Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/IV

Alexandre CADOT (3p. 10-16).

IV

Le calme ne rétablissant pas assez vite, le maire se mit à agiter une de ces sonnettes que l’on attache au col des brebis, et obtint enfin, après de longs efforts, un peu de silence.

— La parole est à toi, citoyen officier de santé, dit-il alors au nouvel orateur. Le jeune homme aux grandes bottes et à la cravache ôta aussitôt son chapeau, se coiffa d’un bonnet rouge, qu’il retira d’une des poches de son habit, et, retournant à sa place où il resta debout :

— Citoyens, s’écria-t-il d’une voix aigre et perçante, la superstition du dimanche emplissait autrefois ce lieu que la décade a rendu solitaire ! Cela nous prouve, frères et amis, que jadis le nombre des imbéciles l’emportait sur celui des hommes raisonnables, et que le contraire a lieu aujourd’hui.

Dans ce temple, dont les murs sont encore noircis par la flamme des cierges qu’alluma la superstition, je veux faire briller à vos yeux le flambeau de la raison ! Jusqu’à présent l’on vous a trompés, je vous apporte la vérité et le bonheur ! Frères et amis, ces mots de Dieu, âme, immortalité, enfer, ont été inventés pour vous faire payer la dîme, pour soutirer de vos bourses le plus pur de votre argent. Ce sont là des contes bleus inventés par des hommes noirs. Nos grands pères ont eu la bonhomie d’ajouter foi à ces fables ingénieuses et perfides, leurs petits-fils auront le bon esprit d’en rire.

La plante, frères et amis, n’a d’autre avantage sur la terre, dont elle se nourrit, que sa faculté végétative ; l’animal, sur la plante qui le nourrit, que la faculté sensitive ; l’homme enfin, sur l’animal dont il se nourrit, que la faculté du tact et de la parole. Quelle vérité ressort de cette observation ? Que la plante, l’animal et l’homme, après leur destruction, deviennent égaux dans une poussière de même nature ! Bannissez donc toute crainte d’un autre monde, d’une autre vie ! Soyez heureux ici bas, et obéissez, — en tant, cela va sans dire, que vous respecterez la République et la Convention, — à vos désirs et à vos passions.

On ne peut nier, frères et amis, que la Convention n’ait établi la fête de l’Être suprême ; mais il faut que je vous révèle toute sa pensée. En agissant ainsi, elle a voulu d’abord détrôner Dieu ; bientôt, lorsque cette vieille et ridicule superstition sera déracinée, elle abolira à son tour cet Être suprême, qui nous sert de transition pour passer des ténèbres à la lumière, et elle ne reconnaîtra plus alors que la fête de la Vérité. J’anticipe ici, frères et amis, au milieu de vous tous, qui êtes et qui allez devenir philosophes, la célébration de cette fête future, la seule logique et digne d’un peuple sensé !

Plus de ciel, plus de Dieu, plus de contes, plus d’Être suprême ! Vivent les jouissances matérielles de la vie, le triomphe du bon sens, la liberté absolue et la fraternité !

L’officier de santé, après avoir prononcé ces derniers mots avec une animation et une violence extrêmes, essuya son front ruisselant de sueur et se rassit sur son banc, au bruit des fifres, des tambours et des applaudissements du maire, des enfants et de l’ex-clerc !

J’étais, quant à moi, malgré le mépris profond que me causaient de pareilles monstruosités, indigné au delà de toute expression.

— Pourquoi donc, mon officier, avez-vous logographié cet abominable discours ? me demanda le régent de rhétorique en me voyant replier mes tablettes ; je l’entends aujourd’hui prononcer au moins pour la millième fois.

— C’est justement parce que ce discours présente un échantillon exact et complet de l’éloquence actuelle, que je tiens à le conserver. Dans cinquante ans d’ici, il présentera un document précieux pour l’étude de notre époque.

J’espérais qu’après le long cri de haine et de folie poussé par l’officier de santé, les orateurs, ne trouvant plus aucun nouveau sacrilége à commettre, renonceraient à la parole, et que cette déplorable fête, puisque fête il y a, allait se terminer ; je me trompais.

À peine l’officier de santé venait-il de se rasseoir, qu’une voix ferme et accentuée, dominant le bruit des fifres, des cornets et tambours, demanda la parole.

Le nouvel orateur était un grand et beau vieillard, dont la contenance pleine de calme et de dignité, la taille droite et encore souple, annonçaient une de ces existences simples et vertueuses qui laissent à l’esprit toute son intelligence et au corps toute sa vigueur, jusqu’aux dernières limites de la vie.

Le temps avait dépouillé de sa chevelure la tête du vieillard, mais non pas éteint le feu de son regard. Sa tête présentait un de ces types énergiques et placides tout à la fois, comme sait les trouver le pinceau de Greuze.

Appuyé sur un bâton noueux et le bras droit en avant, le vieillard resta un moment plongé dans ses réflexions : un grand silence s’était fait !

— Quel est ce beau vieillard ? demandai-je à mon compagnon Jérôme Bontemps.

— C’est un des notables du conseil général de la commune, me répondit-il, mais écoutez, il va parler. Je me trompe fort, ou l’officier de santé ne jouira pas longtemps de son triomphe.

Avant que le vieillard eût prononcé une parole, j’étais déjà prévenu en faveur de ce qu’il allait dire. Que le lecteur juge donc combien fut grand mon désappointement, lorsque je l’entendis s’exprimer en patois.

— Pourquoi n’emploie-t-il donc pas le français ? dis-je à l’ex-régent de rhétorique.

— Par l’excellente raison qu’il n’y a pas dans la réunion dix personnes qui parlent cette langue. Croyez-vous donc que, si nos braves paysans eussent compris tout à l’heure le discours de l’officier de santé, il eût été applaudi ? Non, certes, loin de là : le carabin aurait passé un mauvais quart d’heure ! Laissez-moi écouter, je vous prie ! La nature manque d’art, c’est vrai, mais elle trouve parfois d’heureux mouvements d’éloquence.

— Me traduirez-vous ce discours au fur et à mesure qu’il sera prononcé ?

— Fort volontiers ; je m’y engage.

— Alors je me tais et je vous écoute.

Comme le notable du conseil général de la commune s’exprimait avec une certaine solennité pleine de lenteur, ce fut chose facile au régent d’accomplir sa promesse.

Le vieillard tint le langage auquel je m’attendais, c’est-à-dire un langage du cœur. Il commença d’abord par décrire l’incommensurable puissance et l’inépuisable bonté de Dieu, puis traduisant enfin le discours de l’officier de santé, il demanda aux assistants s’il était convenable de tolérer de tels blasphèmes ?

À cette question posée simplement, sans emphase et sans colère, des cris de rage s’élevèrent de toutes parts, et les paysans, abandonnant les bancs où ils étaient assis, se précipitèrent, semblables à une avalanche, vers le malencontreux carabin qui, pâle, défait, sans voix et sans haleine, se mit à trembler de tout son corps et à demander grâce.

Les campagnards exaspérés ne voulaient rien entendre, et la scène menaçait de tourner au tragique, malgré les efforts du maire, qui, descendu de dessus son fauteuil, s’efforçait d’interposer son autorité entre la fureur de ses administrés et l’objet de leur courroux, lorsqu’un homme, âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu avec un soin assez rare pour l’époque, d’un extérieur sévère et imposant, s’avança gravement au milieu de l’émeute et, d’une voix sévère, réclama le silence.

À l’apparition de cet inconnu, que je n’avais pas encore aperçu, le calme se rétablit sur-le-champ.

— Mes amis, dit-il, en désignant par un geste d’un souverain mépris le misérable officier de santé pâle et tremblant, ce n’est point de l’indignation, mais bien de la pitié que l’on doit ressentir pour les insensés ! Faites sortir d’ici ce malheureux qui trouble la cérémonie, mais ne le maltraitez pas ! Il ne croit pas, dit-il, à Dieu, vous voyez qu’il est déjà bien assez à plaindre !

L’inconnu, après avoir prononcé ces paroles que le vieillard s’empressa de traduire en patois à l’assistance, se retourna de nouveau vers le carabin et lui montra du doigt la porte de l’église. L’athée ne se fit pas prier. Il se sauva au milieu d’un concert de huées et de cris.

— Quel est cet homme ? demandai-je à mon compagnon, Est-ce donc un commissaire du salut public pour qu’il jouisse d’une telle puissance ? Mais non, l’acte d’autorité qu’il vient d’accomplir n’annonce pas un esprit révolutionnaire.

— Cet homme, me répondit le régent, est, comme vous et moi, un simple citoyen. Seulement son caractère éminemment honorable et ses vertus privées, appréciées comme ils méritent de l’être par les campagnards, lui donnent sur eux une grande influence. Avant la révolution il remplissait l’important charge de lieutenant criminel. Il se nomme de N***. Désirez-vous que je vous présente à lui ?

— Ma foi, je ne refuse pas ! Les gens honnêtes, et qui ne craignent pas de le paraître, sont si rares aujourd’hui, que quand le hasard en met un sur votre roule, on ne doit pas s’éloigner de lui sans lui laisser voir l’estime qu’il vous inspire.

Au sortir de l’église, la procession de la fête de l’Être suprême se dispersa en tous les sens, et je retournai avec mon compagnon le régent à la mairie. La première personne que j’aperçus en arrivant fut l’ex-lieutenant criminel de N***.

Ce dernier, en voyant Jérôme Bontemps, se mit à sourire et lui tendit affectueusement la main en l’appelant son maître. Mon ami, fidèle à sa promesse, me présenta à M. de N*** et lui fit un magnifique panégyrique de mes vertus privées.

Le soleil déclinait sensiblement à l’horizon lorsque je proposai au régent de nous remettre en route pour Nîmes ; mais son ancien élève, le maire, dont le mariage devait s’accomplir le lendemain, ne voulut jamais consentir à le laisser partir. Assez contrarié de rester un jour de plus dans ce bourg, où je ne connaissais personne, et où ne me retenait aucun intérêt de curiosité ou de sentiment, je songeais à poursuivre tout seul mon chemin, quand l’ex-lieutenant criminel, M. de N***, devinant sans doute mon ennui, me proposa de prendre place dans sa carriole, et de l’accompagner chez lui.

— Je ne demeure qu’à une lieue de Sauve, me dit-il, et comme cette ville se trouve sur votre itinéraire, je ne vois pas trop quel motif pourrait vous faire refuser ma proposition.

Je m’empressai d’accepter cette offre ; un quart d’heure plus tard je roulais vers la maison de campagne de l’ex-lieutenant criminel.

Pendant le trajet de deux heures que nous fîmes, j’eus tout le temps nécessaire pour apprécier l’esprit droit et solide, l’aménité de caractère, la profonde instruction de N***.

La maison de campagne qu’habitaient de N*** et sa famille était belle, spacieuse, et annonçait l’aisance.

— Suivez-moi, mon ami, me dit-il en jetant les rênes du cheval à un domestique qui, en entendant rouler la carriole, s’était empressé de venir ouvrir la grande porte d’entrée, je vais vous présenter à ma famille.

Deux femmes attendaient N*** au rez-de-chaussée. En le voyant, elles se jetèrent à son cou et l’embrassèrent avec une vive tendresse.

— Mon amie, dit le lieutenant criminel en s’adressant à la plus âgée des deux femmes, permets que je te présente un officier dont j’ai fait la rencontre aujourd’hui, et qui a bien voulu accepter l’hospitalité chez nous. Quoique notre liaison ne date que de quelques heures, je crois pouvoir affirmer qu’il est un galant homme et que tu le verras avec plaisir.

Madame de N***, qui dans le premier moment ne m’avait pas aperçu, s’empressa de me dire combien elle savait gré à son mari de la bonne fortune qu’il lui procurait, puis elle me fit passer dans le salon.

Une lampe placée sur une table, encombrée de ces menus ouvrages de couture et de broderie qui offrent aux femmes une ressource inépuisable contre l’ennui, éclairait cette scène de douces lueurs.

Je ne puis exprimer l’émotion pleine de mélancolie que me fit éprouver la vue de cet intérieur si calme et si tranquille qui me rappelait ma famille.

La fille de mon hôte que je n’avais encore que confusément aperçue, et qui s’était éloignée pour donner sans doute quelques ordres, revint bientôt. Je vis certes la plus jolie créature que poète ait jamais rêvée. À peine âgée de dix-sept ans, elle présentait une de ces beautés splendides et modestes tout à la fois que l’on admire et qu’il est impossible d’analyser, car tout en elles est âme et sentiment.

— Si vous voulez venir souper, mon père, dit-elle en embrassant tendrement le lieutenant criminel qui lui rendit sa caresse avec amour, le couvert est mis.

J’offris aussitôt mon bras à la femme de mon hôte, lorsque plusieurs coups précipités qui retentirent à la porte de la rue, nous firent nous arrêter subitement.

— Qui peut venir nous visiter à pareille heure ! s’écria madame N*** dont je sentis le bras trembler sous le mien.

— Sans doute un ami, lui répondit tranquillement son mari.

Une minute plus tard nous entendîmes crier le sable du jardin sous un pas pressé et nerveux, puis presqu’aussitôt la porte du salon s’ouvrit et un jeune homme botté, éperonné, portant à la main un fouet de voyage, et revêtu d’une carmagnole, apparut à nos regards.

— Maurice ! s’écria la femme de l’ex-lieutenant criminel en s’avançant vivement vers le nouveau venu, qu’y a-t-il, mon ami ?… Je suis heureuse de te voir ; et cependant je ne sais, mais un secret pressentiment me dit que ta visite ici à pareille heure et sans être annoncée, cache une mauvaise nouvelle ! Parle, explique-toi !… je meurs d’inquiétude !

— Vous vous inquiétez à tort, ma bonne tante, répondit celui que madame N*** venait d’appeler Maurice ; mes affaires m’ont conduit à un quart de lieue de votre maison de campagne, et je n’ai pas voulu, me trouvant si près de vous, passer sans vous rendre visite, voila tout.

— Bien vrai, Maurice, tu ne me caches rien ?

— Rien, ma tante, je vous assure, dit le jeune homme en rougissant légèrement.

Je remarquai que pendant tout le temps que dura le souper, le regard inquiet du jeune homme chercha constamment celui de son oncle et que ce dernier mit une vive obstination à l’éviter.

Le repas fut triste : en vain Maurice essaya de l’animer par ses saillies ; sa gaieté forcée eu factice, — du moins elle me paraissait telle, — n’obtint pas le succès qu’il en attendait.

— Ma bonne amie, dit mon hôte lorsque nous nous levâmes de table en s’adressant à sa femme, j’ai plusieurs commissions à donner à Maurice, et je confisque ton beau neveu à mon profit, Demain matin je vous le rendrai libre de toute affaire.

M. de N*** prononça ces derniers mots avec une si parfaite tranquillité que sa femme fut rassurée ; peu après, elle partit emmenant avec elle sa fille.

— Eh bien, Maurice, dit mon hôte en se retournant vers le jeune homme, à présent que nous voilà seuls, tu peux parler sans crainte. Je cours un danger, n’est-ce pas ?

Maurice, avant de répondre, me regarda d’un air embarrassé ; comprenant que ma présence le gênait, je voulus me lever pour sortir, mais M. de N*** me retint.

— Tu peux parler sans crainte devant cet officier, Maurice, lui dit-il, je réponds de sa discrétion et de son honneur.

— Eh bien, alors, mon pauvre oncle, s’écria vivement le jeune homme, je puis vous avouer que vous avez été dénoncé de nouveau, et que vous n’avez pas de temps à perdre pour prendre la fuite, car si les renseignements que j’ai reçus sont exacts, — et j’ai tout lieu de le croire, — on doit être, à l’heure qu’il est, à votre poursuite.

— Ce mot est impropre, Maurice, répondit l’ex-lieutenant, toujours avec la même tranquillité et sans que rien dans sa voix décelât la moindre émotion : on ne peut pas être à ma poursuite puisque je ne suis pas en fuite.

— Mais, mon oncle, vous allez au moins partir de suite…

— Non, Maurice, ma conscience ne me reproche rien, je reste.

— C’est vous perdre ! s’écria le jeune homme avec désespoir.

— Quoi ! voudrais-tu que j’abandonnasse ta tante et ta cousine ! que je les laissasse exposées à la brutalité et à l’insolence des soldats chargés d’opérer mon arrestation ? Non, Maurice ! comme chef de famille ma place est dans ma maison : n’insiste pas, les prières seraient inutiles ! Tu sais la maxime favorite de ma vie : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! à la grâce de Dieu ! »

On devinait, dans la façon dont l’ex-lieutenant criminel fit cette réponse, une résolution tellement inébranlable, que le jeune homme ne jugea pas à propos d’insister : il connaissait sans doute, au reste, le caractère de son oncle.

— Et dis-moi, Maurice, continua ce dernier, c’est probablement à une nouvelle dénonciation de Charles que je devrai ma future arrestation ?

— Hélas, oui, mon oncle ! le misérable a déposé, au comité de salut public, une lettre qui vous était adressée par un émigré ; lettre fort compromettante pour vous, et que le hasard, dit-il, a fait seule tomber entre ses mains.

— Cela est un mensonge, Maurice ; je ne suis en correspondance avec aucun émigré ! Charles lui-même, — et que Dieu me pardonne si j’accuse ce malheureux à faux, mais je ne crois pas me tromper dans cette conjecture, — Charles lui-même est l’auteur de cette letre : je reconnais, à ce moyen détourné, sa lâcheté et sa manière de se venger.

— De se venger, mon oncle, lorsque vous lui avez sauvé la vie !… Le misérable devrait, au contraire, bénir votre faiblesse !

— Oui, Maurice, en effet, j’ai été faible, injuste même au point de vue de la loi ; je porte la peine de ma partialité. Pourquoi me plaindre ?

Le lecteur comprendra sans peine combien ce dialogue l’oncle et le neveu, dialogue inintelligible pour moi et qui annonçait une catastrophe, devait m’intriguer. J’écoutais de toutes mes oreilles.

— Je vois à votre étonnement, mon cher adjudant, me dit M. de N*** en se retournant de mon côté, que ma conversation avec mon neveu vous intrigue. Si vous désirez connaître à quels événements passés nous faisons allusion, en parlant de ce Charles qui vient de me dénoncer, je suis prêt à satisfaire votre curiosité.

— Je vous sais gré de votre confiance, mon cher monsieur, lui répondis-je, mais s’il est vrai que vous deviez être arrêté, ne vaudrait-il pas mieux employer le temps qui vous reste à assurer votre fuite, que de le gaspiller en récits rétrospectifs et en vaines paroles ?… Voulez-vous, et c’est là une idée que je remercie Dieu de m’envoyer, voulez-vous revêtir mon uniforme et prendre ma feuille de route ?… de cette façon, il est probable que vous parviendrez à éviter vos ennemis.

— Je vous remercie infiniment de votre offre, me répondit M. de N*** d’une voix attendrie : je ne puis que vous répéter que pour rien au monde je n’essaierai de me soustraire par la fuite à la fausse accusation qui pèse sur moi.

— Mais, cependant, n’oubliez point que vous êtes père ! m’écriai-je, que votre sort est attaché à celui de votre famille !

— Assez, assez ! je vous en prie, taisez-vous ! s’écria mon hôte en m’interrompant avec une extrême vivacité. La tentation que vous me présentez ne peut ni affaiblir mon courage ni me faire changer de résolution, mais elle rend ma douleur plus amère… N’insistez donc plus, je vous en conjure !…

M. de N*** s’arrêta alors un moment ; puis, sortant presque aussitôt de la rêverie dans laquelle je le croyais plongé :

— Voulez-vous savoir l’histoire de ce Charles qui me Poursuit avec tant d’acharnement ? me demanda-t-il tout à coup, probablement afin de couper court à mes supplications. Une fois que vous connaîtrez l’exposition des faits antérieurs, vous pourrez suivre avec plus d’intérêt la marche de ceux qui vont suivre. C’est toute une petite tragédie que le hasard a placée sur votre chemin. Quant au dénoûment, il est tellement prévu que, sans assister au cinquième acte, vous le devinerez sans peine.

M. de N***, rapprochant alors sa chaise de la mienne, allait commencer son récit, lorsque le saisissant vivement par le bras et lui imposant silence :

— N’entendez-vous pas ? lui dis-je en me sentant pâlir.

— Quoi donc ? me demanda-t-il toujours avec ce même sang-froid qui ne l’avait pas abandonné un instant depuis que son neveu lui avait appris le danger qui le menaçait.

— Ne dirait-on pas une troupe de cavaliers en marche ? Mais, oui… J’entends le bruit produit par le cliquetis de leurs sabres !

Hélas ! je ne m’étais pas trompé, bientôt nous distinguâmes, au milieu du silence de la nuit, la marche des chevaux, puis peu après nous entendîmes frapper violemment à la porte d’entrée qui donnait sur la campagne.

— Mes amis, nous dit l’ancien lieutenant criminel, dont la pâleur dénotait seule l’émotion, car sa voix n’avait rien perdu de sa fermeté et de son assurance, ne croyez-vous pas qu’il vaut mieux que je parte sans revoir ma femme et ma fille que de leur faire subir cette pénible scène des derniers adieux ? Cela serait impossible ! Les gendarmes envoyés pour m’arrêter ont reçu sans nul doute l’ordre d’apposer les scellés sur mes effets, meubles et papiers… Pauvre femme, fille chérie ! que Dieu vous donne la force d’accepter, sans murmure, le malheur qui frappe votre époux et votre père !

M. N*** se dirigeait, pour aller ouvrir à la force armée, vers la porte de la salle à manger où nous étions restés après le souper, lorsque cette porte, poussée du dehors, s’ouvrit violemment, et que sa femme entra.

— Qu’y a-t-il donc, mon ami ? dit-elle en s’élançant vers son mari, qu’elle saisit dans ses bras comme si, ayant le pressentiment du danger qui le menaçait, elle voulait le défendre. Quels sont ces coups qui ébranlent la porte ? Quel est ce murmure de voix et ce bruit de fer qui arrivent jusqu’ici ? On dirait qu’une troupe nombreuse envahit notre maison !

— Ma chère amie, répondit lentement M. N*** en prenant affectueusement la main de sa femme dans les siennes, je sais que ton âme est grande et forte, que tu as toujours mis ta confiance en Dieu, et que tu sauras, si jamais un malheur t’atteint, lui offrir tes souffrances ! Oui, ma bien-aimée, tes pressentiments de ce soir étaient fondés et ne te trompaient pas : dans une heure nous serons séparés. Mais, aie bon courage ! je suis, je n’ai pas besoin de te le dire, innocent du crime dont on m’accuse, et bientôt, je l’espère, je sortirai triomphant de cette épreuve.

L’émotion éprouvée par madame de N*** était telle, que non-seulement elle n’interrompit pas son mari, mais qu’elle resta encore, après qu’il eut cessé de parler, quelque temps sans lui répondre. Enfin, revenant à elle :

— C’est donc vrai que tu vas être arrêté ? s’écria-t-elle avec un accent si déchirant, que je me sentis remué jusqu’au fond de mon cœur.

— Oui, mon amie ; mais, je te le répète, je suis innocent, et Dieu, en qui je mets toute ma confiance, ne m’abandonnera pas… À présent, tendre et chère épouse, compose, je t’en conjure, ton maintien, essuie tes larmes, reprends ton sang-froid !… Il ne faut pas que devant mes geôliers tu trembles et tu pleures ! Ce n’est pas tout que de se résigner au malheur, on doit savoir aussi l’accepter avec dignité. Que tes pleurs et ton désespoir ne viennent pas déposer contre mon innocence ! Au nom de mon salut, sois calme ; je t’en conjure.

Pendant que M. de N*** s’exprimait ainsi, les coups de crosse frappés contre la porte d’entrée redoublaient de violence : nous entendions même une voix lugubre qui criait : — « Au nom de la loi, ouvrez. »

— Obéissez, dit l’ex-lieutenant criminel en s’adressant à ses deux domestiques qui venaient d’entrer dans la salle à manger pour prendre ses ordres.

— Mon ami, dit vivement madame N***, ne pourrais-tu pas encore te sauver ? La maison est probablement entourée de troupes, mais cette cachette que nous possédons dans notre cellier…

— Non, ma chère femme, répondit l’ex-lieutenant criminel, je ne me cacherai pas !

— Mais tu veux donc ma mort. Tu ne comprends donc pas que, toi arrêté, je trouverai bien le moyen de me rendre assez coupable aux yeux de la loi pour me faire incarcérer, afin de partager ton sort !… Tu ne comprends donc pas…

— Je ne comprendrais jamais, madame, répondit d’un air sévère M. de N*** en interrompant sa femme, je ne comprendrai jamais que la douleur puisse vous faire oublier que Dieu a bien voulu vous accorder la joie d’être mère ; que cette joie n’est pas exempte d’obligations, et que parler ainsi que vous le faites est un crime de lèse-nature, indigne et de vous et du nom que vous partez !…

Cette remontrance faite d’une voix ferme, mais que la douceur des regards de l’ex-lieutenant criminel rendait moins dure, me parut produire une profonde impression sur la pauvre femme.

— Merci, mon ami, de me rappeler ainsi aux sentiments du devoir et des convenances, dit-elle à son mari, en essuyant les larmes qui mouillaient son visage. Une femme ne saurait, en effet, mettre trop de soin à se rendre digne de l’honneur d’appartenir à un homme tel que vous ; un homme qui se trouve toujours au-dessus de la bonne et de la mauvaise fortune !… Oh ! ne craignez rien ! Je ferai en sorte de me mettre au niveau de votre vertu.

Madame de N*** achevait à peine de prononcer ces paroles, quand une vingtaine de gendarmes envahirent la salle à manger où nous nous trouvions.

— Quel est celui d’entre vous qui se nomme le citoyen N*** ? demanda un officier qui tenait un rouleau de papier à la main.

— Vous savez bien que c’est moi, lieutenant, répondit M. de N***.

— Le fait est, citoyen, que voilà longtemps que nous vous connaissons ; mis vous savez, la loi n’a rien à voir avec les affections particulières et privées. Vous reconnaissez être le citoyen N*** ?

L’ancien lieutenant criminel fit un signe affirmatif de tête.

— En ce cas, continua l’officier de gendarmerie, au nom de la loi, je vous arrête ! Soldats, entourez cet homme et ne le perdez pas de vue.

— Je suis à vos ordres, lieutenant, dit M. de N***, sans rien perdre de sa sérénité ; partons !

— Pas encore ! Je dois auparavant faire mettre les scellés sur vos papiers.

— Voici la clef de mon secrétaire. Permettez-vous que je l’ouvre ?

— Oui, citoyen ; car je sais que vous êtes honnête !

M. de N***, après avoir ouvert le secrétaire, prit une bourse pleine d’or et un portefeuille bourré d’assignats qui s’y trouvaient, et garda ces deux objets dans sa main.

— Cachez donc cela, lui dit vivement le lieutenant de gendarmerie à voix basse. Que diable ! je ne puis répondre de mes hommes, une dénonciation est si vite faite.

M. de N***, en se retournant alors, m’aperçut à ses côtés et me glissa dans les mains ces deux objets en murmurant :

— Ah ! béni soit Dieu ! Je me sens plus tranquille. Je laisse ma femme et ma fille au-dessus des atteintes de la misère.

Je ne parlerai pas de la scène déchirante du départ : quoique madame de N*** fit les plus héroïques efforts pour conserver son sang-froid à la vue de sa fille qui éclatait en sanglots, elle ne put dompter plus longtemps la douleur sans nom qui la torturait, et se mit à pousser des cris déchirants.

— Partons, lieutenant, dit M. de N*** qui, à ce spectacle, sentait probablement son courage fléchir, et qui ne voulait pas se laisser vaincre.

— Vraiment, citoyen N***, s’écria l’officier de gendarmerie, je donnerais une année de solde pour vous voir libre !… Après tout, poursuivit le gendarme en élevant la voix de façon à ce que madame de N*** l’entendit, malgré la douleur qui l’absorbait, après tout, je crois, connaissant le motif futile pour lequel vous êtes appréhendé au corps, que vous serez bientôt rendu à la liberté ! Je ne regarde même, à vrai dire, cette arrestation que comme vue simple formalité.

— Serait-il vrai, citoyen ? demanda madame de N*** à l’officier avec un tel élan de cœur que je sentis les larmes me monter aux yeux ; mais non, je comprends votre généreux mensonge.

— Citoyenne, sur ma parole de soldat, dit l’officier de gendarmerie en mordillant sa moustache avec fureur, sur ma parole de soldat, je ne veux pas vous tromper, et j’ai dit ce que je pensais.

— Tu vois, ma bonne amie, que tu avais tort de te désespérer ainsi, ajouta M. de N***, en jetant à la dérobée un regard plein de reconnaissance sur l’officier de gendarmerie qui, droit et au port d’armes, gardait une immobilité de statue. Allons, embrasse-moi encore une dernière fois et dis-moi au revoir. D’ici à peu de jours, nous nous trouverons de nouveau réunis.

Madame de N*** et sa fille tombèrent alors dans les bras de M. de N*** et l’embrassèrent en pleurant, mais moins désespérées qu’elles n’étaient naguère.

— Partons ! s’écria tout à coup brusquement l’officier en sortant de son immobilité : j’ai laissé un convoi de prisonniers à Sauve, et je ne puis rester plus longtemps absent.

— Maurice ! s’écria madame de N*** en poussant doucement son neveu par le bras, j’espère que vous accompagnerez votre oncle ?

— Mais ma tante, je ne sais si je puis vous laisser seule.

— Oh ! ne craignez rien, À présent que je sais que l’absence de mon mari n’est que momentanée, que son arrestation, ainsi que vient de me l’apprendre le citoyen officier, n’est qu’une simple formalité, je suis calme. Partez, Maurice… Vous me rapporterez les derniers ordres de mon mari. Et qui sait, ajouta la pauvre femme, en se laissant aller, sentiment bien naturel dans un grand malheur, à l’espérance que l’on venait de faire luire à ses yeux, et qui sait si vous ne trouverez pas à Sauve l’ordre d’élargissement de mon mari, et si vous ne reviendrez pas tous les deux ensemble !

— C’est possible, ma bonne {ante, répondit Maurice d’une voix tellement brisée que, si madame de N*** eût été moins absorbée par la pensée de la prochaine délivrance de son mari, elle aurait compris que tout espoir était perdu pour elle.

M. de N***, suivi et précédé par les gendarmes, sortit enfin de cette maison, qui une heure auparavant présentait l’image du bonheur intime et qu’il laissait alors habitée par le désespoir. Je le suivis.

Nous traversâmes la cour dans un profond silence. Ce ne fut que quand la porte retomba derrière lui que le malheureux N***, qui jusqu’alors avait montré une telle force d’âme, paya son tribut de faiblesse à l’humanité.

— Adieu ! êtres bien-aimés, vous qui étiez ma vie, dit-il avec un attendrissement qui touchait aux larmes et en jetant un dernier et long regard sur cette maison où il avait été si heureux et qu’il savait bien ne plus revoir ; adieu, ma femme et mon enfant ! Que Dieu vous protége ! Je ne puis plus rien pour vous ! J’appartiens maintenant au bourreau.

L’ancien lieutenant criminel achevait de prononcer ces paroles, quand le lieutenant commandant la brigade de gendarmerie, s’adressant à lui :

— Citoyen, lui dit-il, je vous connais depuis de longues années, et je sais que pas un homme n’est plus loyal que vous. Voulez-vous me promettre que vous n’essaierez pas de fuir, et je vous laisserai marcher avec vos deux amis à vos côtés, les mains libres et pouvant causer tout à votre aise.

— Je m’engage à ne pas essayer de fuir, répondit aussitôt M. de N***. À présent, lieutenant, permettez-moi de vous remercier du plus profond de mon cœur de la générosité dont vous avez fait preuve à mon égard. Croyez que je ne puis trouver de paroles assez énergiques pour vous exprimer toute la reconnaissance que me cause votre noble et généreux mensonge !

— Le fait est que, pour la première fois de ma vie, j’ai parjuré mon honneur de soldat, dit d’un ton bourru le lieutenant. Après tout, que diable, on a beau être gendarme, cela ne vous empêche pas d’appartenir toujours par quelque côté à l’humanité.

Tenez, j’ai souvent vu pleurer depuis que j’exerce ; eh bien, croyez-moi ! je ne me souviens pas de m’être laissé une seule fois attendrir ; mais tout à l’heure, si votre pauvre femme m’avait dit : Lieutenant, voulez-vous me faire le plaisir de laisser échapper mon mari, je lui aurais répondu : Je serai fusillé, citoyenne, mais ça ne fait rien ; votre mari peut s’en aller !… Il y a vraiment des moments dans la vie où l’on est d’une bêtise effroyable…

— Mon lieutenant, n’essayez point de me donner le change sur votre sensibilité : vous êtes bon, humain, compatissant, voilà la vérité.

— Du tout, saprebleu ! je ne suis pas compatissant | Voulez-vous bien ne pas dire de pareilles choses. Vous tenez donc à me déshonorer ! Et la preuve que ma faiblesse de tout à l’heure a été un accident, c’est qu’à présent je ne suis pas plus ému en vous conduisant à la mort, que s’il s’agissait pour moi de boire un verre de vin ! Mais, assez causé ! Je finirais, en continuant de bavarder ainsi avec vous, par me faire dénoncer par quelques-uns de mes hommes et être arrêté comme suspect.

Le lieutenant, après cette réponse, poussa son cheval au milieu de ses gendarmes, et nous restâmes seuls, l’ex-lieutenant criminel, Maurice et moi. Séparés par une distance d’une dizaine de pas de l’escorte, il nous était facile de causer sans craindre que notre conversation ne fût entendue ; mais nous avions tous les trois le cœur tellement gros, que nous gardions un morne silence.

Ce fut M. de N*** qui, le premier, entama la conversation.

— Je regrette, mon cher hôte, que mon hospitalité ait si mal tourné pour vous, me dit-il ; mais je ne pouvais raisonnablement prévoir ce qui est arrivé, ce coquin de Charles est la cause de tout ce malheur. Dieu veuille qu’il n’en soit pas puni !

— Oh ! il le sera, mon oncle, soyez-en sûr ! s’écria Maurice avec véhémence, sur mon honneur, je vous jure que cet infâme, s’il échappe à la guillotine, mourra de ma main !

— Maurice, dit gravement M. de N***, le serment que vous venez de proférer est une mauvaise action. Oubliez-vous donc que ma fille n’a plus que vous au monde pour appui ?

— Ah ! mon bon oncle, croyez…

— Oui, je sais ce que vous valez, Maurice !

— Mais, monsieur, dis-je alors à M. de N***, quel est donc ce Charles qui vous a dénoncé ?

— J’allais vous raconter son histoire, lorsque l’on est venu m’arrêter ; écoutez-moi à présent, je vais vous la dire.

M. de N*** se recueillit pendant quelques secondes, puis reprit bientôt d’une voix aussi calme et aussi naturelle que s’il eût été dans son salon :

— Charles, me dit-il, est un de mes parents. Je ne vous raconterai ni son enfance indomptable, ni sa déplorable jeunesse. Qu’il vous suffise de savoir que Charles, à vingt-cinq ans, comparut devant moi comme accusé d’avoir commis un assassinat et un faux ! En mon âme et conscience, il était coupable de ces deux crimes, et si j’eusse voulu employer tous les moyens d’action que la loi m’accordait, il serait mort sur la roue ! Mais non !

Pour la première fois je faiblis dans l’accomplissement de mon devoir, et je sauvai le coupable de la peine capitale : il fut seulement condamné, son faux ne pouvant être mis en doute, à la flétrissure et aux galères. Voilà l’homme à qui je dois de me trouver aujourd’hui à la veille de monter sur l’échafaud.

— Ne poursuivez pas ce récit, je vous en prie, dis-je à M. de N*** en l’interrompant, ces souvenirs du passé ne peuvent que vous être pénibles.

À la clarté de la lune, alors dans son plein, je vis passer sur le visage de l’ex-lieutenant criminel un indéfinissable sourire de tristesse mélancolique.

— Je vous sais gré, mon cher monsieur, de votre délicatesse, me répondit-il d’une voix pleine de résignation et de douceur ; mais, hélas ! je me sens trop près de l’éternité pour que l’image de mon passé se présente avec quelque vivacité à mon esprit ! Ma jeunesse n’apparaît, en ce moment, à mes yeux, que comme un rêve confus et effacé, qui brave l’analyse et qu’un prochain réveil va dissiper !

— Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure, m’écriai-je avec un attendrissement que je ne pus dissimuler ; qui sait si cet avenir que vous croyez fini ne vous réserve pas encore de longs jours de calme et de bonheur ? Nous vivons à une époque où l’imprévu est seul probable, à une époque où les événements les plus divers et les plus étranges se multiplient avec une telle rapidité, que l’homme sage ne doit se laisser aller ni au découragement, ni à la confiance !

En réponse à ces paroles d’espérance, que je prononçais sans oser, hélas ! y croire moi-même, l’ex-lieutenant criminel se contenta de tourner lentement la tête en signe de doute, de dénégation : puis, après un moment de silence, et probablement dans l’intention de couper court à la conversation, il reprit son récit :

— Charles, continua-t-il, était aux galères lorsque la révolution éclata. Vous dire de quelle façon il s’y prit pour parvenir à recouvrer sa liberté, c’est ce que j’ignore ; probablement, il trouva le moyen de se faire passer pour une victime politique ; toujours est-il qu’il ne tarda pas à devenir un orateur véhément, un patriote remarquable, enfin, une de ces mille et une puissances qui règnent aujourd’hui sur la France par l’audace éhontée qu’ils déploient, et par la terreur qu’ils inspirent.

Des ennemis, jaloux de sa popularité, l’accusèrent devant une assemblée d’électeurs d’être dévoué à la monarchie. Charles, tombant dans le piége, demanda que l’on fournit la preuve de cette accusation. La preuve, lui répondit-on, tu la portes sur ta personne. Jette bas la carmagnole, et l’on verra sur tes épaules, tracés en signes indélébiles, les emblèmes de la royauté.

Cette révélation accablante fit échouer la candidature de mon parent, qui, la rage et la vengeance dans le cœur, dut quitter la ville, où ses antécédents venaient d’être dévoilés ’une façon si publique et si éclatante.

Le misérable, oubliant alors et ses épouvantables antécédents et la partialité que j’avais eu la faiblesse de déployer à son égard, ne vit plus en moi que le juge qui l’avait fait flétrir, que l’homme qui avait brisé son avenir, et il tourna contre moi toute sa rage. Déjà une fois j’ai été arrêté sous un prétexte tellement ridicule, que devant la futilité de l’accusation, et devant surtout la colère et les menaces que montrèrent et firent entendre les paysans, l’autorité ne crut pouvoir me garder en prison plus de vingt-quatre heures.

Aujourd’hui, éclairé par l’expérience, Charles, ainsi que nous l’a appris mon neveu, a trouvé un moyen infaillible pour me perdre sans ressource. Il a simulé une lettre qui me serait adressée par un émigré, lettre que le hasard a fait, dit-il, tomber entre ses mains, et que, patriote dévoué, il s’est empressé de remettre au comité de salut public. Vous comprenez que devant une accusation si accablante pour moi, il ne m’est plus permis de conserver le moindre espoir.

— Pourquoi cela ? m’écriai-je avec vivacité. Qui vous empêchera de dévoiler à vos juges la ruse infernale dont vous êtes la victime ? Vous leur raconterez et l’infamie de votre parent et la vengeance qu’il croyait avoir à exercer contre vous, et vous sortirez triomphant de cette accusation…

— On ne sort jamais triomphant, de nos jours, d’une accusation capitale, me répondit tranquillement l’ex-lieutenant criminel : il n’y a pas un seul exemple d’un citoyen absous, lorsqu’à son dossier s’est trouvée une preuve matérielle contre lui…

— Mais cette prétendue lettre d’un émigré est un faux.

— Certes. N’importe, je vois et j’entends déjà d’ici mes juges : Le citoyen N***, dira l’accusateur public, est convaincu d’avoir entretenu des relations criminelles avec un ci-devant, un ennemi de la République ; nous possédons leur correspondance, en voici un passage. Alors, l’accusateur public donnera lecture au tribunal du passage le plus compromettant de la lettre écrite par mon cousin ; des cris de fureur et d’indignation retentiront de tous côtés dans la salle d’audience ; le peuple demandera que les débats soient clos et que l’on aille aux voix ; puis, deux minutes plus tard, le président du tribunal proclamera, au milieu des bravos frénétiques de l’auditoire, la sentence qui me condamnera à mort, et tout sera dit ! N’essayez donc pas de me donner un espoir que vous ne pouvez pas avoir vous-même, et qui ne ferait, si je m’y laissais aller, que de rendre mes derniers moments plus cruels !

Je compris qu’avec un homme aussi énergiquement trempé que l’était le lieutenant criminel, mes consolations banales étaient déplacées, et je gardai le silence. Pensant aussi qu’il ne serait pas fâché de passer les dernières heures qui lui restaient, seul avec son neveu Maurice, je m’éloignai peu à peu de lui, afin de ne pas le troubler dans ce dernier entretien.