Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/II

Alexandre CADOT (2p. 9-11).

II

La maison devant laquelle nous nous arrêtâmes en arrivant à la Tourette était, sans contredit, celle qui paraissait, à en juger par l’apparence, la plus riche du bourg.

Des sons de violon et des éclats de rire qui arrivèrent jusqu’à nous, lorsque nous frappâmes à la porte, me surprirent d’autant plus agréablement que j’étais depuis longtemps, c’est-à-dire depuis la révolution, déshabitué à la gaieté.

L’entrée de Verdier dans le salon où nous trouvâmes une réunion assez nombreuse, fut triomphante, et me montra à quel point mon hôte était aimé ; ce fut une Véritable ovation.

Quant à moi, on m’accueillit avec une grande cordialité.

Parmi les convives de la noce, je ne tardai pas à remarquer cinq jeunes gens qui tous se ressemblaient d’une façon vraiment extraordinaire, et présentaient le type le plus admirable que l’on puisse imaginer de la force unie à la grâce.

Je doute que jamais réunion de cinq hommes pareils se soit trouvée dans un salon.

— Quels sont donc ces jeunes gens ? demandai-je à Verdier.

— Ce sont mes cousins germains, me répondit-il, et les frères de la mariée…

— Ma foi, vous avez le droit de vous vanter, Verdier, de posséder pour parents les plus beaux hommes de tout votre département, peut-être même de toute la France !

— Oh ! si vous connaissier leur frère cadet, me répondit-il, que diriez-vous donc alors ?

En ce moment, on vint nous avertir que le dîner était servi.

Grâce aux vins généreux qui couvraient la table, et grâce surtout à l’entrain de Verdier, le repas de noces fut d’une gaieté charmante.

Pendant près de deux heures, nous oubliâmes et les horreurs que la Révolution traînait à sa suite et les calamités dont la France était menacée.

On venait de servir le dessert, lorsque la porte de la salle à manger s’ouvrit discrètement et qu’un nouveau venu, revêtu d’un habillement de chasseur et recouvert d’un ample manteau, se présenta devant nous.

— Bonsoir, mes amis ! dit-il en entrant ; puis se dirigeant aussitôt vers la mariée il l’embrassa tendrement en ajoutant : bonne petite sœur, que je suis donc heureux de te voir !

L’apparition de ce personnage produisit sur les convives une impression profonde et que je ne pus m’expliquer.

Pâles, silencieux, les yeux baissés, tous ces gens, qui naguère faisaient retentir des éclats de leur gaieté les voûtes de la salle, semblaient alors frappés de stupeur…

Un seul parmi les convives laissa échapper une exclamation de joie : ce fut mon hôte Verdier.

Quant aux cinq beaux jeunes gens que j’avais remarqués, ils quittèrent précipitamment leurs places, et s’élançant vers le nouveau venu, l’embrassèrent avec des transports et un attendrissement pleins de tendresse.

Je crus entendre qu’ils l’appelaient frère.

L’entrée de l’inconnu avait été si subite, et ses frères en l’entourant l’avaient soustrait si vite à mes regards, qu’à peine m’avait-il été donné de l’apercevoir.

Aussi, lorsque se dérobant à leurs étreintes, il prit place à la table à côté de Verdier, me mis-je à l’examiner avec la plus vive attention.

Jamais je n’oublierai l’admirable perfection de ses formes et la mâle beauté de son visage ; l’Antinoüs antique était dépassé.

Dans son regard limpide, comme celui d’une jeune fille, brillait une noble audace et une rare intrépidité ; on comprenait que ce jeune homme était une de ces natures exceptionnelles, enthousiastes du beau et du bien, qui ne peuvent jamais se plier aux exigences de la société et portent toujours hauts et leur tête et leur cœur.

Jamais mensonge n’avait dû souiller ses lèvres.

— Quoi, mes amis, dit-il en promenant lentement autour de lui son regard, la terreur vous a-t-elle donc conduits à ce degré d’abaissement que vous ayez peur de me reconnaître et de me serrer la main. Rassurez-vous, si jamais l’un de vous était poursuivi pour s’être assis à la même table que moi, j’irais trouver les bourreaux jusque dans leur antre, et je leur apporterais ma tête à la place de la sienne !…

Ces paroles, qui répondaient à la pensée sécrète des convives, amenèrent la rougeur de la honte sur le front des plus généreux, et plusieurs, pour expier leur faiblesse, se hâtèrent d’aller serrer la main du jeune homme.

— Mon cher Edmond, dit la mariée en s’adressant à ce dernier, ce n’est pas la crainte d’être compromis par ta présence qui pèse ainsi sur la gaieté de nos amis, mais bien celle de ton imprudence, qui te fait t’exposer avec tant de légèreté.

— J’ai peut-être eu tort, en effet, de quitter ma tanière, répondit celui que l’on nommait Edmond ; mais que veux-tu, ma bonne Sidonie, la vie que je mène, si cela peut s’appeler vivre, est si triste et si affreuse, que je n’ai pu résister au désir de me retrouver à une fête !… Franchement, je suis malheureux que l’échafaud n’a rien qui m’épouvante !… Et puis, après tout, à quel danger suis-je donc exposé ici ? Personne ne m’a vu venir, la nuit est sombre, la campagne déserte et je suis armé. Parmi tous les convives qui entourent cette table, je ne vois que des figures amies, que des camarades de mon enfance… Pas un visage suspect qui puisse cacher une pensée de trahison !… Rassure-toi donc, ma bonne Sidonie, et goûte en paix ton bonheur !

Le jeune homme achevait de prononcer ces paroles, lorsque ses yeux m’aperçurent pour la première fois ; caché par un énorme bouquet de fleurs qui s’élevait au bout de la table où je me trouvais, j’étais resté jusqu’alors hors la portée de son regard.

En m’apercevant donc, dis-je, pour la première fois, Edmond ne fut pas maître d’un mouvement de surprise ; mais, prenant aussitôt bravement son parti :

— Citoyen, me dit-il, en me saluant d’un signe amical de tête, le hasard vous offre votre revanche. Un mot de vous, et je suis perdu !…

Ces paroles énigmatiques produisirent une grande sensation sur les invités, et tous les regards se portèrent vers moi.

— Citoyen, lui répondis-je en affectant un étonnement profond, je ne vous comprends pas. Il est probable que vous êtes le jouet de quelque ressemblance, car jamais, avant ce jour, je n’ai eu le plaisir de me trouver avec vous.

Quoique les invités voulussent affecter une gaieté et une assurance que démentait leur contenance embarrassée, la fin du dessert ne ressembla pas au reste du dîner, et l’on se leva bientôt de table.

— Mon cher ami, me dit Verdier à voix basse, venez un instant avec moi, je vous prie. J’ai un grand service à vous demander.

Je suivis mon hôte sans prononcer une parole : nous entrâmes bientôt tous les deux dans une petite chambre qui était située au rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison et donnant sur la campagne.

Assis au coin d’un grand feu qui flambait joyeusement dans la cheminée, se trouvait Edmond.

Verdier se hâta de refermer sur nous la porte, puis se tournant vivement de mon côté :

— Mon cher ami, me dit-il, je ne vous remercierai pas de votre discrétion, car ce que vous venez de faire pour mon parent, je l’eusse à coup sûr fait pour vous.

— Mais je ne comprends pas, Verdier.

— Inutile de continuer cette comédie, reprit le parfumeur ; nous sommes seuls ici et personne ne peut nous entendre. Je sais bien que la première fois que mon cousin Edmond et vous, vous vous êtes rencontrés, son visage était recouvert d’un masque, et qu’à la rigueur, vous pourriez ne pas le reconnaître ; mais ce nom d’Edmond que vous avez retenu, sa voix que vous avez entendue, cette amitié qui, je vous l’ai avoué, existait entre le plus jeune de vos agresseurs et moi, enfin cette position de fugitif et de proscrit qui est celle d’Edmond, sont des indices qui doivent équivaloir pour vous à une certitude…

— Puisque nous parlons à cœur ouvert, mon cher Verdier, alors je vous répondrai que cinq minutes après l’arrivée le votre cousin j’avais déjà fait toutes ces observations. Je m’empresse d’ajouter que quoique j’ignore complétement à quelles causes monsieur doit d’être proscrit, je suis persuadé que ces causes sont honorables.

— Merci, monsieur, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir sur mon compte, s’écria alors Edmond en me serrant énergiquement la main ; en mon âme et conscience je crois que je la mérite… Au reste, si vous désirez connaître ma simple histoire, je suis prêt à vous la raconter.

— Si ce récit ne vous est pas trop pénible à faire, je serais, en effet, charmé de l’entendre…

— Pourquoi me serait-il pénible ? Je n’ai rien à me reprocher !… Voici donc en peu de mots…

— Je demande la parole, s’écria Verdier en interrompant son cousin et en se tournant de mon côté : Edmond, quoique je ne mette nullement en doute sa véracité, éprouve une telle aversion pour les compliments, qu’il ne manque jamais, quand il se met en scène, d’affaiblir ses mérites et d’amoindrir autant que possible ses qualités… Je demande donc à le remplacer dans son rôle de narrateur.

— Accordé ! dis-je en riant.

Verdier, sans perdre de temps, rapprocha sa chaise de la mienne et s’empressa de prendre la parole de peur d’être devancé par son cousin.