui s’est tué !… je te jure sur l’honneur que je ne cherche pas à te tromper, ton oncle se porte bien.

Prodige de tendresse, que je raconte parce que je l’ai vu, mais que je ne me charge pas d’expliquer : madame de N***, qui, au moment où je prononçai ces paroles, était toujours en proie à une de ces crises nerveuses qui suffisent pour ébranler la raison la plus forte : madame de N*** qui se tordait sur sa couche de douleur, et que cinq hommes robustes étaient presque insuffisants à contenir pour l’empêcher de se briser la tête contre les murs ; madame de N***, dis-je, dès que j’eus annoncé à Maurice que le suicidé n’était pas son oncle, se calma comme par enchantement, retrouva la raison, la parole, et me demanda d’une voix fort intelligible, quoique encore un peu tremblante, si j’étais bien assuré de ne pas me tromper.

Sur ma réponse affirmative, la malheureuse se leva vivement et se dirigea vers la porte en disant qu’on la laissât sortir si on ne voulait pas la tuer, car elle avait besoin de voir son mari.

Madame de N***, soutenue par Maurice, se dirigeait vers la prison, lorsque je la rejoignis.

— Madame, lui dis-je, ne vous désespérez pas d’avance, et veuillez m’attendre : je cours chez le président du comité de sûreté publique chercher un laissez-passer qui vous donnera accès dans la maison de réclusion.

— C’est inutile, interrompit un des assistants, voici les prisonniers qui sortent pour remonter en voiture.

En effet, un mouvement qui s’opéra aussitôt dans la foule vint confirmer ce propos, et quelques secondes plus tard nous vîmes apparaître, au milieu d’une haie de gendarmes, les victimes vouées à Fouquier-Tinville.

— Mon ami, s’écria madame de N*** qui, en apercevant son mari, repoussa tous ceux qui l’entouraient, ainsi que Maurice, qui essayait en vain de la retenir, et se précipita avec une sauvage énergie vers celui qu’elle était habituée depuis tant d’années à respecter et à aimer.

Hélas ! cet élan du cœur, qui eût désarmé la rage des tigres, ne put rien sur l’inflexible consigne : les gendarmes saisirent brutalement la malheureuse femme et l’empêchèrent d’arriver jusqu’à son époux.

— Que diable ! dit l’un d’eux, si tu fais de telles façons que l’on emmène ton citoyen, à quelles extravagances te livreras-tu donc le jour où on lui coupera le col ?…

— Mais mon mari sera donc condamné à mort ! s’écria madame de N*** en chancelant.

— Parbleu ! reprit le gendarme, crois-tu bonnement que la République s’amuse à héberger et à payer le transport des conspirateurs pour rien du tout ? Fouquier-Tinville est un gaillard qui ne fait pas crédit ! Avec lui, il faut payer comptant.

Je suis persuadé que, si le gendarme eût pu se douter du terrible effet que devait produire sa brutale réponse, il se fut tû ; mais, habitué aux scènes de désolation, et regardant sans doute comme la chose la plus insignifiante du monde une exécution à mort, il ignorait qu’il est des paroles qui tuent aussi bien que la hache du bourreau.

Madame de N***, à cette révélation, qui la frappait comme un coup de foudre, car jusqu’alors elle n’avait pas cru son mari en danger, madame de N***, dis-je, s’affaissa doucement et resta privée de sentiment entre les bras de Maurice.

Jamais je n’oublierai l’expression de fureur sublime que refléta le visage de l’ex-lieutenant criminel, lorsqu’il vit tomber sa femme ; l’éclair qui brilla alors dans le regard de cet homme, ordinairement si calme et si digne, fit reculer les gendarmes ; si N*** eût pu, en ce moment, s’emparer d’une arme, je suis intimement persuadé qu’il eût mis en fuite les vingt soldats qui l’entouraient.

Toutefois, comprenant probablement son impuissance et ne voulant pas compromettre inutilement son caractère, N*** reprit presque aussitôt l’air calme et digne qui ne l’abandonnait jamais, et ses yeux se levèrent vers le ciel avec une indéfinissable expression de résignation douloureuse.

— Allons, en route ! s’écria l’officier de gendarmerie qui commandait l’escorte et qui, la veille, s’était montré si humain envers l’ex-lieutenant criminel, lorsqu’il avait procédé à son arrestation.

L’appel des prisonniers, qui déjà avait été fait à leur sortie de prison, se renouvela lorsqu’ils montèrent dans les voitures.

Déjà la foule s’écartait pour livrer passage au funèbre convoi, lorsqu’un incident vint en arrêter le départ. Un garçon d’écurie, monté à poil sur un cheval poussif, s’avança vers le lieutenant et lui dit quelques mots à voix basse.

— Es-tu fou ? s’écria l’officier, Quoi ! tu te figures que je m’en vais faire dételer mes voitures pour t’en livrer les chevaux !…

— Mais, lieutenant, il n’y a pas à balancer ; il s’agit du secrétaire-général et intime du représentant de Marseille, du citoyen Jouveau. Or, tu dois savoir qu’il a le bras long, le citoyen !… En deux traits de plume, il te mettrait à pied et avec un mot de plus, il te ferait conduire en lieu de sûreté par tes propres soldats !… Faut donc pas me refuser avec tant d’empressement et sans réfléchir…

Au nom de Jouveau, nom que je m’attendais si peu, certes, à entendre prononcer devant moi, une inspiration soudaine me traversa l’esprit. Je crus voir dans cette singulière rencontre le doigt de Dieu, et quoique je me fusse, le lecteur doit s’en souvenir, séparé en fort mauvais termes de mon cousin, je résolus de faire auprès de lui un appel à notre ancienne amitié, en faveur du malheureux lieutenant criminel.

M’adressant aussitôt à l’officier de gendarmerie : — Mon collègue, lui dis-je, le citoyen Jouveau est mon parent et je le connais intimement ; si vous m’autorisez à me rendre auprès de lui de votre part, je me fais fort d’arranger cette affaire.

— Vous me rendriez un véritable service, me répondit le gendarme ; allez, je vous attends.

Je m’élançai aussitôt en croupe derrière le garçon d’écurie.

Trois minutes plus tard, je descendais devant la maison de poste, où se tenait une voiture dont les cinq chevaux dételés, couverts d’écume et de sueur, semblaient exténués et étaient, certes, incapables de continuer leur chemin.

— Eh bien ! s’écria Jouveau lui-même en passant la tête à travers la portière et en s’adressant au garçon d’écurie, eh bien ! et ce nouvel attelage, où est-il ?

— On ne peut te le donner, cousin, répondis-je en me laissant glisser le long de la croupe du cheval et en courant vers la portière.

Je dois avouer que ma vue arracha à Jouveau une grimace assez significative et nullement flatteuse pour mon amour-propre : il était évident que mon cousin se fût volontiers passé de ma présence.

— Quoi, Jouveau, lui dis-je, c’est ainsi que tu me reçois ! Ingrat ! tu fronces les sourcils en m’apercevant, tandis que, moi, je cours à toi les bras ouverts !

— Cousin, me répondit Jouveau, tu sais que je ne suis nullement vindicatif et que les injures n’ont pas prise sur moi ; mais tu n’ignores pas non plus que je déteste rencontrer l’ennui sur mon chemin. Or, en t’apercevant, je me suis rappelé, non les propos et les malédictions que tu m’as jetés à la tête en prenant congé de moi, mais bien les sermons que tu avais pris l’habitude de me faire, et j’ai frémi en songeant que tu allais encore m’accabler de morale. À présent, es-tu converti aux bons principes et devenu un aimable égoïste, un bon vivant ? Alors, c’est tout différent, et je te tends la main de tout cœur.

— Oui, cousin, répondis-je en affectant une gaieté loin à mon cœur, je suis converti aux bons principes, et je conviens que j’ai été jusqu’à présent un imbécile de repousser la fortune qui s’est offerte à moi, parce qu’elle se présentait d’une façon un peu irrégulière ! Vivent le plaisir et l’or ! voilà ma nouvelle devise.

— Ah ! parbleu, s’écria Jouveau, dont le visage s’était éclairci à mesure que je parlais, je ne me serais jamais attendu à une pareille conversion. Je te retrouve tel que mon cœur t’avait rêvé ! Cousin, un pressentiment me dit que nous n’aurons, ni toi ni moi, à nous repentir du hasard qui nous réunit d’une façon si imprévue. Je sais que je puis implicitement compter sur ta probité vis-à-vis de moi, je te reconnais pour un homme d’esprit, tu es à peu près la seule personne que j’aie aimée de ma vie ; tu vois qu’il y a mille à parier contre un que nous ferons de bonnes affaires… Tu peux, dès ce moment, disposer aveuglément de mon crédit,

— Ma foi, cher cousin, m’empressai-je de répondre tout en essayant de conserver un air d’indifférence, quoique le cœur me battit violemment, ma foi, cher cousin, j’accepte avec d’autant plus de plaisir ton offre, qu’elle arrive on ne peut plus à propos. J’ai justement un service à te demander.

— Au moins, tu ne perds pas de temps ! Et lequel cousin ?

— D’abord, de t’emparer des chevaux que l’on te refuse…

— Me refuser quelque chose, à moi ! dans ce département ! Allons donc ! tu rêves.

— C’est pourtant comme j’ai l’honneur de te le dire ! Un officier de gendarmerie s’est emparé de ces chevaux pour opérer le transport de plusieurs prisonniers qu’il escorte ; or, cet officier prétend que, l’autorité militaire l’emportant sur l’autorité civile, tu n’as qu’à attendre que ton attelage soit reposé, mais qu’il ne te cédera pas le sien…

— Ah ! il prétend cela, l’officier de gendarmerie !… répéta Jouveau en mordant sa moustache avec colère ; mais il pourrait bien se tromper, l’officier ! Tiens, cousin, fais-moi le plaisir de lui porter ces deux lignes. Si cela ne suffit pas, j’aurai recours à un autre moyen.

— Et la faveur que j’ai à te demander ? dis-je en prenant le feuillet que Jouveau venait de griffonner, puis d’arracher de son portefeuille.

— Nous en reparlerons tout à l’heure. L’important pour le moment, c’est que ce gendarme, si fier de son uniforme, sache que je veux avoir les chevaux dont il s’est emparé. Dépêche-toi ; s’il était parti, tu courrais après lui.

Je renfourchai aussitôt la rosse qui m’avait déjà servi, et m’élançai, la joie et l’espérance au cœur, vers la maison de réclusion.

À peine fus-je hors de la vue de Jouveau, que je lus le billet qu’il venait de me remettre. Il contenait ces simples mots :


« Fichue canaille ! qui veux t’opposer à la mission dont je suis chargé par la Convention, tu es donc un conspirateur ? Tes chevaux ou la mort !


— Ma foi, pensai-je après avoir pris connaissance de ces lignes dignes de Tacite, il est probable que ce pauvre M. de N*** ne partira pas aujourd’hui de Sauve. Qui sait ! le proverbe prétend que « qui a terme a vie » ; le proverbe pourrait bien avoir raison.

Le lieutenant de gendarmerie, après avoir jeté les yeux sur le billet, ne put dissimuler sa mauvaise humeur ; mais prenant aussitôt son parti :

— Nous ne partons pas aujourd’hui, dit-il en se retournant vers ses gendarmes ; qu’on reconduise les accusés en prison.

N’ayant, le lecteur le comprendra sans peine, ni temps à perdre, ni compliments à attendre de la part de l’officier, pour la façon dont j’avais rempli ma mission auprès de mon cousin Jouveau, je m’empressai de m’éclipser sans bruit.

— Maurice ! m’écriai-je en apercevant le jeune homme qui venait d’abandonner un moment sa tante aux soins des braves gens qui l’avaient recueillie, pour accourir rassurer son oncle ; Maurice, les moments sont précieux ; pas de questions, je vous prie, mais des réponses précises.

— Parlez, me dit Maurice avec émotion.

— Votre oncle est-il riche ?

— Oui, me répondit-il, sans entrer dans aucune explication pour se conformer à mon ordre.

— Peut-il disposer d’une somme de cent louis en or ?

— Oui.

— Très-bien : plus un mot. Je n’ose vous affirmer que votre oncle soit sauvé, mais cependant je puis vous assurer que sa position s’est singulièrement améliorée depuis un quart d’heure. À revoir. Allez m’attendre à l’auberge. Que Dieu vous protége !

En parlant ainsi, je remontai à cheval et m’en fus, laissant le jeune homme en proie à une anxiété qui, il me l’avoua par la suite, lui fit douter un moment de sa raison.

— Eh bien ! me cria Jouveau d’aussi loin qu’il m’aperçut, le gendarme s’est-il révolté ?

— Non, cousin. Il paraît, au reste, que ton billet était rédigé de main de maître, car à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il donna l’ordre de dételer.

— Cela prouve que cet officier est un garçon d’esprit. Ainsi je puis continuer mon voyage ?

— Rien ne s’y oppose, cousin, si ce n’est cependant qu’il est l’heure de déjeuner, que je meurs de faim, et que si tu voulais bien t’arrêter à Sauve une heure ou deux, tu trouverais en moi un convive digne de te tenir tête.

— Je ne demanderais pas mieux, mais je suis tellement pressé. Au fait, la République ne me décernera pas une médaille d’or pare que j’arriverai là où l’on m’attend une heure ou deux plus tôt ou plus tard !… Va pour le déjeuner.

Ce que j’avais prévu et espéré arriva, c’est-à-dire que mon cousin Jouveau ou Curtius, lorsqu’il eut vidé deux bouteilles de vin, devint d’une humeur charmante.

— À propos, cousin, me dit-il, quelle est donc cette faveur que tu avais à me demander ?

— Mon cher Curtius, voici en peu de mots ce dont il s’agit : Hier, le comité révolutionnaire du district a donné l’ordre d’appréhender au corps et de diriger sur Paris un certain ex-lieutenant criminel du nom de N***. La cause de cette arrestation est une dénonciation calomnieuse dont il sera facile de le justifier…

— Diable ! dit Curtius en m’interrompant, un ex-lieutenant criminel ne peut être que coupable, car le peuple aime beaucoup à voir exécuter ces sortes de gens. Quant à moi, je garde toujours en réserve quelques employés de l’ancien régime pour les jours où les provisions de grains manquent… As-tu fait valoir ces considérations à ton protégé ?… Vraiment j’ai peur que tu n’aies encore emmanché cette affaire avec une déplorable bonhomie, ou que tu aies laissé voir le fond de ta bourse sans fonds !…

— Cousin, tu me fais injure, m’écriai-je. Écoute-moi donc avant de me juger. D’abord, et avant tout, je dois repousser avec indignation ce mot de protégé que tu viens d’employer pour désigner mon client. Je protége mes intérêts, et voilà tout…

— Très-bien, cousin… Ta métamorphose me comble de surprise et de joie. Continue. Je commence à croire que tu me vaux presque…

— L’ex-lieutenant criminel N***, continuai-je, est un original qui préfère monter sur la guillotine à entrer en transaction ; c’est donc avec son neveu, jeune homme plein de franchise et de naïveté, que j’ai dû traiter.

— Ah ! ah ! on ne peut mieux.

— Ce neveu, que j’ai effrayé en lui faisant une peinture effroyable de la guillotine, m’a promis, si j’obtenais la mise en liberté de son oncle, de me rendre une visite à l’auberge où je demeure, et d’oublier en sortant cent louis sur la cheminée de ma chambre !

— En or, et non en assignats !

— Jouveau, m’écriai-je d’un ton de reproche, il faut que tu aies une bien mauvaise opinion de moi, pour m’accabler ainsi d’insultes ! J’ai stipulé en louis d’or, et j’ai même eu soin de faire remarquer que, n’étant pas un agioteur, je n’accepterais ces louis qu’au taux de vingt-quatre livres, et sans tenir compte du change extraordinaire auquel l’or est coté aujourd’hui, vu sa rareté.

— Tu as songé au change, s’écria Jouveau en me sautant au col et en m’embrassant. Cousin, tu es un garçon d’avenir, et tu arriveras à tout ! Si jamais tu devenais ministre, je me recommande à toi. Quant aux cent louis, je les refuse.

— Tu les refuses ! répétai-je en ne pouvant cacher la stupeur que me causa cette réponse.

— Sans hésiter, cousin ! Écoute-moi à ton tour ! Que ton ex-lieutenant criminel soit coupable ou non, peu importe ; la question n’est pas là. La véritable façon d’envisager l’affaire est celle-ci : Quels profits peut-on retirer, politiquement parlant, de l’exécution d’un magistrat ayant appartenu à l’ex-monarchie ? à quels dangers s’expose-t-on en le sauvant ? Je trouve, moi, que les avantages qu’offre la mort d’un semblable personnage sont très-grands : c’est une queue de chien d’Alcibiade que l’on coupe juste à l’heure où la curiosité publique s’acharne après une de vos actions que vous ne tenez pas précisément à expliquer.

C’est un moyen certain de distraire le peuple le jour où la ration de pain diminue de poids et baisse de qualité ; une distraction infaillible à l’heure où l’on reçoit la nouvelle d’un désastre militaire, etc., etc. À présent, quant aux dangers auxquels je m’expose en escamotant la tête de ton client au bourreau, je t’avouerai franchement, entre nous, qu’ils sont à peu près nuls.

Mais au total, comme ils pourraient exister, il faut en tenir compte comme s’ils existaient. Or, jouer sa liberté et son existence pour cent louis, quand on occupe déjà une position sociale agréable, ce serait le fait d’un fou… Voilà, il me semble, des considérations que tu aurais dû faire valoir auprès du neveu candide et naïf qui l’a offert les cent louis.

— Je ne me dissimule pas, cousin, répondis-je, en affectant de rire, que je ne suis encore qu’un faible diplomate en comparaison de toi. La bonne volonté ne me manque certes pas ; mais je pèche par la pratique. Toutefois, permets-moi d’essayer de répondre aux objections sur lesquelles tu fondes ton refus.

— Inutile, cher ami, me répondit Curtius. Je ne reviens jamais sur une résolution prise.

— Ainsi, dis-je en faisant un violent effort sur moi-même, pour dissimuler mon douloureux désappointement ; ainsi, je dois renoncer à l’espoir de voir ma bourse perdre cette légèreté qui me désespère, et me retire mon aplomb !

— Parbleu ! c’est justement là, cousin, où est toute la question. Tu m’apportes une affaire de cent louis, mais tu ne me proposes pas cent louis !… Après tout, quelles sont tes prétentions ?

— Moi, cousin, répondis-je, j’ai absolument besoin de vingt-cinq louis !

— C’est-à-dire que tu ne m’en laisses que soixante-quinze… Ce n’est pas assez. Si le neveu candide et ingénu, dont il a déjà été parlé entre nous, voulait porter la somme à cent cinquante louis et toi te contenter de quatre cents livres, alors, je ne dis pas…

— Ah ! Jouveau, m’écriai-je d’un ton de tendre reproche, peux-tu bien me marchander pour une semblable bagatelle, et m’exposer à perdre cette bonne aubaine, que le hasard m’envoie si à propos ! Tu ne m’aimes donc pas !

— Vraiment tu m’attendris, cousin ! Eh bien, oui, je consens en faveur de l’amitié qui nous unit, à te laisser cinq cents livres… mais à une condition, c’est que le neveu me comptera, pour moi, en or, cent vingt-cinq louis. C’est à prendre ou à laisser.

— J’ai bien peur que l’on me refuse, répondis-je en jouant la mauvaise humeur ; enfin je vais voir !…

En parlant ainsi je me levai de table ; mais, au moment où j’allais sortir, Jouveau me rappela.

— Voilà une excellente idée qui me vient, cousin, me dit-il ; veux-tu, pour forcer la main au neveu, que je le fasse arrêter ! J’ai justement sur moi plusieurs mandats signés en blanc ?

— Faire arrêter Maurice ! m’écriai-je, prêt à laisser échapper mon indignation.

— Dame ! me répondit froidement Curtius-Jouveau, — c’est une galanterie que je veux bien te faire. Tu conçois que, pourvu que je touche mes cent vingt-cinq louis, je n’ai rien de plus à réclamer !

— C’est que, vois-tu, cousin, ce jeune homme m’a l’air d’être têtu comme son oncle. Une fois arrêté, il ne payerait plus… Laisse-moi mener cette affaire à ma guise…

— Je t’accorde un quart d’heure, pas plus.

— Soit, un quart d’heure me suffira, répondis-je en m’en allant.