Les Époques de la musique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 6 (p. 885-907).
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LES
ÉPOQUES DE LA MUSIQUE

L’OPERA MÉLODIQUE. — MOZART

Il y a dans l’histoire de la musique des noms dont chacun représente un genre, une catégorie de la beauté sonore. On peut à la rigueur, — et nous l’avons tenté naguère, — étudier chez le seul Palestrina la polyphonie vocale du XVIe siècle. C’est dans les neuf chefs-d’œuvre de Beethoven que nous trouverons le centre ou le sommet de la symphonie. Quant au drame symphonique, personne jusqu’ici n’en a partagé la gloire avec Richard Wagner. De même, l’opéra mélodique appartient en propre à Mozart. Il naît sans doute avant le jeune homme de Salzbourg et lui survit ; mais, sous cette main élue, il a donné ses plus exquises fleurs. Regardons-les un instant, non pas en boutons ni fanées, mais épanouies. Après avoir suivi, depuis les premiers Florentins jusqu’à Gluck, l’évolution de l’opéra récitatif, arrêtons-nous devant la perfection de l’opéra mélodique. A l’une, il a fallu près de deux siècles et l’autre n’a duré qu’un moment ; mais, dans la destinée de cette forme d’art, c’est le moment de l’idéal. Essayons de le saisir. Tâchons de montrer premièrement que, dans l’opéra de Mozart, c’est la mélodie qui domine ; nous définirons ensuite la valeur spécifique en même temps qu’expressive ou morale, et pour ainsi dire la beauté de corps et d’âme de cette mélodie sans pareille.


I

L’opéra de Mozart est l’un des deux principaux types de l’opéra musical : j’entends par là le drame en musique où la musique l’emporte, et non pas, comme dans l’opéra récitatif, la parole ou la poésie. L’autre type du genre, à la fois analogue et contraire à l’opéra de Mozart, pourrait bien être l’opéra de Wagner, qui donne la première place non pas sans doute à la mélodie, mais à la symphonie, c’est-à-dire encore et toujours à la musique. Wagner et Mozart, d’ailleurs si différens, se sont rencontrés en ce point. Grand musicien de théâtre, mais avant tout grand musicien, dans l’éternel débat entre la musique et la poésie, Mozart, on le sait, a pris délibérément le parti de la musique. Sa correspondance, à chaque page, en fait foi. Il écrivait un jour, à propos de l’Enlèvement au sérail : « Parlons maintenant du texte de l’opéra. Je sais bien que la versification n’en est pas des meilleures, mais elle s’est trouvée si bien d’accord avec les idées musicales (qui déjà auparavant me trottaient dans la tête), que nécessairement elle devait me plaire ; et je parie bien qu’à l’exécution, on ne regrettera rien... Quant à la poésie de la pièce en général, je ne saurais vraiment la mépriser... Et... je ne sais... mais, dans un opéra, il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique. Pourquoi donc les opéras italiens plaisent-ils partout, malgré toute la pauvreté de leurs livrets ?... et cela même à Paris, comme j’en ai été témoin. Parce que la musique y règne en souveraine et fait oublier tout le reste... Un opéra doit évidemment plaire d’autant plus que le plan de la pièce sera bien composé, mais à la condition que les paroles auront été écrites uniquement pour la musique et qu’on n’y aura pas introduit çà et là des mots, ou même des strophes entières capables de gâter toute l’idée du compositeur, et cela pour l’amour d’une malheureuse rime qui, quelle qu’elle soit, mon Dieu ! n’ajoute absolument rien au mérite d’une représentation théâtrale et lui nuit plutôt[1]. »

Les ouvrages de Mozart s’accordent avec sa doctrine. En est-il un plus merveilleux exemple que les Noces de Figaro ? Où la musique a-t-elle jamais ainsi dominé les paroles ? (A propos de la comédie de Beaumarchais, on hésite à dire : la poésie.) Mozart a transformé, transfiguré par les sons un chef-d’œuvre qui désormais semble beaucoup moins le sujet, ou le modèle, que l’occasion d’un chef-d’œuvre nouveau, très différent, très supérieur peut-être, où la musique a tout emporté.

On dirait que Mozart vint achever et couronner en quelque sorte l’évolution qui, depuis longtemps, entraînait la poésie vers la musique. Celle-ci, que l’opéra récitatif avait d’abord soumise au verbe, ne tarda guère à souhaiter l’indépendance et même l’autorité. Un éminent historien de la littérature italienne, Francesco de Sanctis, a très bien vu les causes et les progrès de ce mouvement qui prit naissance en Italie et n’eut son plein effet que dans le génie encore à demi italien de Mozart. La poésie, — au moins la poésie italienne, — s’était peu à peu dépouillée et comme vidée de ce qu’elle contenait d’expressif, pour ne retenir que ce qu’il y avait en elle de sensible ou de sensuel ; pour développer de plus en plus « l’élément chantant et musical, qui perçait déjà dans l’œuvre d’un Tasse, d’un Guarini, d’un Marino. La sonorité ou la mélodie était devenue la première loi de la prose et des vers et l’on fabriquait des périodes qui sonnaient en musique... La parole n’était plus une idée, mais un son et, plutôt que de gâter les sons, on récitait les paroles à contre-sens... Quand le drame est devenu insipide et que la parole a perdu toute efficace, on cherche l’intérêt dans la musique et tout le drame est chanté... L’antique littérature n’étant plus qu’une forme chantable et musicable, cantabile e nmsicabile, a pour dernière expression le drame musical, où elle n’est plus une fin, mais un moyen. Elle est mélodie et sert à la musique[2]. » La parole sans doute, autrefois maîtresse, garde encore un débris, une ombre au moins de son empire. Elle subsiste en cette musique, puisque cette musique est chant. Mais elle n’y figure que pour s’y absorber et s’y évanouir. La mélodie triomphe et Mozart est l’artisan de sa fortune, le héros de sa victoire.

Ainsi l’opéra de Mozart est surtout mélodie. Il l’est au fond et comme par essence. Il ne l’est cependant pas sans réserve et par système. En lui quelque chose de l’ancien récitatif demeure encore et quelque chose annonce déjà la symphonie à venir.

Les plus beaux récitatifs de Mozart se rencontrent dans Idoménée, dans les Noces de Figaro (avant l’air de Suzanne sous les marronniers) ; enfin et surtout en deux scènes de Don Juan : l’une où doña Anna pleure sur le cadavre du Commandeur, l’autre où elle reconnaît en don Juan le meurtrier de son père. Par la composition, par le partage des forces musicales entre le récitatif et le chant, mais surtout par la déclamation, l’épisode religieux et funèbre d’Idoménée rappelle, s’il ne l’égale pas, le tableau du temple, d’Alceste. Quant au récit de Suzanne arrivant au nocturne rendez-vous, quelques paroles y résonnent avec une plénitude, une profondeur que Gluck n’a jamais dépassées. Rappelez-vous ces deux mots si simples : « l’amenità del loco, » et quelle grandeur mystérieuse, avec quelle suavité, la musique leur donne. Vraiment, c’est bien devant la beauté verbale que nous nous trouvons ici. Mais ici seulement. Partout ailleurs en cette célèbre page, la musique, au lieu d’être, comme chez Gluck, contenue dans la parole et d’en jaillir, semble venir à elle du dehors et l’envelopper. De même, et plus encore peut-être, dans les deux récits de doña Anna, malgré l’énergie et la vérité de l’accent, la musique l’emporte. Que la faute en soit ou non à la langue italienne et à sa douceur, dès les premiers cris de la jeune fille : Ma qual mai s’offre, o Dei ! spettacolo funesto agli occhi miei ! les notes plutôt que les syllabes frappent et fendent le cœur. Une imprécation de Gluck, en français, porte des coups autrement rudes. Mais, dans l’ordre de la musique pure, Mozart aussitôt reprend l’avantage. S’il n’y a pas de mélodie à proprement parler en ce discours haletant, les élémens rien que musicaux y abondent. Une modulation, une attaque ou une secousse de l’orchestre, trois ou quatre accords égaux et lugubres, sont autant de détails où se révèle le musicien plus grand que Gluck, l’ouvrier ou plutôt le maître sans pareil des formes sonores.

Quelques pages plus loin, vous le trouvez encore. Ecoutez doña Anna reconnaissant son ravisseur et faisant à don Ottavio la narration de la funeste nuit. Tandis que le génie de Gluck se déploie et semble se complaire dans le récitatif, celui de Mozart ne fait en quelque sorte que le traverser. Au lieu des haltes de Gluck, quelle hâte, et comme l’orchestre tantôt presse et tantôt hache la voix ! Voilà peut-être le chef-d’œuvre du récitatif de Mozart, de ce récitatif plus musical encore une fois que celui de Gluck. En faut-il une dernière preuve ? Dans Iphigénie en Tauride, au début aussi de tragiques confidences, quelques accens d’orchestre servent d’exorde au discours d’Iphigénie. De même l’orchestre annonce brièvement les premiers mots de dona Anna : « Era già alquanto avanzata la notte. » Mais, tandis qu’une note, une seule, quatre fois répétée, suffit à Gluck, Mozart pose ici une série d’accords, et telle en est, avec la simplicité, le pouvoir, qu’ils égalent, dépassent la parole, et que c’est eux-mêmes, eux seuls, qui font vraiment la nuit. Ainsi, ne fût-ce qu’en deux mesures, la « musicalité » de Mozart se révèle plus riche que celle de Gluck et, dans les récitatifs de Don Juan ou des Noces, le son, plus que le verbe, apparaît comme la cause ou la source de la beauté.

La symphonie elle-même, ou l’orchestre, ne laisse pas d’y contribuer parfois et le génie vocal n’est pas tout le génie de Mozart. Déjà dans l’Enlèvement au sérail, Mozart obtient certains effets de l’instrumentation et des timbres. Pendant les répétitions de son ouvrage, il écrivait à son père : « Savez-vous comment j’ai rendu l’air de Belmont en la majeur : O wie ängstlich, o wie feurig ! (Oh ! avec quelle anxiété, avec quel brûlant désir bat mon cœur plein d’amour !) Le cœur qui bat est déjà annoncé d’avance par les violons en octaves. C’est l’air favori de tous ceux qui l’ont entendu,... de moi aussi. On y voit le tremblement, l’irrésolution ; on voit se soulever le cœur gonflé, ce qui est exprimé par un crescendo ; on entend les chuchotemens et les soupirs rendus par les premiers violons en sourdine et une flûte à l’unisson[3]. » Il arrive même que l’orchestre de Mozart, grâce à la nature seule des thèmes et à la façon dont il les attaque, nous donne l’impression d’une symphonie qui commence (voyez le dernier finale de Don Juan : Già la mensa è preparata). L’air de Suzanne, habillant ou déshabillant Chérubin à genoux devant la comtesse (Venite, inginocchiatevi) ; le duo de don Juan avec Leporello (Eh ! via, buffone) ; la plupart des épisodes qui forment le merveilleux finale des Noces de Figaro, sont autant de morceaux qui pourraient presque se jouer à l’orchestre seul. Sans la voix, les instrumens encore chanteraient.

Mais la symphonie, comme le récitatif, n’est dans l’opéra de Mozart que l’exception ou l’accessoire ; la mélodie y est le principal et la règle, une règle plus générale et plus absolue encore que n’est la déclamation dans l’opéra de Gluck ou la polyphonie dans le drame wagnérien. Cette mélodie, son bien par excellence, Mozart la prend où il la trouve. Il l’accueille d’où qu’elle vienne : de son divin génie, ou du génie plus humble, de l’instinct mystérieux de la foule. On sait quelle part il a faite, quels hommages il a rendus à la chanson populaire en celui de ses chefs-d’œuvre qui réunit peut-être les plus familières et les plus nobles beautés. Après un exemple pareil, qui pourrait encore accuser de trivialité, voire de bassesse, telle ou telle page d’une partition récente ? Quel auditeur de Louise refusera de se laisser charmer, émouvoir même par les cris de Paris, de notre Paris, quand Mozart n’a pas dédaigné de faire voltiger les refrains de Vienne sur les lèvres de Papageno ?

Ouvrons à la première page, à l’index thématique, la partition de l’Enlèvement au sérail. Nous y trouvons cette nomenclature : « n° 1, air ; n° 3, air ; n° 4, récitatif et air. » Sur vingt et un morceaux, douze airs, douze chants individuels ou mélodies ; sans compter que les duos, trios, quatuors, qui forment le reste de l’ouvrage, sont écrits dans un style aussi mélodique au moins que concertant. Tel est le cas, dans Don Juan, du fameux trio des Masques, admirable concert, non pas de notes, mais de phrases et, puisqu’il n’y a pas d’autre mot, de mélodies. Comparez cet ensemble à tel morceau, polyphonique aussi, du XVIe siècle, motet ou madrigal à trois voix. Celui-ci vous apparaîtra comme une combinaison de points, au lieu que, dans le trio des Masques, ce sont des lignes qui se développent, se correspondent et s’entrelacent. Ailleurs, il n’y a pas jusqu’à certaines gammes (scène finale entre don Juan et le Commandeur), gammes lentes et, grâce à cette lenteur même, perceptibles note par note, qui ne prennent une apparence mélodique : elles se jouent, mais il semble qu’elles pourraient aussi bien se chanter.

La mélodie est partout chez Mozart. Quelquefois au-dessus de l’harmonie, elle est parfois au dedans. Elle s’enferme, se cache parmi les accords arpégés accompagnant la mort du Commandeur, pour s’en dégager à la fin et perler, comme une larme qui tombe, en cinq ou six notes de hautbois.

Enfin l’orchestre même de Mozart est artisan de mélodie. Tantôt, au début d’un air, il en expose le thème ; tantôt, comme dans l’air de Leporello : Madamina ! il catalogo è questo, dans le duo du Cimetière, les mélodies à chaque mesure jaillissent de l’accompagnement. Que dis-je ! un tel orchestre fait plus qu’accompagner : il coopère. Il n’a rien de commun avec l’inutile et misérable guitare que deviendra, vingt années seulement après Don Juan, l’orchestre de l’opéra mélodique en décadence. Mais, en dépit de sa variété, de sa richesse, l’orchestre de Mozart est traité mélodiquement : il chante. On peut noter ici l’un des caractères du génie de Mozart. Tandis que Bach écrit souvent la phrase chantée dans le style instrumental, Mozart, au contraire, traite volontiers les instrumens comme les voix. Et Wagner, un jour, Wagner, qu’en ces études rétrospectives on aperçoit de loin, comme au bout de toutes les avenues de notre art, Wagner, à cet égard, procédera beaucoup moins de Mozart que de Bach. Si nous comparons en passant l’orchestre de Mozart et celui de Wagner, nous constatons aussitôt qu’ils ne diffèrent pas seulement par la composition et les ressources matérielles, mais encore, et bien davantage, par leurs fonctions. L’orchestre de Wagner semble constamment ne parler et n’agir que pour son propre compte. Il fait peu de cas de la voix, à moins qu’il ne lui fasse violence. L’orchestre de Mozart, au contraire, la respecte ; il l’aime et, désireux de la servir, de l’imiter même, avec elle et comme elle, à chaque instant, il chante. Quelquefois il lui cède la place et, par sa discrétion, par sa retraite volontaire, il témoigne qu’elle peut, au besoin, se passer de lui. Mais, lorsqu’il s’unit avec elle, on ne saurait trop le redire, il ne souhaite que de lui ressembler. D’un bout à l’autre du grand air de Leporello, dès que la voix se tait, ne fût-ce que pour reprendre haleine, l’orchestre lui réplique, mais en empruntant son langage, et, dans les courts silences de la mélodie vocale, ce sont des éclats de mélodie que jettent les instrumens. Un instrument (le violoncelle) accom pagne la coda de l’air fameux de Zerline : Batti, batti, bel Mazetto ! Mais rappelez-vous avec quels ménagemens, quelle sollicitude pour la voix délicate, et comme l’accompagnement fluide porte la mélodie, l’entraîne, et ne la submerge pas. Ailleurs, dans la scène du bal, on dirait que Mozart n’a réuni trois petits orchestres que pour leur faire jouer ensemble, et le plus aisément du monde, trois mélodies. N’est-ce point encore une mélodie en partie double que la célèbre sérénade, où la voix de don Juan et sa mandoline chantent chacune sa chanson ? La mélodie toujours, une mélodie non seulement infinie à sa manière, mais en quelque sorte universelle, puisqu’elle est partout, enveloppe tout entier certain duo des Noces de Figaro : celui de la Dictée, où le courant passe constamment de l’une des voix à l’autre, des voix à l’orchestre et de l’orchestre aux voix. Ici plus que jamais, tout chante. Et sans doute, puisque Suzanne écrit et relit un billet que lui dicte la comtesse, sans doute, pour exprimer la continuité de l’action, cette continuité de la musique, ce circuit ou cet échange perpétuel était nécessaire. Mais, tout de même, le rôle mélodique de l’orchestre ne résulte pas seulement de la situation. Il tient au caractère, à l’habitude du génie de Mozart. Il atteste une dernière fois que, pour le musicien des Noces et de Don Juan, la mélodie était la forme que prenaient le plus volontiers tous les élémens et toutes les forces, même instrumentales, des sons.


II

Dans un article anonyme sur un livre inconnu, j’ai lu dernièrement cette page, qui m’a frappé :

« L’unité dans la musique est de deux ordres différens, ou, si l’on veut, offre deux dimensions, qui sont l’harmonie et la mélodie. L’harmonie, comme on le sait, est l’unité de plusieurs tons dans un seul accord.

« La science a posé son compas sur cette dimension de l’unité ; elle a découvert que les tons qui s’accordaient entre eux avaient des rapports arithmétiques parle nombre de leurs vibrations..

« ... La seconde unité, celle de la mélodie, échappe entièrement à la science. Nous avons déjà vu cette belle définition du chant : une suite de notes qui s’appellent. Mais par quel charme s’appellent-elles ? Par quel lien restent-elles attachées ensemble dans la mémoire et dans le cœur ! Nul ne peut le dire. Les notes qui subsistent dans un accord ne s’appellent point dans l’ordre mélodique et ne peuvent former un chant ; les notes qui, placées à la suite l’une de l’autre, forment un air, offrent des nombres de vibrations sans rapports ou, comme l’on dit, premiers entre eux, et pour trouver l’unité de ces nombres, il faudrait remonter à l’unité première et infinie où tous ces nombres sont un. C’est donc par une espèce d’intuition de l’infini que l’âme chante ; c’est par cette intuition merveilleuse qu’elle découvre entre les tons ces sympathies plus ou moins profondes qui attachent chaque note à celle qui la suit, et forment, de toutes réunies, ces guirlandes ravissantes que rien ne peut rompre.

« Sans doute on peut supposer que ces notes qui s’appellent sont complémentaires l’une de l’autre, qu’il doit y avoir entre elles la différence et l’attraction du positif et du négatif, et qu’ainsi, leur union est un symbole de l’amour ; mais il y a loin de là à reconnaître quelles sont les notes qui s’aiment, à mesurer à quel degré elles s’aiment, dans quelles circonstances elles s’aiment le plus, à saisir ainsi au vol tous les caprices de leurs amours. Ceci restera toujours le secret et la mesure du génie[4]. »

Il semble en effet, pour ces raisons profondes, que la mélodie soit le grand secret, et le plus caché, de la musique. A quoi tient la vulgarité de telle mélodie et la noblesse de telle autre ? Analogue en apparence, celle-ci ne diffère de la première que par un détail, un rien, une ou deux notes peut-être. Mais, devant ces deux notes changées plus que devant les merveilles complexes de l’harmonie ou de l’instrumentation, la critique se déconcerte et s’arrête. Ici l’inconnaissable et l’irréductible commence. Eh bien ! dans cet ordre de la beauté mystérieuse et simple par excellence, de l’unité qui ne se décompose pas, Mozart n’a pas connu de rival, ou du moins de vainqueur. Mélodie antique ou grégorienne, mélodie de l’Italie qui chante ou de la symphonique Allemagne, mélodie des Bach et des Haydn avant Mozart, des Beethoven et des Schubert, des Schumann et des Wagner après lui ; mélodie créée par le génie d’un artiste, éclose sur les lèvres ou la flûte d’un berger, aucune mélodie p(mt-être n’est parfaite comme est parfaite une mélodie de Mozart. Jamais quelques notes ne se sont suivies comme Mozart les fait se suivre ; jamais elles ne se sont attirées, appelées d’une voix aussi douce, jamais elles ne se sont aimées d’un aussi tendre amour.

« La mélodie, écrit M. Riemann dans son excellent Dictionnaire de musique, la mélodie est une succession de sons ayant entre eux des rapports logiques et déterminés. » Mais ces rapports sont de plus d’une sorte et comme à plus d’un degré. Ils existent d’abord entre les notes isolées ; puis entre les groupes de notes formant les membres ou les périodes ; enfin entre les diverses mélodies composant un morceau, que celui-ci d’ailleurs soit un air, un duo, un trio ou un ensemble.

Entre la première note et les suivantes, Mozart aperçoit immédiatement les affinités les plus délicates. La mélodie de Mozart ne se prépare ni ne s’annonce ; elle ne se fait pas : elle est tout de suite, et tout de suite elle est admirable. Parfaitement dégagée de l’ancien récitatif, elle n’est pas engagée encore dans la mélopée ou dans la symphonie future. Définie et autonome, elle se détache sans peine. Pour exécuter un fragment isolé de Mozart, on sait très bien où le prendre et par où commencer ; un fragment de Wagner embarrasse davantage et nous oblige parfois à l’aborder gauchement et comme de côté.

L’opéra de Mozart est plein de ces débuts ravissans. Je sais dans Idoménée un air d’Ilia, où le premier mot (Zefiretti) n’est pas encore achevé, que déjà nous devinons et croyons goûter d’avance le charme de toute la mélodie future. Cette anticipation est surtout sensible dans les airs, — assez nombreux chez Mozart, — dont le thème initial est constitué par les notes de l’accord parfait, quel que soit d’ailleurs le sentiment ou l’éthos de la mélodie : qu’elle exprime la fureur vengeresse, comme l’air de doña Anna : Or sai chi l’onore, ou l’amoureux désir, comme l’air de Suzanne sous les marronniers. Partout ainsi, dans le : Voi che sapete de Chérubin aussi bien que dans la sérénade de don Juan, partout le génie mélodique de Mozart se découvre et se livre dès la première mesure ; celle-ci forme en quelque sorte une courbe où la figure sonore s’inscrit tout entière, avant d’en sortir et de se développer.

Le développement, comme l’inscription, est admirable, et jamais la mélodie de Mozart ne donne moins qu’elle n’a promis. « Un autre charme de la musique de Mozart, écrivait Gounod dans son étude sur Don Juan, c’est l’étroite parenté qui relie entre eux les divers membres de la période musicale et lui donne ce caractère logique dont il a, plus que personne, le privilège et le secret. » La mélodie initiale une fois exposée, d’autres lui succèdent et s’en déduisent ainsi que les conséquences des prémisses, ou les corollaires délicieux d’un axiome de beauté. Je me trompe : ce ne sont pas d’autres mélodies, c’est la même, dont le progrès se poursuit et se consomme sous des formes analogues et, comme disait Gounod, parentes ; parentes de la forme première et parentes entre elles par les rythmes, les valeurs et les tonalités. Elles dérivent et procèdent toutes de la mélodie mère, mais, participant de sa nature ou de sa substance, elles se distinguent d’elle par leur personne. Il ne faut pas confondre avec la variation, beaucoup plus extérieure et superficielle, cette évolution de la mélodie, fondée sur des correspondances intimes et sur d’essentielles conformités, dont l’œuvre de Mozart nous offre à chaque instant l’exemple. Un air de Mozart est, en toutes ses parties, un organisme parfait. Entre « les endroits forts, » comme dit le président de Brosses, rien ne traîne ni ne détonne, et les « passages » qui les relient entre eux ne sont pas loin de les égaler. Les accessoires, ou les environs, et jusqu’au moindre détail, tout convient, tout concourt, et vous ne trouverez pas une mesure impertinente, ou seulement inutile, en trois ou quatre pages qui ne sont que mélodie, et qu’une mélodie. S’agit-il d’un air à répétition comme le Non più andrai des Noces de Figaro ? Des épisodes spirituels et toujours assortis en remplissent les intervalles. La sérénade de Don Juan se compose de deux strophes, mais lesquelles ! Puisque nous traitons aujourd’hui de l’opéra mélodique et avant tout musical, comparons ici un moment la poésie et la musique :


Deh ! vieni alla finestra,
O mio tesoro.
Deh ! vient a consolar
Il pianto mio.

Se neghi a me di dar
Qualche ristoro,
Davanti agli occhi tuoi
Morir voglio io.


Ces deux quatrains, et deux autres qui suivent, voilà toutes les paroles de la sérénade. A les voir ainsi, dépouillées et piteuses, on admire comme elles se sont fondues, abîmées dans la musique ; on s’étonne que Mozart ait pu faire, de ces maigres versiculets, quatre périodes admirables d’amplitude et d’équilibre, entre lesquelles l’accompagnement continu met, comme entre des colonnes, l’espace qu’il faut et qui suffit. Qui donc, en un jour d’enthousiasme, comparait au Parthénon les derniers quatuors de Beethoven ? Assurément il se trompait. C’est bien plutôt la musique de Mozart qui ressemble au sanctuaire divin ; c’est dans Don Juan et dans les Noces que l’eurythmie a disposé les sons comme sur l’Acropole les marbres.

Toute page de Mozart est un chef-d’œuvre de métrique, une figure mouvante, organisée en quelque sorte deux fois, dans la durée et dans l’espace. Quel discours, et de quel orateur, commença jamais avec plus de largeur, par une aussi magnifique période que le grand air de Leporello : Madamina ! il catalogo è questo. Il ne dure pas moins de quinze mesures, cet exorde ; quinze mesures qui ne sont qu’une seule phrase, mais si pleine de vie, de verve et de joie, que l’air tout entier, que tous les racontars du valet et toutes les amours du maître y sont comme contenues en puissance et vont tout à l’heure en sortir.

Au point de vue des proportions, de l’ordonnance et de la hiérarchie, en un mot de tous les rapports qui constituent la mélodie, l’air de Chérubin : Voi che sapete, n’a peut-être pas son pareil. La période initiale est de douze mesures ; celles qui suivent n’en ont que huit. La dernière seule, avant « la rentrée, » en compte neuf, et ce retard d’un moment lui communique une incertitude, un trouble délicieux. Les rapports de rythme ne sont pas moins harmonieux ici que les rapports de nombre. La première phrase détermine d’avance les valeurs qui domineront pendant toute la durée du morceau : une noire ou deux croches par temps, et çà et là, mais par exception, quatre doubles croches, pour donner plus d’élégance au dessin, au sentiment plus de vivante. Enfin il n’est pas jusqu’aux modes qui ne se fassent équilibre ici. La mélodie monte, se hâte, et triomphe en majeur lorsque Chérubin chante sa joie (ora è diletto) ; elle se ralentit, s’abaisse et se fond en mineur, si l’enfant, tout bas, pleure sa peine (ora è martir). Une mesure, une demi-mesure parfois, suffit, à ce jeu changeant de lumière et d’ombre. D’un bout à l’autre de l’air, par je ne sais quelle génération mystérieuse, la mélodie naît et renaît d’elle-même, et, se renouvelant sans cesse, elle ne s’épuise jamais. Après s’être en quelque sorte projetée, accrue hors d’elle-même, c’est à elle-même qu’elle revient, en elle-même qu’elle rentre. Agitée et haletante un moment à la fin de son cours, elle s’achève calmée ; de sorte qu’il ne manque pas une correspondance et pas une vicissitude à l’harmonieuse économie de son être.

La vitesse même n’est jamais pour la mélodie de Mozart une cause de désordre. Les allegros, les prestos du maître ne sont ni plus pauvres, ni plus confus que ses adagios ne sont languissans. Près de sauter par la fenêtre, et pour ainsi dire en sautant. Chérubin chante avec Suzanne un duo de quelques secondes, admirable de richesse autant que de brièveté. C’est une merveille d’emportement et d’abondance à la fois, que la pétillante chanson de don Juan : Fin ch’ han del vino. Comme elle va, comme elle court, mais comme elle s’accroît et se renouvelle en courant ! Quelle variété d’accens et de tours Mozart donne ici au rythme, qui seul ne varie pas ! Comme il laisse fuir et, pour ainsi dire, filer le thème principal, pour le rejoindre et le ramener à sa guise ! Entre les innombrables mélodies de Don Juan, celle-ci n’est qu’une des moindres ; elle montre pourtant, mieux que beaucoup d’autres, comment, chez Mozart, la rapidité de la pensée n’en brusque et n’en étrangle jamais l’épanouissement,

La mélodie de Mozart, qui sait commencer, qui sait durer, sait également finir. C’est d’elle qu’on peut dire, sans ironie : « La chute en est jolie, amoureuse, admirable. » Autant que de ravissans débuts, Mozart a des fins adorables, des cadences dont personne, hormis notre Gounod quelquefois, n’a retrouvé le secret. Rappelez-vous comment s’achèvent les deux airs de Chérubin : d’abord quelle modulation imprévue, simple et pourtant efficace (de si bémol en sol mineur) donne aux dernières mesures du : Voi che sapete l’expression d’un presque douloureux émoi. Cet effet-là, sans doute, n’est que d’harmonie, car il consiste en deux accords. Mais un autre est tout mélodique. Il se trouve à la fin du premier air du page, sur ces mots : E si non ho chi m’oda (« Si je n’ai personne pour m’entendre »). L’air tout entier n’a été, jusqu’ici, comme Chérubin lui-même, qu’un tourbillon ; mais brusquement, sur le point de conclure, il se ralentit. Au lieu de bouillonner, quelques notes s’écoulent et perlent une à une. Analogues, par la direction descendante, aux autres notes de la mélodie, elles en diffèrent par le mouvement : les autres éblouissaient, elles attendrissent. Et cette halte, après cette course, est quelque chose de délicieux ; c’est une nuance, une ombre, plus sensible chez Mozart que chez Beaumarchais, de mélancolie et de mystère.

Ailleurs même, partout ailleurs qu’en ces deux pages choisies, on sait que les cadences de Mozart ont une grâce unique. Mais elles ont encore quelque chose de plus : quelque chose de vraiment final et d’absolu qui manque trop souvent à nos cadences modernes. Celles-ci ne décident rien : elles nous laissent inquiets et dans le doute ; celles de Mozart terminent tout : avec la certitude, elles nous donnent le repos.

Enfin, si une mélodie de Mozart est un organisme de notes et de groupes de notes, c’est un organisme de mélodies qu’un finale comme celui du second acte des Noces de Figaro. Chef-d’œuvre symphonique par le développement des motifs, il est peut-être encore plus un chef-d’œuvre mélodique par leur succession. Où Wagner eût fait se combiner les thèmes (voyez le finale de la bagarre dans les Maîtres-Chanteurs), Mozart les fait surtout se suivre. Ils paraissent ici tour à tour, jamais ensemble et toujours tout entiers. Si chacun d’eux se transforme parfois, jamais il ne se divise ou ne se dénature, comme dans les polyphonies wagnériennes, au point qu’on ne puisse plus le reconnaître ou le deviner qu’à ses misérables restes. En ce vaste épilogue, il n’y a pas une « idée » qui ne fournisse toute sa carrière et ne remplisse toute sa destinée. Encore une fois, le plus développé des finales de Mozart n’est pas autrement constitué que la plus brève de ses mélodies. Entre l’une et l’autre ordonnance sonore, la différence n’est pas de nature, elle n’est que de proportions.


III

Admirable en elle-même et si nous ne la regardons que comme sa propre fin, la mélodie de Mozart n’est pas moins admirable en tant que moyen d’expression. Notre confrère anglais M. Shedlock estimerait avec raison que ni la practical, ni la poetical basis ne lui manque. Elle porte également et d’aplomb sur toutes les deux. Prétendre, ainsi qu’on le fait trop souvent, qu’elle n’est fondée que sur la première, ne lui reconnaître qu’une beauté spécifique et désintéressée, autrement dit, indifférente et égoïste, cela me paraît à la fois un lieu commun et une calomnie. M. Romain Rolland observe justement : « C’est une exception dans l’œuvre de Mozart que le pur objet d’art, qui n’exprime pas un sentiment, une passion, un état d’âme. » Gounod avait déjà dit : « Ce qu’on ne saurait trop remarquer, ni trop essayer de faire comprendre, ce qui fait de Mozart un génie absolument unique, c’est l’union constante et indissoluble de la beauté de la forme et de la vérité d’expression. Par la vérité, il est humain ; par la beauté, il est divin. Par la vérité, il nous touche, il nous émeut, nous nous reconnaissons tous en lui et nous proclamons par là qu’il connaît vraiment bien la nature humaine, non seulement dans ses différentes passions, mais encore dans la variété de forme et de caractère qu’elles peuvent affecter. Par la beauté, il transfigure le réel, tout en le laissant entièrement reconnaissable ; il l’élève et le transporte, par la magie d’un langage supérieur, dans cette région lumineuse et sereine qui constitue l’art, et dans laquelle l’intelligence redit, avec la tranquillité de la vision, ce que le cœur a ressenti dans le trouble de la passion[5]. »

Mozart enfin, dont le témoignage n’est peut-être pas le moins recevable, Mozart a bien connu la nature ainsi que le pouvoir de la musique, et de sa musique à lui, quand il écrivait à son père : « Bien cher papa, je ne puis pas écrire en vers : je ne suis pas poète. Je ne puis pas distribuer les phrases assez artistement pour leur faire produire des ombres et des lumières : je ne suis pas peintre. Je ne puis pas non plus exprimer par des signes et des pantomimes mes sentimens et mes pensées : je ne suis pas danseur. Mais je puis le faire avec des sons, car je suis musicien[6]. »

Musicien en cette acception du mot, pour ainsi dire éthique ou sentimentale, Mozart le fut autant qu’en toute autre. Un des hommes qui l’ont compris le mieux, Grillparzer, ne l’a pourtant pas compris tout entier quand il a écrit ces lignes que nous citions récemment et qu’on nous permettra de rappeler : « Le musicien d’opéra qui se conformera le plus facilement aux paroles du texte est celui qui compose mécaniquement sa musique. Au contraire, celui dont la musique possède une vie organique et comme une nécessité fondée en soi, celui-là ne peut manquer d’entrer promptement en conflit avec les paroles. Il y a dans chaque idée mélodique une loi de formation et de développement qu’un génie vraiment musical regarde comme sacrée, comme intangible, et qu’il ne sacrifiera jamais au bon plaisir des mots. » Paradoxe en ce qui touche la musique en général, cette doctrine est, envers la musique de Mozart, une flagrante injustice. Le principe intérieur et nécessaire, la loi et la vie organique de la mélodie, Mozart n’a jamais rien sacrifié de tout cela, qui fait la beauté ; mais l’action, le sentiment et la parole même, en un mot la vérité, celle-là non plus, il ne l’a jamais trahie.

Autant qu’un grand musicien, tout simplement, il est un grand musicien de théâtre, et cette antinomie que signalait Grillparzer, le propre du génie de Mozart et je dirais volontiers ce qu’il y a d’unique en son génie, c’est précisément de l’avoir résolue.

Chef-d’œuvre de forme toujours, la mélodie de Mozart est toujours un chef-d’œuvre d’expression. Lisez dans Idoménée (n° 11 de la partition Peters) la plainte encore douloureuse et déjà consolée d’Ilia, cette sœur plus jeune et moins farouche de doña Anna :


Se il padre perdei,
La patria, il riposo,
Tu padre mi sei


Cela serait sublime, déclamé pai Gluck ; chanté par Mozart, c’est ravissant. Le contour de la mélodie est défini, mais le sentiment, la douceur en est sans bornes.

On pourrait écrire un traité de psychologie musicale à pro- pos de Don Juan et des Noces de Figaro. Le grand finale des Noces commence par un trio entre Suzanne, la comtesse et le comte, qui croit Chérubin caché dans le cabinet. « Allons, la clef, Quà la chiave ! » commande-t-il, et sous ces mots il n’y a que trois notes, mais si belles et si vraies tout ensemble, qu’elles chantent et parlent à la fois. Elles sont tellement de la musique, qu’elles donnent pour ainsi dire le branle au finale, œuvre de musique pure ; mais en même temps, c’est la scène de théâtre qu’elles mettent en train, parce qu’elles sont action aussi.

L’esprit, en musique, est surtout mélodie ; la succession, plutôt que la combinaison des notes, est la source principale du comique sonore, et, parce qu’il n’y a pas de plus grand mélodiste, il n’y a pas de musicien plus spirituel que Mozart. Je n’en connais pas non plus de plus tendre, et ses mélodies fondent le cœur. On ose à peine parler encore du : Voi che sapete, de ce chant où semblent se concilier, dans un sourire proche des larmes, toute la joie et toute la mélancolie de l’âme et du visage humain. Que de mélodies, en cette partition des Noces, tantôt palpitent et tantôt languissent d’amour ! Ce sont les deux airs de la Comtesse, dont le contour, et je dirais volontiers l’ovale, a tant de plénitude et de pureté. C’est le duo de Suzanne et du Comte, qu’il suffit de comparer avec un autre, d’un maître et d’une soubrette aussi (dans la Servante maîtresse), pour sentir tout ce que, de Pergolèse à Mozart, la mélodie a gagné en souplesse et comme en modelé. Je ne songe pas seulement à la partie concertante du duo, mais à l’introduction qui le prépare, à ce bref et délicieux dialogue où se croisent et se répondent le désir d’Almaviva et la malice de Suzanne : « Verrai ? — Si. — No mancherai ? — No. » Rappelez-vous le chromatisme de ce passage, et comme les notes se frôlent, comme se caressent les voix. Celle de Suzanne, en vérité, ne semble pas railler toujours ; quelquefois, — sur ces mots, entre autres ; « Signor, la donna ognora tempo ha di dir di si. » — elle prend un accent étrange et qu’à la brune, sous les arbres du parc, elle retrouvera plus profond encore et vaguement troublé. L’air des Marronniers ! Fut-il jamais une plus belle invocation aux puissances de l’amour et de la nuit ! La musique, ici, dépasse et déborde la situation et le personnage. Elle les transforme et les transfigure. « I furti miei, » dit le texte, mais il a beau dire ; la mélodie, elle, est sincère, et ce que chante Suzanne, d’une voix qu’elle ne se connaissait pas elle-même, c’est la réalité, non la feinte et le mensonge d’amour. « N’accusez, disait hardiment Bossuet à la fragilité féminine, n’accusez ni le tempérament, ni les étoiles. » Quelque chose de cette double influence est sensible dans la mélodie de Mozart, mais, plutôt que de l’accuser, elle s’y complaît et s’y abandonne : « Vieni, ben mio ! Viens, ô mon bien, et donne ton iront. Je veux le couronner de roses. » Souvenez-vous de cette courbe sonore et de cette molle cadence. L’Epouse du Cantique n’appelait pas plus tendrement le bien-aimé. Nous sommes ici devant l’un des premiers chefs-d’œuvre e la mélodie d’amour, un de ceux qui faisaient si bien dire à Cherbuliez qu’aux grelots de la marotte de Figaro, Mozart avait ajouté des clochettes d’or.

Don Juan comme les Noces, Don Juan, d’un bout à l’autre, respire la vérité et la vie. Pour la justesse et la précision de l’analyse, pour la représentation musicale des caractères, la mélodie de Mozart égale au moins le récitatif de Gluck et la symphonie de Wagner. Dans cet « opéra des opéras » qu’est Don Juan, dans ce chef-d’œuvre où, comme à celui dont parle le poète, il semble que le ciel, la terre et l’enfer aient mis la main, pas un personnage, fût-ce le moindre, n’est sacrifié. Le rôle de doña Elvire elle-même, qu’on traite volontiers d’ « ingrat, » a des parties de comédie, il en a d’élégie dramatique, également justes, admirables également. Est-il rien de plus féminin que la première entrée de l’épouse ? L’éventail menaçant et le peigne en bataille, elle accourt, et de sa bouche irritée l’invective conjugale jaillit. En son « air, » espèce de concerto pour voix et orchestre, on doute si la mélodie est plus aigre, ou plus rêche l’accompagnement. L’une pique les notes comme des épingles, l’autre les plante ainsi que des clous ; tous deux rivalisent de sécheresse et de rigueur, « Ah ! chi mi dice mai quel barbaro dove è ? Qui pourrait bien me dire où est ce barbare ? » Les femmes de Molière disaient : « mon pendard ; » mais, avec plus de style et de noblesse qu’elles, la grande dame de Mozart n’a pas moins de vivacité.

Attendons un moment. Doña Elvire rencontre doña Anna. En une phrase admirable, d’un tout autre caractère, elle la salue et l’avertit :


Non ti fidar, o misera,
Di quel ribaldo cor.


« Ne te fie pas, ô malheureuse, à ce cœur déloyal. Il m’a déjà trahie ; à ton tour, il te trahira. » Doña Anna répond avec une dignité triste, et, pendant quelques mesures, c’est, entre les deux femmes, entre les deux pures victimes d’un seul et terrible amour, un échange de mélancoliques assurances et de complimens douloureux. On le sent à la grave douceur de son chant, doña Elvire n’en veut point à sa jeune et triste rivale, et cet avis qu’elle lui donne, la compassion l’inspire, et non la haine ou seulement la jalousie.

Plus loin, allons plus loin, jusqu’au trio de la Fenêtre, et sous le charme de la nuit, de la nuit d’Espagne qui faisait trembler la voix de Suzanne elle-même, nous verrons ce cœur de femme et d’épouse achever de s’attendrir.

L’âme de la vierge orpheline, au contraire, ne s’apaise jamais. Est-ce à dire pour cela qu’elle ne soit qu’une âme de colère ? Non pas. Fût-ce au paroxysme de sa filiale et vengeresse fureur, en attaquant la fameuse apostrophe : « Or sai chi l’onore, » il suffit que doña Anna dise : « Mon père ! » pour qu’on sente sa voix défaillir. Admirable défaillance, et deux fois admirable : parce que, dans l’ordre du sentiment ou de la passion, elle est naturelle et presque nécessaire ; parce que, dans l’ordre de la musique, les quelques notes qui la traduisent participent de la figure sonore et rentrent en elle, au lieu de la rompre ou de l’altérer ; parce qu’ici comme toujours chez Mozart, la force et la beauté de l’expression n’est faite que de la force et de la beauté de la mélodie.

Une mélodie encore, celle du Batti, batti, bel Mazetto, reflète en son courant capricieux l’ame rusée et fuyante de Zerline. Elle fuit elle-même, la mélodie ; l’accompagnement perfide glisse et se dérobe avec elle, et, pendant un instant, c’est le sourire du Vinci que nous croyons voir passer sur la musique de Mozart.

Les caractères que Mozart a tracés ne se démentent jamais, fût-ce dans les plus insignifiantes ou les plus invraisemblables conjonctures. Qui pourrait savoir où se sont rejoints, et comment, les six personnages du sextuor de Don Juan : dona Elvire et Leporello, Mazetto et Zerline, don Ottavio et doña Anna ? Le lieu de la scène, dit le livret, est une cour dans le palais du Commandeur. Mais il est peu croyable que le logis de ce mort reste ouvert ainsi, la nuit, à tout le monde. Le théâtre représente plutôt un terrain vague, et j’admets que Leporello, pris pour don Juan par Elvire, ait amené là, pour s’en débarrasser, la femme de son maître. Zerline aussi passait par là sans doute, reconduisant avec d’amoureuses promesses Mazetto battu et content. Mais, pour doña Anna, pour don Ottavio qui l’escorte, quelle étrange façon de promener par les rues, à la belle étoile, l’une son désespoir et l’autre son amour ! Et pourtant, de cette rencontre saugrenue, pour ne pas dire grotesque, de ce chassé-croisé dans les ténèbres, Mozart a fait un concert admirable, non seulement entre des parties, instrumens ou voix, mais entre des caractères et des âmes : entre l’épouse abusée, mais qui reste fière, et le valet poltron et paillard, entre la madrée villageoise et son benêt de promis, entre le pâle sigisbée et l’inconsolable orpheline.

Quel concert encore que le trio du balcon, et comme la mélodie y baigne en quelque manière dans le sentiment qui l’enveloppe et la pénètre de toutes parts ! Chaque personnage soutient ici son rôle : attendrie et près de pardonner, Elvire continue de se plaindre, Leporello de railler et don Juan de mentir, quand, afin de mieux abuser la maîtresse, il dérobe d’avance quelques accens à cette sérénade, que bientôt, pour la suivante, il chantera tout entière. Ici encore, au-dessus des nocturnes mélodies, nous croyons voir palpiter les étoiles, et, plutôt que de les accuser, doña Elvire, comme autrefois Suzanne, invoque et bénit les douces conseillères d’amour.

Une autre leur commande et sa voix semble étinceler de leurs feux : c’est la Reine de la nuit. Ses chants ont été souvent méconnus et traités de fastidieuses roulades. Ils sont pourtant quelque chose de plus. Purement vocale, ou même vocalisée, il est rare que la mélodie de Mozart perde toute expression. Il arrive seulement, en notre pays, que sa force expressive ne puisse rien contre le néant ou l’ineptie de la mise en scène, contre une traduction tantôt insipide et tantôt insensée. Mais un de nos confrères a rapporté quelle fut son émotion, à l’Opéra de Munich, lorsqu’il vit paraître, en plein ciel, « à mi-hauteur du théâtre, la Reine de la nuit, le front ceint d’une couronne d’étoiles, vêtue d’une longue robe noire, droite, immobile, hiératique. Elle commença son air, et cette voix claire qui tombait du milieu du ciel, de très loin, solennelle d’abord, puis plaintive, avait quelque chose de pénétrant et de froid comme une lame d’acier. Soudain les fusées des vocalises éclatèrent, les notes se précipitèrent en traits suraigus, et cela était étrange et poétique. On eût dit un scintillement d’astres, une danse d’étoiles dans le ciel pur et profond d’un soir de printemps ; ce n’était plus un morceau de virtuosité, mais un tableau musical d’une rare et troublante poésie[7]. »

Voilà le sens et l’expression que peut avoir un air de Mozart, alors même qu’il ne consiste qu’en des traits et des vocalises ; voilà la pensée ou le sentiment qui se cache sous les apparences d’un exercice de virtuose ; voilà, dans l’opéra mélodique, la part du paysage et de la nature après la part de l’humanité.


IV

Un opéra de Mozart ne constitue pas seulement un groupe et comme une galerie de personnages vivans. Ainsi que toute œuvre d’art supérieure, il possède une signification plus étendue, et, s’élevant au-dessus des représentations individuelles, il exprime ou réalise un idéal de la vie elle-même.

De cet idéal il semble que le premier caractère soit la simplicité, je dirais même la familiarité. Mozart ne nous tient pas à distance ; jamais il ne nous écarte, ne nous étonne ou ne nous humilie ; plutôt que de nous dépasser, il nous élève avec lui. Grillparzer l’a remarqué finement : « Il a préféré paraître plus petit qu’il n’était, plutôt que de s’enfler jusqu’au monstrueux. » Il ne dédaigne pas de prendre l’action et les personnages de ses chefs-d’œuvre dans le cours ordinaire des choses et dans la moyenne de l’humanité. Don Juan n’est vraiment un héros, le héros du mal, qu’à la dernière scène, et nulle part ailleurs la musique ne l’a marqué du signe fatal et presque sacré que la poésie a trop souvent cru lire sur son front. Mozart n’exagère rien, pas même la mort, et, sous l’épée de don Juan, ce n’est pas non plus un héros qui tombe, ce n’est qu’un homme comme nous. A côté de parties fantastiques et vraiment célestes, la Flûte enchantée en a de très modestement humaines, et les refrains populaires s’y mêlent sans honte à de sublimes liturgies. Est-il rien de plus accessible, de moins intimidant que les mélodies de Mozart ? Les plus admirables n’ont l’air que de faciles chansons. Un enfant les retient sans peine. Il est vrai que, pour les trouver, il a fallu presque un dieu ; mais ce dieu s’est fait notre semblable et il a habité parmi nous, plein de grâce et de vérité. Je ne sais pas un autre génie, hormis peut-être celui de Raphaël, dont l’humanité voile et tempère ainsi la nature divine ; je ne vois pas un autre idéal dont on puisse répéter avec Gounod, en deux mots qui disent tout, qu’il est à la fois supérieur et prochain.

Il est intime et craint la foule. Ce propos apocryphe : « J’ai fait Don Juan pour moi et quelques amis, » mériterait d’avoir été tenu. Les formes plus récentes du drame musical : le « grand opéra français » ou la polyphonie wagnérienne, supportent et comportent même, devant un public nombreux, sur une vaste scène, le déploiement de toutes les forces, de toutes les richesses matérielles et sonores. L’opéra mélodique a de moindres exigences une petite salle et de grands artistes suffisent à ces tableaux exquis d’une vie discrète, qui ne veulent point de cadres trop larges et trop éclatans.

Si l’harmonie, malgré le vers fameux, n’est pas toujours « fille de la douleur, » presque toute mélodie de Mozart est fille de la joie : d’une joie sans vulgarité ni violence, joie légère et vive, pareille à l’air subtil que les Athéniens se vantaient autrefois de respirer. Et voilà le second trait de l’idéal de Mozart. Quelques soupirs, quelques sanglots même, et déchirans, se fondent et se perdent en la sérénité de ses chants, presque tous inspirés par la douceur et non par la douleur de vivre. On rappelait dernièrement un mot de Liszt : « Chopin avait mal à la poitrine ; Schumann avait mal à la tête ; Beethoven avait mal à l’humanité. » Mozart, en musique du moins, n’avait mal nulle part. Il n’a jamais fait de sa mélodie la confidente et la révélatrice de ses souffrances, qui durèrent autant que sa vie. Et, par- tout en son œuvre, c’est la vie qui a raison contre la mort. Jusque dans le cimetière et devant l’homme de marbre, la vie s’égaie et rit parmi les tombeaux. Si, dans l’admirable sextuor, s’élèvent tour à tour, et plus tragiques l’une que l’autre, la plainte de doña Anna, puis celle de Leporello, on sait quels thèmes alertes, quels rythmes piqués et pointés leur répondent. Dramma giocoso, voilà bien le vrai titre de Don Juan, où l’élément dramatique n’est point celui qui l’emporte.

Cette joie, Mozart n’a jamais, comme Beethoven, à la conquérir. Elle est en lui naturellement et toujours. Elle le possède sans l’agiter et, loin de le jeter dans le désordre ou le délire, elle l’établit dans une paix que ne saurait longtemps altérer nulle douleur. Cela est sensible dans la plainte d’Ilia que nous avons citée plus haut :


Se il padre perdei,
La patria, il riposo,
Tu padre mi sei.


Il riposo, voilà le mot où Mozart en quelque sorte a répandu toute sa tendresse. Sereine encore plus que mélancolique, en dépit de la situation et du personnage, c’est le repos, ce n’en est pas la perte, que l’exquise mélodie a chanté.

Autant que de paix et de joie, l’idéal de Mozart est d’amour, mais d’un amour, comme sa joie, sans violence ni transports. Ne disons pas sans langueur et sans voluptueux mystère : ce serait oublier Chérubin, Suzanne et la Comtesse elle-même. Un souffle chaud, nous l’avons vu, passe parfois sur la mélodie de Mozart, mais il ne fait qu’y passer. Dans l’histoire de la musique amoureuse ou de l’amour en musique, Don Juan même ne tient pas le rang d’un Tristan ou d’un Faust, et le fameux duo : Là ci darem la mano, résume en deux pages exquises, mais brèves, une histoire que la musique, ailleurs, a mis plus de temps et d’ardeur à conter. Aussi bien le Mozart de Don Juan n’est-il pas le Mozart le plus tendre. Il y a plus d’amour, non seulement dans les Noces de Figaro, mais dans un couplet ou dans un air de l’Enlèvement au sérail et dans le duo de la Flûte enchantée.

« Celui qui a trouvé celle qui l’aime, s’il croit son amour loyal et fidèle, qu’il l’en récompense avec mille baisers ! Qu’il lui rende douce la vie tout entière, qu’il soit son consolateur et son ami ! » Ainsi chante un personnage de l’Enlèvement au sérail. Et la chanson légère, exquise de douceur ingénue et de naïve pureté, cette chanson qui s’achève en mineur, dans un demi-sourire, cette chanson qui n’est pas seulement jolie, mais bonne, ressemble à l’amour tel que Mozart l’éprouva. D’autres, non moins candides et touchantes, rendent un témoignage pareil. Lisez, toujours dans l’Enlèvement au sérail, les chastes romances de ténor (une surtout, en mi bémol) où Belmont célèbre sa chère Constance. Feuilletez ensuite la correspondance de Mozart, et dites si les lettres du maître à la Constance véritable, celle qui fut sa femme, ne trahissent pas le même amour.

Il inspire enfin, cet amour sans violence et presque sans passion, cet amour qui jamais ne trouble, ne brûle ou ne dévore, il inspire le ravissant duo de la Flûte enchantée. On est tenté parfois de résumer en quelques mots le caractère moral et, comme disaient les Grecs, l’éthos du génie d’un grand artiste. Pour Mozart, il faudrait des formules divines. « Heureux les doux ! Heureux les pacifiques ! Heureux ceux qui ont le cœur pur ! » Le ravissant duo de la Flûte enchantée ne serait pas un commentaire indigne de cette triple béatitude. Je ne sais pas un chant plus mélodique : c’est à peine si l’orchestre l’accompagne. Je n’en connais pas de plus pur, de plus pacifique et de plus doux. Aucun autre ne ferait mieux voir que, si l’opéra de Mozart est surtout mélodie, la mélodie y sait tout exprimer ; que rien de ce qui est humain ne lui est étranger ; et que notre âme est tout entière en son pouvoir.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Lettres de W. A. Mozart ; traduction de M. II. de Curzon (Hachette).
  2. Francesco de Sanctis, Storia della letteratura italiana. Napoli, Cav. A. Morano. 1892, t. II, passim.
  3. Traduction H. de Curzon.
  4. P. F. G. Lacuria, les Harmonies de l’être exprimées par les nombres, 2 vol. in-8o. Chacornac, éditeur, 1899. (Cité dans un numéro du Courrier musical de 1901.
  5. Gounod, Don Juan.
  6. Lettre du 8 novembre 1777. Traduction de L H. de Curzon.
  7. M. Julien Tiersot, Étude sur « la Flûte enchantée. »