Les Époques de la musique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 862-884).
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Les
époques de la musique

LA RENAISSANCE FRANÇAISE



Les Maîtres musiciens de la Renaissance française. — Éditions publiées par M. Henry Expert sur les manuscrits les plus authentiques et les meilleurs imprimés du XVIe siècle, avec variantes, notes historiques et critiques, transcriptions en notation moderne, etc. Paris, Alphonse Leduc, 1894-1904.


Le mot fameux : « Les Français n’ont pas de musique et n’en peuvent avoir, » est trois fois un mensonge. C’est beaucoup, même pour un mot de Jean-Jacques Rousseau. Rousseau calomniait ainsi d’un seul coup le passé, le présent et l’avenir de la France. Rameau vivait alors, qui faisait quelque honneur à notre pays. Au lendemain de la maussade prophétie, et pour la démentir, l’opéra-comique allait naître Voilà, — sans parler de la réforme opérée par Gluck non seulement en France, mais en français, — l’œuvre du siècle de Rousseau. Nous n’avons pas à rappeler aujourd’hui ce qu’y devait ajouter le siècle suivant. Quant aux âges précédens, ils n’avaient pas non plus été stériles. Si Lulli donna beaucoup à la France, on sait depuis longtemps ce qu’il lui doit. On commence à savoir également ce que furent quelques-uns de ses contemporains. Enfin le XVIe siècle musical nous était mal connu. M. Charles Bordes nous en révéla d’abord et surtout les chefs-d’œuvre italiens. Voici que nous en découvrons peu à peu les gloires françaises. Un des plus érudits et des plus artistes parmi nos confrères, j’entends un de ceux qui connaissent ou savent la musique deux fois, par la science et par le sentiment, a résolu de rendre aux maîtres français du XVIe siècle l’hommage qu’ils méritent et qu’ils attendaient. La magnifique publication de M. Henry Expert consacre pour la première fois et pour toujours une grande époque de notre art national. Elle nous apprend qu’au génie religieux et profane de ce temps, rien d’humain et presque rien non plus de divin ne fut étranger. Les textes musicaux en témoignent par des beautés que peut-être on croyait moins variées et surtout moins vivantes. Quant aux textes littéraires (commentaires, introductions, épîtres dédicatoires ou préfaces) ils révèlent ou rappellent des principes, ils respirent un esprit qui fut celui de la Grèce antique, et que la France la première, avant l’Italie même, a ranimé et fait sien. Ainsi, par la doctrine et par les œuvres, notre XVIe siècle musical commence à nous apparaître deux fois glorieux.


I

Quand on parle de la Renaissance de la musique, il faut s’entendre. Dans l’histoire de la musique et dans celle des autres arts, le mot de Renaissance a sans doute la même signification, et des causes pareilles produisirent de semblables résultats. Mais, en musique, l’effet a tardé davantage et ce n’est guère avant les toutes premières années du XVIIe siècle que l’esprit nouveau se manifesta tout entier. Le chef-d’œuvre intégral en fut l’opéra florentin. Inspirées par les doctrines néo-helléniques de la « Camerata » de Bardi et conçues dans la forme monodique ou récitative qui succédait à la polyphonie, les « nuove musiche » réunirent pour la première fois les deux élémens essentiels de la Renaissance : le goût de l’individualisme et l’imitation de l’antiquité. Le premier de ces caractères manque aux productions du XVIe siècle français. Profane ou sacrée, notre musique d’alors demeure polyphone. Elle garde la trace du génie complexe ou social qui fut celui du moyen âge et que bientôt, en Italie d’abord, le génie plus personnel de la Renaissance allait remplacer.

Quelquefois, il est vrai, cette polyphonie commence à s’alléger et à s’éclaircir. Elle laisse éclore au-dessus d’elle une mélodie véritable, qu’on pourrait isoler, et que les autres parties ne feraient plus alors qu’accompagner : non pas encore un air, mais un chant ou même, — car nous sommes en France — une chanson. Néanmoins, en France comme en Italie, la musique de cette époque demeure collection et groupe. C’est « l’art du contrepoint vocal, l’art pour l’art des sons combinés entre eux et dessinant sur un thème fondamental d’harmonieuses symétries[1]. » C’est le reste de l’art ancien et comme sa dernière fleur, mais c’est l’art ancien encore, et l’idéal de la Renaissance, faute d’un de ses deux élémens, n’est pas ici réalisé dans sa plénitude.

Il l’est du moins à demi, car notre XVIe siècle n’eut pas d’autre dessein, ou d’autre rêve, que de rétablir entre la musique et la poésie l’union, l’unité même, que le génie antique avait fondée, et qui s’était rompue. On ne trouverait pas dans notre histoire un moment où la musique et la poésie se soient mêlées et fondues davantage ; elles ne furent jamais dans une dépendance réciproque plus étroite ; jamais elles ne s’aimèrent d’un plus mutuel amour. Le XVIe siècle a ressenti pour la musique un goût, une tendresse, que le XVIIe et le XIXe siècle, plus grands encore par la poésie, ne devaient même pas soupçonner. Ce n’est pas seulement un Corneille, un Racine, c’est aussi et surtout un Lamartine, un Victor Hugo, qu’on s’étonne de voir indifférent, pour ne pas dire étranger à l’art musical. Un Ronsard au contraire en fit ses délices autant que de la poésie même, et la beauté de la parole ne lui parut achevée que par celle des sons. Tout nous apprend que ces deux modes de l’idéal se partageaient en quelque sorte son génie. Ronsard a regardé, chéri dans la poésie l’élément non seulement intellectuel, mais sensible. Ce que Ronsard et les écrivains de son école, a très bien dit M. Brunetière, « ont essayé de ravir à l’antiquité, ce n’est pas sa « science » ou sa « philosophie, » c’est son art : entendez ici le secret d’éveiller en nous l’impression de volupté presque sensuelle que leur procurait à eux-mêmes la lecture de l’Énéide ou de l’Iliade, celle de Pindare ou celle d’Horace. » Or cet art, ou ce secret, n’est pas assurément toute la musique ; il est pourtant quelque chose d’elle et d’elle seule ; c’est un don, c’est un charme qu’elle ajoute à la poésie, mais que par nature et par essence elle est seule à posséder.

Ronsard encore une fois a senti ce charme profondément[2].

En un siècle où tous nos poètes étaient musiciens, il fut le plus musicien de nos poètes. Il le fut par l’intelligence et par l’amour, sinon par la pratique de l’art. « Je chante, a-t-il dit,


Je chante quelquefois,
Mais c’est bien rarement, car j’ai mauvaise voix.


Du moins lui plaisait-il fort d’être chanté. Même il n’écrivait de vers que pour qu’on les chantât. La perfection du lyrisme, autrement dit l’alliance étroite et nécessaire de la musique et de la poésie, tel est le principe et comme le postulat qui domine et résume la poétique de Ronsard.

Rendant hommage lui-même à la musicalité de son œuvre, il se vante


De marier les odes à la lyre
Et de savoir sur ses cordes élire
Quelle chanson y peut bien accorder
Et quel fredon ne s’y peut encorder.


Cette lyre, il n’en parlait pas, comme tant d’autres poètes, par figure. Il en voulait rétablir effectivement l’usage, estimant qu’elle « seule doit et peut animer les vers et leur donner le juste poids de leur gravité. » S’adresse-t-il au lecteur, et surtout au disciple, « Garde, lui dit Ronsard, garde toujours le plus que tu pourras une bonne cadence de vers pour la musique et autres instrumens. Je te veux aussi bien advertir de hautement prononcer tes vers quand tu les feras, ou plutôt les chanter, quelque voix que tu puisses avoir, car cela est bien une des principales parties que tu dois le plus curieusement observer. » De même, telle facture ou telle coupe lui paraît la meilleure, « pour être plus propre à la musique et accord des instrumens, en faveur desquels il semble que la poésie soit née. » Ainsi l’Abrégé de l’art poétique français est un traité de musique autant que de poésie, et constamment, à des préceptes de poète, Ronsard mêle des conseils de musicien.

Alors, entre les deux arts fraternels, c’était un continuel échange de services ou de bienfaits. Les musiciens, et jusqu’aux éditeurs de musique, demandaient des préfaces aux poètes. En tête de deux volumes publiés par Ballard et Le Roy, Ronsard écrivait un jour, sous forme de lettre dédicace à François II, puis à Charles IX, un éloge de la musique, digne par les idées et par le style, de la plus pure antiquité. Une autre fois, estimant nécessaire à sa poésie le concours ou le secours de la musique, il publiait à la suite du second livre de ses odes et sonnets les chants écrits pour ce recueil par quelques-uns des maîtres contemporains.

Aussi bien les plus illustres de ceux-ci ne se montraient ni insensibles ni ingrats. C’est à l’envi que les Goudimel, les Jannequin, les Costeley, le « plus que divin Orlande » et tant d’autres ; se faisaient les musiciens d’une poésie faite pour eux. Ils honorèrent même au-delà du tombeau leur illustre collaborateur. Mauduit écrivit un Requiem pour les funérailles de Ronsard et la mémoire du grand lyrique, ainsi que son œuvre, fut chantée.

De moins grands que lui : les Baïf, les Remy Belleau, les Dorat, les du Bellay, les Pontus de Tyard, n’ont aimé la musique ni d’un moindre ni d’un autre amour : j’entends qu’eux aussi la croyaient et la voulaient inséparable de la poésie. « Omnia Pontus erat, » a dit de Pontus de Tyard un de ses contemporains. Tous alors étaient comme lui poètes et musiciens ; un peu philosophes même, habiles et se plaisant à raisonner sur la double nature de leur art. En tête de la « Musique » de Costeley, Baïf inscrit ce regret et ce vœu :


Jadis musiciens et poètes et sages
Furent mêmes auteurs ; mais la suite des âges,
Par le temps qui tout change, a séparé les trois.
Puissions-nous, d’entreprise heureusement hardie,
Du bon siècle amener la coutume abolie,
Et les trois réunir sous la faveur des roys.


Ce, peu de vers contient le triple objet d’une grande institution, tout l’esprit ou tout l’idéal de cette compagnie littéraire, musicale et philosophique, que fut l’Académie des derniers Valois[3].

Baïf le poète et le musicien Thibaut de Courville, qui la fondèrent, Charles IX, qui s’en déclara le protecteur, ne se proposèrent autre chose que de rétablir l’accord antique entre la musique et la poésie. Les statuts de l’Académie, « dressée à la manière des anciens, » et les lettres patentes accordées à ses deux « entrepreneurs » par le prince dilettante, en témoignent avec autant de précision que d’abondance. L’exposé préliminaire des statuts est le suivant :

« Afin de remettre en usage la musique selon sa perfection, qui est de représenter la parole en chant accomply de sons, harmonie et mélodie, qui consiste au choix, règle des voix, sons et accords bien accommodés, pour faire l’effet, selon que le sens de la lettre le requiert, en resserrant ou desserrant ou accroissant l’esprit[4], renouvelant aussi l’ancienne façon de composer vers mesurés pour y accommoder le chant pareillement mesuré, selon l’art métrique ; afin aussi que par ce moyen les esprits des Auditeurs, accoutumés et dressés à la musique par forme de ses membres, se composent pour être capables de plus haute connaissance, après qu’ils seront repurgés de ce qu’il pourrait leur rester de la barbarie, sous le bon plaisir du Roy notre souverain seigneur. Nous avons convenu dresser une Académie ou Compagnie composée de Musiciens et Auditeurs sous les lois et conditions qui ensuivent[5]. »

Ainsi, dès les premiers mots et jusque dans le titre des membres de l’Académie, se révèle non seulement l’importance mais la primauté de la musique. « Poètes, savans, érudits chargés d’écrire les poèmes[6], » étaient, aussi bien que les compositeurs eux-mêmes, désignés sous le nom de Musiciens. « Auprès d’eux se groupaient six virtuoses qualifiés de chantres et de joueurs d’instrumens[7] » qui exécutaient les œuvres lyriques devant les Auditeurs, « seconde classe d’ « académiques, » subordonnée à celle des Musiciens[8]. »

En des lettres patentes animées du même esprit que la requête à lui soumise, Charles IX se déclare le protecteur et, modestement, le premier Auditeur de l’Académie. Poète et musicien lui-même, il prend en ses mains royales la cause de la musique et celle de la poésie, ou plutôt, de l’une et de l’autre cause il ne fait qu’une seule, et la réforme ou la restauration des deux arts ne lui paraît, comme aux fondateurs de la Compagnie qu’il approuve, consister que dans leur réunion.

Jusque-là rien de mieux. On se proposait de ranimer l’idéal de la Grèce, autrement dit l’idéal éternel : celui que par des moyens et sous des formes changeantes, tous les réformateurs, aussi bien les Caccini que les Marcello, les Gluck et les Wagner, ont invariablement poursuivi. Mais dans l’imitation de l’antiquité les poètes musiciens du XVIe siècle prétendirent aller plus loin encore et firent fausse route.

Avec l’esprit de l’art antique, ils voulurent en ressusciter la lettre et, réduisant à la question de métrique une question plus vaste et plus haute, imposer à la poésie française la prosodie des Grecs et des Latins. Il ne s’agissait de rien moins que de remplacer par le principe de la quantité, règle de la poésie antique, les deux lois fondamentales des vers français, qui sont la rime et l’accent. L’un des premiers, en 1550, du Bellay souhaita de voir se porter à cette extrémité l’admiration ou l’idolâtrie des anciens. Dans la Déffence et illustration de la langue française, il écrivait ceci : « Quant aux pieds et nombres qui nous manquent, de telles choses ne se font pas par la nature des langues. Qui eût empêché nos ancêtres d’allonger une syllabe et accourcir l’autre et en faire des pieds et des mains ? Et qui empêchera nos successeurs d’observer telles choses, si quelques savans et non moins ingénieux de cet âge entreprennent de les réduire en art ? » Peu d’années après : en 1552, puis en 1555, Pontus de Tyard exprimait à peu près dans les mêmes termes un semblable désir : « À notre musique je voy défaillir l’occasion de plus vive énergie, qui est de savoir accommoder à une mode de chanter une façon de vers composée en pieds et mesures propres : comme je croy les anciens Grecs et Horace… avoir très curieusement observe. Je requerrais donc qu’à l’image des Anciens, (si bien leurs spondées, trochées, embatéries, orthies et telles autres façons sont loin de l’usage de tous et de la connaissance de peu, nos chants eussent quelques manières ordonnées de longueur de vers, de suite ou entremêlement de rimes et de mode de chanter[9]. »

Il était réservé à Baïf de rassembler ces idées et de « les réduire en art ; » de les mettre lui-même, avec plus de zèle et peut-être de bonheur que tout autre, en pratique. Nous l’avons vu les exposer dans les statuts de l’Académie, et, dans les lettres patentes, nous avons vu le roi les accueillir et les patronner. Le succès de la prosodie nouvelle, ou renouvelée, ne fut pas seulement officiel. « Les mètres des anciens, le dactyle, le spondée, l’iambe, l’anapeste furent naturalisés français[10] » et partout l’usage et le goût des vers mesurés se répandit.

Il ne pouvait durer longtemps, le principe de la métrique ancienne étant en opposition avec le génie même de la poésie française. De telles choses, disait du Bellay, « ne se font pas par la nature des langues. » Il disait mal : c’est par cette nature seulement et jamais contre elle, que de telles choses peuvent se faire. La suite de l’évolution de notre poésie l’a prouvé. La tentative de Baïf n’en demeure pas moins digne de mémoire. Elle forme un épisode curieux de notre histoire littéraire et musicale. Elle atteste en particulier le crédit et l’influence que la musique possédait alors, le respect et l’amour que lui témoignaient les poètes ; car c’est pour la mieux servir, pour lui ressembler et lui donner davantage, que la poésie française tenta de changer sa propre nature et même de la forcer. Enfin et surtout cet essai de retour à l’ancienne métrique fut encore un effet de l’esprit de la Renaissance, puisqu’il ne consista que dans une application ou plutôt dans une appropriation — excessive sans doute, impossible même, mais qu’importe — du génie de l’antiquité.


II

La musique en retira quelque avantage.

Le principe de la quantité, nous l’avons vu, ne régit en aucune façon notre langue poétique ; il est étranger, si ce n’est contraire à son génie. Le poète Baïf a beau prosodier ce vers ainsi :

S’il faut mourir, mourons d’amour,

et Mauduit le musicien, conformer à cette prosodie les valeurs (blanches et noires) de sa musique, l’un et l’autre n’obéissent qu’à des lois édictées par eux-mêmes et qui n’ont rien que d’artificiel et d’arbitraire. Le même vers se mesurerait aussi bien de toute autre sorte, et pour le noter avec justesse, la règle de l’accent est la seule qui s’impose au musicien. Il n’en est pas moins vrai que sur cette base, artificielle ou fictive, de la quantité, mais très haut au-dessus d’elle, les compositeurs du XVIe siècle ont su fonder une rythmique dont l’ampleur, dont la variété, dont la liberté nous étonne et nous ravit encore aujourd’hui. Rien de plus original à cet égard, et de plus admirable, que l’œuvre d’un Claudin Lejeune et particulièrement son recueil intitulé le Printemps. La « Préface sur la musique mesurée, » imprimée en tête de l’ouvrage, a l’importance d’un programme ou d’un manifeste. « Les Anciens, y est-il dit, les Anciens qui ont traité de la musique l’ont divisée en deux parties, harmonique et rythmique… La rythmique a été mise par eux en telle perfection, qu’ils en ont fait des effets merveilleux, émouvant par icelle les âmes des hommes à telles passions qu’ils voulaient… Depuis, cette rythmique a été tellement négligée qu’elle s’est perdue du tout ; et l’harmonique depuis deux cents ans a été si exactement recherchée, qu’elle s’est rendue parfaite, faisant de beaux et grands effets, mais non tels que ceux que l’antiquité raconte. Ce qui a donné occasion de s’étonner à plusieurs, vu que les Anciens ne chantaient qu’à une voix et que nous avons la mélodie de plusieurs voix ensemble… Personne ne s’est trouvé pour y apporter remède, jusques à Claudin Lejeune, qui s’est le premier enhardi de retirer cette pauvre rythmique du tombeau où elle avait été si longtemps gisante, pour l’aparier à l’harmonique. Ce qu’il a fait avec tel art et tel heur, que du premier coup il a mis notre musique au comble d’une perfection qui le fera suivre de beaucoup plus d’admirateurs que d’imitateurs ; la rendant non seulement égale à celle des Anciens, mais beaucoup plus excellente et plus capable de beaux effets, en tant qu’il fait ouïr le corps marié avec son âme, qui jusqu’ores en avait été séparée… La preuve s’en verra ès chansons mesurées de ce Printemps. »

La preuve s’en voit encore en ces « chansons, » dont plusieurs atteignent à l’ampleur de véritables poèmes lyriques. Et c’est la rythmique surtout qui fait leur grandeur et leur beauté. Telle pièce, comme la Belle Aronde, est un chef-d’œuvre deux fois : par les proportions numériques des voix et par les proportions métriques des membres ou des périodes.

Ce poème en l’honneur de l’hirondelle se divise en « chants, » ou couplets, séparés par un « rechant, » ou refrain. Tandis que les uns sont à quatre voix, l’autre, plus riche, en comporte six, et c’est un charme déjà que ce balancement clos deux groupes inégaux. Mais la beauté supérieure et vraiment antique du morceau tient au rythme des vers, que la musique a fidèlement suivi.

Rechant

La belle aronde, messagère de la gaie saison,
Est venue ; je l’ai vue.
Elle vole mouchelètes, elle vole moucherons.
La vela, je la voy, je recognoy le dos noir ;
Je l’y voi le ventre blanc qui l’y treluit au soleil ;
La vela, je la voy, elle vole mouchelètes, elle vole moucherons.

Chant

Gentille aronde, tu viens
Avec l’aimable printems ;
Après l’été tu t’en vas,
Oncques hyver ne sentis.

Ainsi l’opposition ou la diversité métrique est double. Elle existe d’abord entre les deux périodes ; puis elle se retrouve au sein même de la première, qui sert de refrain. Sans doute le poète et le musicien ont ici, comme presque toujours alors, par un choix purement arbitraire, distingué les syllabes en longues et brèves, et la quantité forme l’élément premier ou, comme nous le disions plus haut, la base de la rythmique. Mais elle n’en forme que la base et c’est au-dessus, fort au-dessus d’elle, qu’une ordonnance métrique infiniment plus vaste s’élève et se déploie.

Comme la quantité dans le rythme, le rythme à son tour s’absorbe et se fond dans la beauté générale, et je dirais volontiers universelle, de la musique du XVIe siècle. L’intention n’avait été que de ressusciter l’ancienne métrique ; mais les œuvres, ainsi que, par bonheur il arrive souvent, dépassèrent, et de beaucoup, la théorie.

Dans la définition que donne M. Expert, et que nous citions plus haut, de notre musique du XVIe siècle, on trouverait un mot à reprendre. « C’est, dit le savant éditeur, l’art pour l’art des sons combinés entre eux. » Oui : « des sons combinés entre eux ; » mais ce n’en est pas : « l’art pour l’art. » Alors, quoi qu’aujourd’hui nous puissions parfois trouver d’aride, ou d’abstrait en cette forme, qui n’est plus nôtre, de la polyphonie vocale ; alors, comme à toute époque vraiment grande, la musique fut beaucoup moins l’art pour l’art que l’art pour l’âme, l’art expression de la vie et de la vérité. Personne au XVIe siècle ne douta, comme on l’a fait souvent, trop souvent depuis, que la musique, au fond et par nature, soit le rapport entre la sensibilité et le son. La théorie d’une beauté musicale spécifique, c’est-à-dire étrangère au sentiment, eût également étonné, peut-être indigné les poètes et les musiciens. Ne fût-ce que par souvenir et par amour de cette antiquité qu’on se flattait d’imiter, de rappeler en tout, on croyait fermement au pouvoir expressif, au caractère psychologique et moral de la musique. Il n’est pas un écrit du temps, discours, éloge ou dédicace, qui n’atteste cette conception en quelque sorte éthique, et par-là véritablement antique, de notre art. Le triste Calvin lui-même ne reconnaissait-il pas dans la musique une « vertu secrète et quasi incrédible à émouvoir les cœurs en une sorte ou en l’autre ? » Ronsard, dans sa lettre aux deux rois de France, célèbre la musique avec des expressions, il en rapporte certains effets, qu’on dirait empruntés soit à l’histoire des Hellènes, soit à leur légende.

Le pouvoir d’apaiser l’âme ou de la « purger, » que les Grecs appelaient la ϰάθαρσις, était tenu alors, comme dans l’antiquité, pour une des vertus de la musique. Les éditeurs de Roland de Lassus, offrant les Meslanges du maître à Mgr le Grand Prieur de France, ne lui en promettent pas de bien plus précieux :

Flatterez votre ennuy en buvant la douceur,
Des chansons que pour vous Orlande ici vient bruyre.

« Sire, » écrit Costeley dans une dédicace au Roi :

Sire, je voudrais bien vous voir reprendre haleine,
Vous offrant ce labeur non égal au Troyen,
Louable toutefois si avec son moyen
Une seule heure au jour je charme votre peine.

Au don de la paix et du calme, la musique unit celui de l’action et de la vie. Par la représentation du sentiment et de la passion, elle crée, elle accroît l’un et l’autre en nous. On dit que près d’expirer, une certaine demoiselle de Lineuil se fit « sonner aux violons » la Bataille de Marignan de Jannequin, pour s’encourager à mourir. On a rapporté aussi de Pontus de Tyard que parfois, jouant du luth, il était en quelque sorte vaincu par sa propre émotion. « Hier soir, » a raconté Pasithée, la dame ou la Muse à laquelle est dédié son discours sur la musique intitulé Solitaire second, « hier soir, à ma requeste, ayant sur ce fut sonné une sienno ode finissante par épode remplie de quelque passion, il devint si mélancolique, que j’en pris pitié. »

Ce n’était pas « l’art pour l’art, » que celui dont on pouvait écrire à propos de Roland de Lassus : « Il exprime toutes les affections de l’âme humaine… et dans cette musique, loin que rien semble chanté, tout est présent, tout est en acte. »


At nunc Orlandus doctis sic cantibus omnes
Humani affectus exprimit ingenii,
Ejus ut in modulis non res per carmina tantum
Quæque cani, præsens sed videatur agi.


D’autres musiciens que Lassus ont mérité de semblables éloges. « Toi, disait Baïf à Costeley,


Toi Costeley, qui entre les meilleurs
Exerces le doux art d’une musique élue,
Qui sais par beaux accords accoiser l’âme émue,
L’exciter assoupie, exprimer ses douleurs.


Et Costeley lui-même a rendu grâces à ses amis, à ses lecteurs, de leur zèle et de leur amour pour la musique, « Cette divine science par laquelle on peut exciter, modérer, mortifier, maintenir et vivifier les stupides, furieux, impudiques, tempérés et languides, avec chants martiaux, graves, honnêtes, polis et gaillards. »

Tous ces chants, et d’autres encore, le XVIe siècle les a chantés ; c’est en eux et par eux qu’il ressuscite pour nous tout entier.

Il revit d’abord sa vie extérieure, et quelquefois officielle ou publique. La musique descriptive, dont la France, — depuis le temps des Jannequin jusqu’à celui des Rameau, des Berlioz et des Saint-Saëns, — a toujours eu le goût et quelquefois le génie, la musique à sujet ou à programme occupe dans l’art de la Renaissance une place considérable.

On connaît, grâce aux nombreuses auditions qu’en ont données les Chanteurs de Saint-Gervais, les grandes cantates pittoresques et décoratives de Jannequin : les Oiseaux, la Guerre (ou la Bataille de Marignan), la Chasse. Elles nous touchent, ou plutôt, — le charme en étant le moindre mérite, — elles nous frappent par la vigueur et même la rudesse, par la franchise, la carrure, l’éclat, le mouvement et la plénitude. Deux éléments y font défaut. L’un est la mélodie, ces chants ne consistant guère que dans une polyphonie, d’ailleurs serrée et riche, de cris ou d’interjections. L’autre, la musique étant ici purement vocale, est la variété des timbres, que l’orchestre seul peut donner, et dont la musique descriptive ne saurait plus guère se passer aujourd’hui. Restent l’harmonie et le rythme. Ils suffisent à la sèche et forte beauté de cet art. Dans la Chasse, les voix, se répondant comme des trompes, se renvoient les plus simples accords, et de cette simplicité naît une véritable grandeur. La musique de la Guerre comme celle de la Chasse, je ne dirai pas « repose, » car tout y est action et tumulte, mais tombe et retombe incessamment sur la tonique et la dominante tour à tour. Elle se meut et parfois s’agite entre l’une et l’autre, et ces bornes étroites contiennent, mais n’étouffent pas son ardeur. De même qu’il y a des sonneries de trompes ou de clairons, la Chasse, la Guerre, sont des sonneries de voix. Et ces voix, avec un éclat monotone et superbe, ne sonnent le plus souvent que les trois notes de l’accord parfait. Mais puisque de celles-là seules un Beethoven devait faire un jour ses thèmes les plus fiers : le motif du grand air de Léonore ou celui du premier morceau de l’Héroïque, c’est donc qu’il y a quelque chose en effet d’héroïque et qui sied à la chasse, à la guerre surtout, dans ces trois notes élémentaires, dans leur succession comme dans leur accord.

N’appelons pas, ainsi qu’on l’a fait, de telles chansons des poèmes sonores, car ce dont elles sont le plus dépourvues, c’est le sentiment, l’émotion, autrement dit la poésie. À peine le début des Oiseaux : Réveillez-vous, cœurs endormis, trahit-il quelque lyrisme. Le reste, — et de la Chasse, et de la Guerre, on en dirait autant, — le reste, contrairement à la fameuse formule de Beethoven, est beaucoup moins expression que peinture ; une peinture qui parfois arrive à n’être plus qu’une très exacte et très puissante, mais très matérielle onomatopée. Le chant du rossignol, fort mal imité d’ailleurs par des notes piquées et sèches, n’offre rien de comparable à ce que sera plus tard, dans l’Allegro e Pensieroso de Haendel, et dans un air aussi de rossignol, certain épisode mineur, délicieusement teinté de mélancolie. De, même il faudra que vienne l’art moderne, et par exemple le compositeur de Haensel et Gretel, pour envelopper le chant du coucou de tout le mystère de la nuit et des bois.

Le XVIe siècle n’a pourtant pas ignoré le paysage musical et Jannequin lui-même a laissé dans ce genre des tableaux achevés. C’en est un que l’Alouette, le plus gai carillon que puissent sonner quatre voix, par un beau matin de printemps et d’amour. Par un matin de France aussi, je dirais volontiers de l’Ile-de-France, tellement, en cette claire aubade, en ces notes spirituelles et vives qui jaillissent et rejaillissent de toutes parts, i on sent battre le cœur même de notre pays et de notre race. Oui, cela est purement français, aussi éloigné de la plastique italienne que du rêve allemand. Et cela, pour le coup, est poétique ; mais de cette poésie que Henri Heine trouvait un jour dans le genre, français aussi, de l’opéra-comique ; « une poésie sans morbidezza, sans le frisson de l’infini, une poésie jouissant d’une bonne santé. »

Elle fait le charme de deux autres pastorales de Jannequin, également amoureuses et printanières. « Ce moy de may » dit la première,


Ce moy de may, ma verte coste,
Ce moy de may je vestirai,
De bon matin me lèverai,
Ce joli, joli moy de may.


Sur un rythme de menuet rapide et déjà presque de scherzo, dans un ton clair, elle court, la petite chanson. Peu de notes la composent, et qui se touchent, qui se tiennent entre elles, traçant une ligne à peine infléchie, mais légère autant que pure. Et rien n’est doux à l’oreille comme le perpétuel retour des mêmes paroles, de ce « joli moy de may » et de cette « verte coste, » dont on ne sait plus à la fin si c’est la robe de la jeune fille ou celle même du printemps.

Plus exquise encore est la seconde chanson :


Au vert boys je m’en irai ;
Seule au vert boys je m’en irai jouer.
A mon ami j’ai donné là une heure,
Pour nous voir
Au vert boys.
En parle qui voudra parler.


La grâce, l’esprit, la tendresse même sont ici partout ; dans. le rythme et le mouvement, dans la couleur un peu étrange du mode ancien et dans l’imprévu de certaines chutes ; tantôt dans les reprises ou les répétitions, tantôt au contraire dans les suspensions ou les réticences. Chef-d’œuvre d’harmonie et de contrepoint, cette petite pièce en est un aussi de mélodie, de mélodie naissante qui déjà se développe et s’organise. Pour le sentiment et pour le style, la musique d’alors n’offre pas de tableau plus délicieux.

Elle en a de plus vastes.


J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs,


Et j’en sais peu d’aussi beaux, d’aussi sereins que celui-ci, que Roland de Lassus a chanté :


 
La nuit froide et sombre,
Couvrant d’obscure ombre
La terre et les deux,
Aussi doux que miel
Fait couler du ciel
Le sommeil aux yeux.


La musique transforme et surtout agrandit ces petits vers. Des valeurs longues, lentes, reculent à l’infini l’horizon, et le remplissent. Par une effusion grandiose, incessamment renouvelée, la mélodie répand le sommeil, et les accords — la puissance expressive de l’harmonie se révèle ici tout entière — les accords, de mesure en mesure, épaississent davantage les voiles de la nuit.

Jannequin, Lassus nous étaient familiers. Mais, avant la publication de M. Expert, c’était un inconnu que Claude Lejeune, et c’est un maître.

Il l’est dans tous les genres, y compris le paysage. Des quatre livres de son Dodécacorde, le premier seul est de musique religieuse ; les trois autres sont consacrés au Printemps, dont ils portent le nom. Mêlant dans ses chants la jeunesse de l’année à celle de la vie, le musicien a fait la part de la nature aussi grande que celle de l’amour. Nous parlions plus haut de la Belle Aronde. Les deux pièces qui précèdent celle-ci l’égalent par la souplesse et la variété du discours, par l’ordonnance des « chants » et du « rechant, » par le progrès double et proportionnel de l’ampleur des vers et du nombre des voix. L’aisance, la diversité des rythmes et la grâce des tableaux, tout donne ici l’impression d’un La Fontaine musicien.

Il peut arriver que la mélodie, — elle ne fait encore que de naître, ou de renaître, — paraisse un peu courte pour la beauté plus ample de certains alexandrins, par exemple, de ceux-ci :


Ô Dieu ! combien de fois sous les feuillus rameaux
Et des chênes ombreux et des ombreux ormeaux,
J’ai tâché marier mes chansons immortelles
Aux plus mignards refrains de leur chansons plus belles !


Une semblable période comporterait aujourd’hui une longue et large cantilène. Elle est notée au contraire en traits un peu courts et comme brisés, mais singulièrement vifs et brillans. Tel est le style de l’époque. Mais l’abondance, le coloris, le parfum, rachètent ici la brièveté, et l’œuvre entier de Lejeune est un avril de fleurs sonores, tout un printemps de chansons.

L’une d’elles (Du triste hyver) résume ou mieux domine les autres. Elle a pour sujet la contemplation grave, parfois émue, de la terre, de la mer et des cieux. Ici, au-dessus du contrepoint s’élève et plane une mélodie admirable d’ampleur et souvent de pathétique. Les périodes se déroulent avec une croissante magnificence. Les images poétiques, de mythologie ou de nature, s’encadrent et se rehaussent d’éclatantes sonorités. Les grands spectacles de l’univers sont décrits et presque égalés. Et le sentiment se mêle à la peinture : sentiment sérieux, même sacré, du mystère des mondes et de leur beauté. Nous ne sommes plus ici devant un « Printemps » de chanson, encore moins de romance, mais de poème, de poème cosmique et religieux. Le tableau n’a pas son égal dans l’œuvre de Lejeune ou de ses contemporains ; antique par la simplicité des lignes, par l’évocation des héros ou des dieux, il semble moderne par je ne sais quoi de rêveur, de mélancolique et de vaguement troublé.

Ce n’est pas seulement le dehors, mais le dedans, le cœur même de l’homme, et tout son cœur, que la musique du XVIe siècle a chanté. Elle en a compris, exprimé les mouvemens légers autant que les passions profondes : la gaieté naïve et l’esprit gaulois, voire libertin ; l’ardeur, l’héroïsme de l’amour divin et les transports, heureux ou désespérés, des humaines amours.

La collection de M. Expert abonde en « chants gaillards, » comme disait Costeley ; mieux faits assurément pour « exciter… les tempérés et languides, » que pour les « mortifier » ou seulement les « maintenir. » Plusieurs, parmi les plus spirituels et les plus vraiment français, — je ne dis pas les plus purement, — sont écrits sur des paroles qui ne s’accommoderaient pas de la monodie. Elles ont besoin de la pluralité des voix, afin de n’être point en tendues, ou de ne l’être qu’à moitié. Dans le genre du conte ou du fabliau musical, le « plus que divin Orlande » a composé quelques petits chefs-d’œuvre plus que profanes. Il a su narrer avec des notes aussi lestes, aussi gamines que les mots, l’histoire de certaine gageure tenue de compte à demi par un avocat et son petit clerc. On trouverait ici comme une première esquisse, moins sentimentale et plus grivoise, de la « Chanson de Fortunio. » Non moins française — j’allais dire parisienne — par le ton et par le tour, est une autre chanson. Il y est traité d’une dame qui dans un château « vit Hercules en marbre érigé ; » d’une observation qu’elle fit à son endroit et de la repartie qu’elle s’attira « d’un maçon âgé. » L’une et l’autre pièce est un excellent exemple de l’esprit en musique et dans cette musique en particulier. On y voit à merveille quelle vivacité, quelle gaieté sans cesse accrue et multipliée peut communiquer à un thème, déjà vif et gai par lui-même, le principe des entrées successives, des réponses ou des répliques entre-croisées, en un mot le style de la polyphonie vocale et du contrepoint.

À ce style au moins autant qu’à la mélodie elle-même, des chansons de ce genre doivent leur accent populaire. Il suffit de lire dans Costeley certaine histoire d’un usurier et d’un pauvre, pour se convaincre que la pluralité des parties ou des voix crée la pluralité des personnages ; elle donne l’impression ou l’illusion du nombre, d’un groupe, d’une foule même, et dans cette musique alors, c’est vraiment le peuple et le peuple tout entier qui parle, qui chante, qui vit.

Faut-il des chansons à boire, après des chansons à rire ? D’un bout à l’autre du siècle, elles tintent gaiement.


Ô vin en vigne, gentil,
Joli vin en vigne !


Ainsi chante Roland de Lassus, et de ce vin, en deux strophes ou couplets, qui sont d’opéra-comique, pas davantage, il ne chante qu’une pointe légère. Déjà plus haut en couleur, avec plus de goût ou de bouquet, est certain refrain de Claudin de Sermisy :


 
Hau le boy !
Prions à Dieu le roy des roys
Garder ce gentil vin françois !


Ce n’est encore ici qu’une ivresse aimable, à la française. Mais l’esprit de l’antiquité, l’esprit véritablement dionysiaque, inspire une chanson de Costeley :


 
La terre les eaux va buvant ;
L’arbre la boit par sa racine ;
La mer éparse boit le vent
Et le soleil boit la marine ;
Le soleil est bu par la lune,
Tout boit, soit en haut, soit en bas.


Par la grandeur, la puissance lyrique, la musique est digne de la poésie. Mais viennent les deux derniers vers :


 
Suivant cette règle commune,
Pourquoi donc ne boirions-nous pas ?


alors, avec la poésie toujours, la musique se détend et tombe, d’une chute imprévue et spirituelle. L’ode finit en chanson, par un contraste piquant, ironique, entre deux ivresses inégales, dont l’une est la joie sublime des choses, l’autre n’étant qu’un vulgaire plaisir de l’humanité.

Enfin, de cette humanité, que la musique du XVIe siècle représente ou respire tout entière, voici les forces vives et les couches profondes : voici la religion, voici l’amour.

C’est une chose considérable que la publication — faite pour la première fois, après trois siècles d’oubli — de tous les « Psaumes de Marot mis en livraisons, musique par Goudimel. » On lit dans le Dictionnaire de musique, de M. Hugo Riemann : « Goudimel, né à Besançon en 1505, fondateur de l’école de Rome. » Ce peu de mots suffirait à la gloire non seulement d’un artiste, mais d’un pays, et ce pays est le nôtre. Goudimel fut, à Rome, le maître de Palestrina.


 
Puissant, Palestrina, vieux maître, vieux génie,
Je vous salue ici, père de l’harmonie ;
Car, ainsi qu’un grand fleuve où boivent les humains,
Toute cette musique a coulé de vos mains.


Si Palestrina fut le père de l’harmonie, Goudimel en aurait donc été l’aïeul. Il a donc pris sa source en terre française, le grand fleuve qui ne devait répandre toute sa magnificence et toute sa fécondité que sur le sol italien.

On doute encore si Goudimel était huguenot ou catholique. En tout cas, c’est comme huguenot qu’il fut jeté dans le Rhône, à Lyon, la nuit de la Saint-Barthélémy. Et c’est par des œuvres d’esprit ou de sentiment huguenot qu’il survit. « Pour les initiés, dit très bien M. Expert, pour ceux qui ont vécu dans l’intimité de ces hautes figures qu’on appelle Jehan Calvin, Théodore de Bèze, Gaspard de Coligny, Bernard Palissy, Ambroise Paré, François de la Noue, Agrippa d’Aubigné, orgueil de la Réforme française ; pour ceux qui ont étudié et pénétré l’époque agitée, violente, mais féconde en grands caractères et en illustres sacrifices, des guerres religieuses ; pour les psychologues qui scrutent les consciences et approfondissent les faits sociaux, Claude Goudimel apparaîtra comme l’aède huguenot par excellence. » Le mot est juste ; il dit à la fois ce qu’est le génie du musicien et ce qui lui manque. Il lui manque précisément d’être catholique et d’être italien ; il lui manque le charme, l’onction, non pas même le mysticisme, mais le mystère, mais la piété, la chaleur, l’amour, ce genre enfin ou cet ordre de beauté qui nous touche, nous pénètre, nous attendrit dans les œuvres de l’école romaine et dans celles surtout de Palestrina. Non pas que chez Goudimel cela manque toujours. Il a des rémissions ou des relâches exquises, par exemple le psaume no 122 :


Or en tes porches entreront
Nos pieds, et séjour y feront,
Jérusalem la bien dressée.


La musique ici respire un espoir, un désir céleste de Sion. Sous l’archaïsme de la forme le sentiment est presque moderne. Si pures et suaves sont les modulations par accords parfaits, si gracieuses les évolutions des voix au-dessous de la mélodie, qu’on se prend à songer — de très loin encore — à telle ou telle page sacrée de Gounod.

Mais il n’y a dans ce psaume et dans quelques autres qui lui ressemblent qu’une exception, un hasard et comme une surprise de tendresse. L’éthos général de cet art n’est que force et même rigueur. Le Psautier de Marot et Goudimel est terrible à lire en entier. Songez qu’avec les commandemens de Dieu et le cantique final il ne comprend pas moins de cent cinquante-deux quatuors vocaux. « Tous de haut style, tous d’un mérite supérieur, » affirme avec raison M. Expert. Mais que ce mérite est donc uniforme, et monotone ce style ! Italiam ! Italiam ! Que dis-je, c’est après l’Allemagne elle-même qu’on soupire ici. Toute musique religieuse, non seulement celle d’un Palestrina, mais celle d’un Schütz, et plus tard celle d’un Haendel ou d’un Bach, paraît admirable de souplesse, de liberté surtout, auprès de cette inflexible musique. Elle n’a pour forme que la carrure, une carrure invariable et comme éternelle. Un psaume de Goudimel, — un quelconque parmi les cent cinquante, — consiste essentiellement en quatre phrases mélodiques, mesurées à quatre temps, harmonisées à quatre voix. C’est même plus qu’un carré, c’est un cube, un bloc sonore ; il se soulève parfois, puis il retombe, et sous sa chute nous craignons toujours d’être écrasés.

Mais quand il se soulève, la force ou l’esprit qui l’anime le porte très haut et le soutient. Cet art est « protestant » au sens exact du mot. Tantôt par une endurance opiniâtre, tantôt par les emportemens d’une éloquence lyrique, il ne cesse de protester. Parmi les psaumes de Goudimel, les uns sont beaux d’une impassible beauté ; les autres le sont d’une beauté passionnée et frémissante. Ils dénoncent tous la persécution et la violence ; tous, ils la supportent et la défient. Ils sont les hymnes hardis, les cantiques hautains d’une époque et d’une foi qui ne pouvait laisser aucune part à la méditation et au rêve pieux. Souvent un souffle guerrier les inspire. Ils ressemblent à des forteresses plus qu’à des églises ; ils ont des murailles et des créneaux ; on ne voit pas d’autel, encore moins de tabernacle, en eux. Mais dans les temples nus qu’ils défendent, ils donnent de fières, d’héroïques leçons. Au point de vue de l’éthos ou du sentiment confessionnel, les psaumes de Goudimel pourraient bien être le chef-d’œuvre absolu du protestantisme : j’entends qu’ils me paraissent, non pas certes plus beaux, mais plus purs de tout élément catholique que les chefs-d’œuvre contemporains ou postérieurs des grands luthériens allemands. Cet art offre encore un autre caractère. Il ne proteste pas seulement : il atteste, il confesse, il est témoin et martyr. Et voilà pourquoi l’œuvre de Goudimel est digne de vivre parmi les formes, ou, comme disent les philosophes, parmi les « catégories » les plus austères, mais les plus nobles, de l’idéal religieux.

L’idéal amoureux alors n’a pas manqué non plus de grands interprètes. Nous disons bien « l’idéal ; » car, au XVIe siècle, il n’entre rien de grossier ou seulement de sensuel dans la musique d’amour.

Si l’on formait un cycle et comme une galerie de ces tableaux sonores, c’est peut-être par celui-ci — de Roland de Lassus — qu’il siérait de commencer.


 
Qui dort icy ? Le faut-il demander ?
Vénus y dort, qui vous peut commander.
Ne l’éveillez, elle ne vous nuira.
Si l’éveillez, croyez qu’elle ouvrira
Ses deux beaux yeux pour les vôtres bander.


Le sujet et le style, la noblesse des lignes et je dirai presque de l’attitude ou de la pose (écoutez les harmonies sur ces trois mots : Vénus y dort) ; le coloris ardent (mêmes accords), tout cela fait d’une telle page une sorte de Titien en musique.

Ce n’est qu’une image, et d’une déesse. Mais voici la vie elle-même, et, dans leur réalité, dans leur humanité, les joies et les peines d’amour :


 
Du corps absent le cœur je te présente,
Qui loyaument sans fin te servira,
Et en tout lieu comme ton serf ira,
Vivant d’espoir, se nourrissant d’attente.


Depuis trois siècles passés, la musique a-t-elle assez prodigué les sermens, ou les « Offrandes ! » L’une des plus récentes (de M. Reynaldo Hahn, sur des vers de Verlaine) charme, non sans raison, les salons d’aujourd’hui. Mais elle semble cherchée, tourmentée, même un peu maladive, auprès de celle où le vieil « Orlande, » en quatre vers, que dis-je, dans le premier seul, en six mesures de primitives harmonies, sut enfermer le don, le sacrifice de soi-même, de soi tout entier et pour toujours.

Idylles, élégies, il n’est pas un « genre » amoureux dont nous ne trouvions au XVIe siècle plus que le germe, la fleur. Déjà le « bois épais redouble son ombre » autour de la douleur et de la plainte des bergers. Parfois on croit entendre de loin l’Orphée de Caccini, celui de Monteverde ; de plus loin, celui même de Gluck. Des chefs-d’œuvre plus éloignés encore se laissent pressentir. Le Chant élégiaque de Beethoven est annoncé vaguement par de brèves déplorations, par d’exquises épitaphes de femmes.

Parmi les maîtres signalés ou plutôt révélés par M. Expert, si Claude Lejeune est le premier des musiciens pittoresques, il semble que Guillaume Costeley soit le plus touchant, le plus pathétique des musiciens d’amour. Certain « envoi » qu’il fit de son œuvre atteste qu’il se rendait justice :

 
Va donc, mon labeur ; suis tous ceux qui t’aimeront,
Je say bien que tu crains quelque cérémonie ;
Va, va ! ne t’ébahis de ceux-là qui diront :
Ce Costeley n’a pas d’un tel le contrepoint ;
Il n’a pas de cestuy la pareille harmonie —
J’ay quelque chose aussi que tous les deux n’ont point.


Il se connaissait bien. Avec ce que « tous les deux, » et même tous les autres possèdent : science du contrepoint et de l’harmonie, grâce des rythmes, coloris des modes, il a plus de vie encore : une vie intérieure ou sentimentale, dont aujourd’hui non seulement rien n’est mort, mais dont rien n’a vieilli ou passé.

De cette vie surabondante, la succession des notes, autant que leur combinaison, commence à devenir l’interprète. C’est un grand mélodiste que Costeley. Chez lui, mieux que chez la plupart de ses contemporains, on voit se former et se dégager la ligne vocale. Il crée à tout moment des chants admirables. La voix qui les chante les pourrait chanter seule. Les autres voix ne font guère plus que l’accompagner. Elles la soutiennent et la fortifient ; mais désormais, au lieu de l’égaler, elles lui sont soumises. Ainsi l’ordre, la hiérarchie moderne commence à s’établir parmi les sons. Dépouillée de l’appareil polyphonique, telle pièce de Costeley, par exemple : Mignonne, allons voir si la rose, demeure une exquise monodie. Souple et déjà docile, la mélodie de Costeley tantôt se concentre, dans la formule concise de la chanson ou dans la forme plus flottante, mais toujours brève, qui deviendra celle du lied ; tantôt elle se développe en un long poème d’amour ; amour le plus souvent mélancolique, jusque dans l’inconstance et l’infidélité : témoin la pièce charmante et qu’embaume le parfum des modes anciens :

Allez, mes premières amours ;
Approchez, mon amour seconde.


Il va, cet amour, de lui-même et par sa pente naturelle, jusqu’à la tristesse, au désespoir.

 
Je plains le temps de ma jeunesse folle,
Je plains le temps que je fus à l’école
De ce faux Dieu qui tous les siens affole.
Je plains l’amour qu’il a de moi tirée ;
Je plains la foi que je lui ai jurée
Et que plus tôt ne l’en ay retirée.


Bien chantée et bien dite (l’un et l’autre serait nécessaire) par une belle voix de soprano, que les trois autres voix entoureraient plus douces, de cruelle terrible et presque atroce beauté ne serait pas cette plainte, sortant comme des ruines de quelque funeste amour !

Nous parlions tout à l’heure de pressentimens, et des lueurs étranges que portent parfois à leur cime les plus beaux de ces anciens chants. Il en est un, de Costeley toujours, qui va très loin dans l’avenir. Il s’achève par ces trois vers :

 
Ô misérable amour ! Hélas, mort, viens parfaire
En nous ce que son feu mutuel ne peut pas,
Nous joignant l’un à l’autre au moins par le trépas.


C’est le thème poétique de Tristan. Et quant à la musique, impossible, hélas ! à citer, sans doute elle ne révèle point au dehors, — les deux formes étant trop différentes, — mais en elle-même et comme au fond de son âme elle porte déjà l’âpre maléfice et le poison enivrant du chef-d’œuvre wagnérien.

« Chants martiaux, graves, honnêtes, polis et gaillards. » Cette fois non plus Costeley ne se flattait point. Il a tenu plus qu’il n’avait promis de son siècle et de lui-même. Et dans la préface de la précieuse collection que nous venons de parcourir, il semble que l’éditeur, à son tour, ait eu trop de modestie. M. Expert s’engageait à révéler « un coin ignoré de l’âme française. » Si nous ne l’avons pas trahi, vous estimerez sûrement qu’il a fait davantage.

Camille Bellaigue.
  1. M. Henry Expert (Introduction générale).
  2. Nous empruntons sinon le portrait, du moins l’esquisse suivante de Ronsard musicien à la récente et très complète étude de M. Julien Tiersot : Ronsard et la musique de son temps. Paris, Fischbacher.
  3. Voir sur ce sujet l’ouvrage de M. Édouard Fremy : l’Académie des derniers Valois. Paris, 1887, E. Leroux.
  4. Le souffle.
  5. Cité par M. Fremy.
  6. M. Édouard Fremy, op. cit.
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Sur Pontus de Tyard, voir un article de M. Luigi Torri dans la Rivista musicale Italiana de 1901 (fascicolo 4).
  10. M. Frémy, op. cit.