Anonyme, attribué à
A. Brancart (p. Frontispice-92).
Première partie
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre

LES ÉGAREMENTS
DE JULIE





PREMIÈRE PARTIE



S
I le détail de ma vie ne fait pas l’éloge de ma vertu, on peut du moins s’assurer qu’il donne au juste le tableau de mes désordres.

On ne me reprochera jamais cette sévérité farouche qui, d’accord avec le préjugé fait si bien lustrer notre sexe. Qu’on ne se prépare point à plaindre des adorateurs rebutés, je n’eus jamais la cruauté, d’en désespérer aucun : mon cœur, bon et généralement compatissant, n’entreprit jamais de combattre les faiblesses de mon prochain. Pour trancher enfin, jamais la vertu ne s’avisa de me choisir pour être le théâtre de ses exploits ; et libre dès mon bas âge, je m’accoutumai, comme toutes les filles, au jargon de la pudeur, sans pouvoir, comme quelques-unes, en connaître l’effet. Un reproche que m’ont toujours fait mes parents, c’est de n’avoir pu parvenir au moins à l’art de la jouer ; talent nécessaire à la petite profession à laquelle ils me destinaient.

Mon origine ne renferme que des circonstances ennuyeuses, dont je dois faire grâce au lecteur : s’il me fallait accuser les issus de germain, que j’ai décrassés par mes alliances, il m’en coûterait une énumération généalogique aussi étendue qu’inutile ; ainsi on me permettra de réunir toute ma famille en une vieille tante dont l’éducation que j’en reçus, seconda parfaitement chez moi les heureuses dispositions de la nature. L’aveu de mes égarements est assez humiliant pour les auteurs de mes jours, si tant est qu’ils soient susceptibles de quelque honte, sans y joindre encore l’affront de les divulguer. Ma tante donc, que nous nommerons Daigremont, fut la fidèle agente de mes petites gentillesses, desquelles elle admira toujours les progrès avec les yeux d’une mère toute complaisante.

Je restai jusqu’à l’âge de douze ans en Province, où nous vécûmes dans une honnête pauvreté : ne pouvant jusqu’alors faire autrement, nous nous faisions malgré nous estimer ; et si notre conduite était régulière, ce n’était assurément qu’à la grande disproportion de notre âge que nous en devions rapporter le mérite : j’étais trop jeune et ma tante ne l’était pas assez. La mauvaise éducation que je reçus n’eut garde de me former au bien. Une vie assez dure me laissait une avidité démesurée pour ces petites aisances qu’il est permis à tout le monde de se procurer quand on le peut. Tout enfant que j’étais, je ne voulais pas connaître d’autres volontés que les miennes : tout en moi faisait pressentir un caractère difficile à manier.

L’aversion pour le travail, l’ennui des remontrances, l’antipathie pour ma tante, l’habitude du mensonge, un goût décidé pour la vanité, ne promettaient pas en moi d’heureuses suites : cinq ou six airs d’opéra, toujours en l’honneur de l’amour, fredonnés sans cesse à mon oreille, faisaient ma principale étude ; et quand je fus une fois parvenue à me les rendre familiers, ma tante conçut un favorable augure des essais de mon gosier, qu’elle se garantit dès lors séducteur. Mes yeux promettaient déjà un de ces minois que les agaceries font réussir les quinze premiers jours : ainsi les minauderies, les jeux de mots, les œillades, les premiers principes de la coquetterie enfin me furent régulièrement enseignés : ce petit manège me plaisait sans en savoir la raison. L’oisiveté, dans laquelle on avait pris le parti de me laisser, servit à me faire naître des désirs ; celui qui me dominait le plus, était d’atteindre l’âge où l’on reçoit l’honneur d’être traitée de grande fille : et pour y parvenir je ne négligeais rien de ce qui semble en caractériser le titre. Dans les chansons de ma bonne tante l’Amour était toujours fêté à outrance : cette répétition continuelle d’hymnes à sa louange me donnait grande envie de le connaître ; mais aux moindres questions que je faisais à la Daigremont elle ne me répondait que le doigt sur la bouche et d’un air mystérieux, qui faisait tout l’effet nécessaire à son dessein : qu’on juge combien ma curiosité se tenait satisfaite de son refus ; il ne faisait qu’augmenter en moi l’envie de connaître ce qu’on voulait me cacher, et je ne m’appliquai bientôt plus qu’à dérober le secret qu’on voulait me faire. Je demandai quelques éclaircissements à mes petites compagnes : les unes me rirent au nez, n’en sachant pas plus que moi ; d’autres, élevées dans une vie religieuse, rapportaient à ma demande les pieux discours du saint amour que travaillaient à leur inspirer les âmes dévotes dont elles recevaient les saintes instructions. Cette dernière définition, toute inconnue qu’elle m’était, ne satisfaisait point mon cœur. Une autre plus pénétrante que celle-ci ne put me répondre positivement, mais me mit à portée de m’éclaircir par l’histoire qu’elle me fît de sa sœur aînée et d’un jeune homme que dès lors j’eus grande envie de connaître : je n’épargnai rien pour y réussir ; mais je m’aperçus bientôt qu’il n’était point cet amour qu’on me faisait chanter ; ce n’était qu’un de ses sacrificateurs ; nouvel embarras. Je n’abandonnai point mes recherches, et résolue de les épier, je ne différai que jusqu’au lendemain, où, sans être aperçue, j’entendis une conversation que je trouvai entièrement ressemblante à mes chansons : j’eus beau regarder, je ne vis que deux personnes ; je n’entrevoyais point l’Amour, au sujet duquel je m’étais figuré une existence aussi palpable que sensible. Cependant l’entretien des jeunes gens s’animait furieusement ; je redoublai mon attention pour ne rien perdre de ce qui se passait. Le progrès de leur conversation conduisait ma curiosité d’une action à une autre ; mes yeux dévoraient : le nom d’amant, que j’entendis si souvent répéter, me parut si joli, que je conçus dès l’instant la nécessité de m’en choisir un. Que de baisers ! j’étais enchantée de l’union et du parfait accord dont ils étaient dans leurs gestes et dans leurs discours. Un air de satisfaction, une ardeur délicieuse, une entière liberté d’eux-mêmes, une complaisance réciproque : Dieux, que ne vis-je point ! et que ne désirai-je même point alors, toute enfant que j’étais ! Ces moments me sont encore récents ; oui, tout passa dans mon âme, je me sentis animée du même feu dont ils brûlaient : aussi intéressée qu’eux à leur entretien, j’en partageais les effets. Cette aimable langueur, dont je ne connaissais pas encore l’usage, me parut si douce et si nouvelle, que je ne savais où j’en étais. Non, jamais mes yeux ni mes oreilles ne m’avaient rendu d’aussi agréables services : quoique je ne comprisse pas bien précisément certaines choses que je voyais faire, je m’imaginais qu’elles devaient être fort plaisantes, et j’aurais bien voulu être de la partie. Un assez long espace de temps les rendit enfin aussi tranquilles que j’étais émue ; mais jugeant d’eux par moi, leur inaction me devint une nouvelle surprise, et arriva cependant fort à propos pour me calmer, car j’étais furieusement agitée.

Les impressions que j’avais reçues m’avaient trop réjouie pour en demeurer là ; je résolus bien de faire mon profit des jolis secrets que j’avais dérobés : il ne me restait plus qu’à éclaircir une confusion d’idées, qui, pour trop m’interroger, ne me laissaient pas le temps de me répondre à moi-même. Je revins à la maison, où je comptai exactement les quarts d’heure qui devaient m’amener celui où j’en devais ressortir. Ah ! que mes poupées me devinrent à charge ! je les révoquai dès ce moment pour m’en choisir dorénavant à ma fantaisie, et je me préparai sérieusement à ne rien laisser échapper de ce qui pourrait me satisfaire.

Le nom d’amant, que j’avais entendu fréquemment répéter, me vint à l’imagination, et me passa de là au cœur : je rougis de n’en point avoir ; je voulus en attendant essayer si ce doux nom, dans le pressant besoin où j’étais, siérait bien à un petit chat que nous avions au logis ; et pour me mettre en règle, je lui confiai sans façon les plus tendres sentiments, auxquels il ne répondait que par une multiplicité d’égratignures qui me mirent bientôt les mains tout en sang. Ma tante, qui jusqu’alors m’avait vue badiner comme on fait avec ces sortes d’animaux, ne fut jamais plus étonnée que de m’entendre, toute égratignée que j’étais, parler tendresse à son chat, que, sans me gêner, je caractérisais, suivant mon transport, du nom d’amant : elle en rit d’abord ; mais à la fin elle ne sut que penser de cette idée, aussi folle qu’extraordinaire, et me défendit cruellement tout commerce avec le doux objet de mes vœux, qu’elle congédia le plus durement du monde. Le héros de mes premiers soupirs alla donc courir les toits, et me laissa le reste du jour constamment affligée de sa perte, dont je fus bientôt consolée.

Je retournai le lendemain à l’école de mes plaisirs, où mon intelligence fit un progrès incroyable. Je m’étudiai à gagner l’amitié de mademoiselle Sophie ; c’était le nom de l’aimable personne sur l’exemple de laquelle je voulais travailler à me former : je lui donnai occasion de me faire mille petites questions, desquelles j’eus le bonheur de me tirer avec avantage. Certain air de malice, pour ne pas dire de libertinage, qu’elle remarqua dans mes yeux, la fit rencontrer mes idées le plus à propos du monde. Je lui baisai les mains, je promenai les miennes sur sa gorge, j’affectai même le plaisir naturel que j’y trouvais ; mon silence, secondé d’un sourire malin, semblait travailler à démentir la simplicité de mon âge : tout en moi dictait d’autres sentiments que ceux qu’on a coutume de ressentir pour l’enfance. Je reconnus à mon tour dans l’agitation de Sophie quelque chose de semblable à la vivacité que lui avait inspirée la veille le jeune homme avec lequel je l’avais vue ; je profitai de son enjouement pour lui en parler. Je lui demandai si elle serait bien aise de l’embrasser ; elle rougit et me parut toute interdite. Ne pouvant plus ignorer son embarras, je crus faire des merveilles d’exagérer son bonheur ; mais la manière dont je m’y pris pour la rassurer acheva de la déconcerter ; elle ne douta plus d’avoir été surprise ; elle m’embrassa, me fit mille instances pour lui en dire davantage. Elle n’eut pas de peine à me faire jaser ; je lui avouai tout, jusqu’à l’extrême plaisir que j’avais pris à leur badinage. Soit que la façon dont je lui racontai la chose échauffât ses idées, soit qu’un goût particulier, de concert avec son tempérament, l’excitât à me caresser, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir de ce qui se passait en elle. Ce petit tête-à-tête acheva de m’instruire, et la seconde leçon perfectionna bientôt l’ébauche de la première.

Je voudrais bien raconter la chose exactement et ne rien laisser ignorer du lecteur ; mais on est si ridicule dans le siècle ou nous sommes, qu’il faut donner tout à deviner : on n’a jamais tant châtié l’expression que depuis l’entière corruption des mœurs. Tout ce que je puis dire à la louange de nos plaisirs, c’est que nous nous amusâmes le plus joliment du monde.

Sophie faisait une fort aimable brune, dont la taille régulièrement prise, malgré l’embonpoint, répondait parfaitement à un de ces minois mutins auxquels on ne peut résister. Qui ne connaît ces attrayantes irrégularités, qui, à la faveur d’un je ne sais quoi, décident souverainement ? Pour moi, qui n’étais encore qu’une enfant, ne connaissant pas l’avantage du solide, je trouvais cette aimable fille suffisante aux prémices de mes amusements, qui ne tardèrent pas à désirer l’essentiel.

En m’apprenant ce que c’était que l’amour, elle m’en enseignait la douce manœuvre, que je ne pouvais me lasser d’admirer : elle me fit une peinture si touchante des particularités dont s’occupent deux cœurs épris, que je regardai dès lors l’amour comme une nécessité à laquelle la nature avait assujetti sans doute le corps et l’âme ; car elle vantait autant les sentiments qu’il inspire, que le salaire qu’il exige. Du raisonnement nous passions alternativement à l’exécution ; rien de plus amusant. Quel goût ne pris-je point à m’instruire ! quelle conception ? quelle docilité ! quelle application à vérifier les beautés de la nature ! quel art ne montrai-je point dès lors à les exposer avantageusement ! Tout en moi se ressentit bientôt de ces agitations qui précèdent et suivent l’entière satisfaction des sens. Sophie ne pouvait se lasser de m’admirer ; ses yeux, surpris du feu qui brillait dans les miens, y puisaient encore une nouvelle ardeur dont elle n’était plus maîtresse. Tout m’était insensiblement devenu permis, et ne s’opposant que très faiblement à mes petites fantaisies, elle m’accordait toujours ce qu’une molle résistance me défendait d’entreprendre. Je me trouvai à mon tour aussi complaisante qu’elle ; et me prêtai le plus complaisamment du monde à ce qu’elle me témoigna pouvoir l’amuser. La variété de nos attitudes eût formé un vrai tableau de volupté où la mollesse seule travaillait à relever les couleurs. J’étais contente, et n’en savais pas davantage. Ce commencement était friand pour moi, qui entrais nouvellement dans la route du plaisir. Après une demi-heure d’occupation, il nous fallut, malgré nous, cesser notre lascif entretien ; nous ne finîmes qu’avec le désir de recommencer un petit jeu qui avait si bien le secret de nous amuser. Sophie me fit jurer, sur ce qui venait de se passer, un secret inviolable, auquel elle attacha la promesse réitérée de me procurer quelque chose de plus achevé. Je la quittai dans l’espérance de la revoir bientôt ; ce qui m’était fort facile par la proximité de nos deux maisons, dont l’accès nous était également libre.

Ma tante ne demandait pas mieux que Sophie me recherchât ; cette liaison faisait en apparence honneur à mon âge, qui était très inférieur à celui de ma nouvelle compagne. Nous vécûmes ensemble deux mois, très satisfaites l’une de l’autre, et nous nous tînmes fidèlement parole. Elle fit à son amant une confidence entière de toutes les nôtres ; il fut aussi étonné que curieux de me voir : il ne fut pas difficile de le contenter. Elle n’était pas jalouse de moi et m’ayant une fois produite à leurs amoureux exercices, j’y fus régulièrement présente ; outre que je ne leur nuisais pas pour les mettre à l’abri du soupçon, je leur servais encore à rappeler cette activité qui souvent se ralentit dans le facile accomplissement de ce qu’on désire. Nous associâmes tous trois nos petits talents pour y mieux trouver notre compte. Plus sobre que Sophie, j’étais obligée de m’en tenir à de minutieuses bagatelles, par l’impossibilité de faire autrement ; j’étais trop jeune, et l’extrême disproportion veilla seule et fidèlement à la garde de mon honneur. Toute la bonne envie que j’eus d’observer les dernières cérémonies me fut inutile : les bons avis de Sophie, les instances démonstratives de son amant, la bonne grâce avec laquelle je me prêtai, la diversité de mes attitudes pour trouver la plus propre à mon dessein, tout me fut inutile, et je m’imaginai, tant j’étais enfant, trouver une source de honte dans ce qui fait ordinairement honneur à notre sexe. Ce petit inconvénient, qui m’avait causé tant de douleur sans succès, donnait toujours matière à quelques plaisanteries que je ne supportais qu’avec confusion. Je me plaignis, et sur les remontrances que je fis qu’on prenait trop peu de part à mon embarras, il fut résolu qu’on travaillerait sérieusement à me procurer mon petit nécessaire. Le manège officieux auquel ils m’avaient stylée m’avait appris à désirer naturellement. L’exemple me tenta de nouveau ; j’essuyai encore des efforts inutiles, pendant lesquels je montrai une patience héroïque, et dont je ne recueillis pas plus de fruit que des premiers. Un petit neveu de la maison, assez mal partagé de la nature, me paraissait bien propre à réparer l’inutilité de mes premières tentatives ; mais, malgré toutes mes agaceries et les occasions que Sophie et son amant suscitèrent, je ne pus jamais l’amener où je désirais : uniquement occupé de merles, il ne songeait qu’à ses oiseaux. Cette rivalité ne me fut pas heureuse : je ne pensai bientôt plus qu’à substituer à mon dénicheur de merles quelque tempérament prématuré qui répondît au mien, et j’aurais infailliblement réussi dans mon projet, si les arrangements de ma tante n’eussent entièrement détruit les miens ; je n’eus cependant pas lieu de m’en plaindre, je ne perdis rien pour attendre : et si ce moment fut reculé, ce ne fut qu’avec plus de plaisir que j’en ressentis l’effet.

Il est inutile d’entrer dans le détail d’un nombre d’affaires assez mal en ordre qui précipitèrent notre voyage pour Paris : peut-être nos fonds trop altérés ne nous auraient-ils plus permis d’entreprendre la route, si notre séjour en province eût été plus long. Ma bonne tante qui raisonnait assez juste sur ce qui tendait à me faire valoir un jour, prévoyait sagement qu’il n’est qu’un Paris pour toutes sortes d’entreprises : la sienne demandait effectivement un lieu où le théâtre de la volupté pût fournir l’occasion d’exposer avantageusement les talents de son élève pour la coquetterie : ainsi notre départ fut conclu et remis à trois jours. Il me fallut quitter Sophie dans un temps où je commençais à en sentir plus que jamais la douce nécessité ; nous fîmes nos adieux : non sans beaucoup de regret, je partis de la Province de…… en emportant encore ce que je n’avais pu y laisser.

Le carrosse où ma tante avait précipitamment arrêté une place, était rempli de façon à ne pas être à notre aise : il fallait, de convention au bureau, qu’elle me tînt sur ses genoux, ce qui était assez incommode pour une route de quelques jours. J’avais passé pour une enfant de huit ans, au sujet duquel on n’avait pas fait de difficulté : ainsi ce fut par cette raison qu’en me présentant je vis des visages altérés, qui ne me reçurent dans la voiture qu’avec crainte d’être embarrassés de ma personne. On pacifia cependant jusqu’à ce que les cahots eussent secoué chacun dans son assiette, aux dépens d’une circulation de coudes et de têtes qui s’entrechoquaient à chaque secousse. Le hasard voulut que nous fussions près d’un de ces béats faits pour la quiétude, qui ne se prêtent qu’à eux-mêmes ; de sorte qu’à la première lieue il pria avec onction ma tante de le délivrer de la proximité de son fardeau, dont les seules approches le jetaient dans une inquiétude continuelle. Un jeune Lieutenant d’infanterie, qui était à notre gauche, moins douillet que le Prélat, offrit galamment de me prendre de moitié sur ses genoux : la politesse ordinaire nous faisant craindre d’abuser de la sienne, nous le fit remercier de son offre, quelque bonne envie que j’eusse de l’accepter ; et jusqu’à la dînée j’achevai comme je pus la matinée aux dépens de mes fesses, qui se trouvaient déjà fort offensées de l’opiniâtreté avec laquelle nous refusions de me mettre à mon aise. Comme dans tout ceci j’étais la partie souffrante, et que je ne pouvais être à charge qu’à ceux auprès de qui le hasard m’avait placée, je vis le reste de la compagnie se disposer par degrés à rompre ce silence commun à l’assemblage de plusieurs inconnus : on commença à se familiariser. Je fus l’heureux sujet qu’on choisit pour entamer la conversation : mon air fin et mes traits délicats en firent tous les frais ; mais je n’étais pas si enthousiasmée des éloges qu’on me donnait, que je ne remarquasse bien le peu d’attention de quelques-uns qui jasaient à leur aise sans s’embarrasser de m’y mettre. Ma vanité piquée de n’être regardée que comme une poupée qu’on vante, sans mouvements particuliers, me fit mesurer assez adroitement mes réponses pour substituer aux spectateurs d’autres idées que celles qu’ils s’étaient si légèrement faites à mon sujet. Je réussis assez bien, du moins j’eus tout lieu de le croire, car à la dînée, où la conversation s’engage généralement, le jeune Officier suscita malicieusement à la compagnie toutes les occasions de me désespérer, si j’eusse été aussi enfant que mon âge l’annonçait ; mais je ne m’effarouchai point, je fis tête à tout, et rencontrant quelques réponses heureuses, mes oreilles recueillirent avec plaisir le secret éloge qu’on faisait de mes gentillesses, sur lesquelles chacun s’étendait en me regardant avec ce sourire de satisfaction qui annonce le succès de l’objet qui l’inspire. Plus attentive aux espiègleries de mon voisin qu’à celles de tout autre, je ne laissais rien échapper de ce qui pouvait les occasionner : ce petit commerce de contradiction, en apparence, ne tendait qu’à nous rapprocher en particulier ; et quoiqu’en moi le défaut de trop grande jeunesse ne fût pas propre à flatter ses idées, il fit une raison en faveur de mes petites manières, qui travaillaient prudemment à le rassurer sur ses craintes. Ma tante avait toutes les peines du monde à contenir l’excès de joie avec laquelle elle voyait si heureusement prospérer les préliminaires de son projet ; et si elle n’osait s’attribuer en propre les compliments qu’on me faisait, elle se glorifiait du moins en secret des progrès de son élève, au sujet de laquelle elle aurait volontiers dit, c’est l’ouvrage de mes mains. L’heure de partir venue, on nous annonça qu’il fallait promptement monter en voiture : ce qui fut exécuté sans retard : chacun prit sa place, il n’y eut que moi qui troquai les genoux de ma tante contre ceux du Militaire, sur lequel le mouvement du carrosse m’arrangea bientôt de façon à produire chez moi un effet tout contraire à celui de nos voyageurs, que la fatigue endormit subitement.

J’avais beau faire semblant d’éloigner mon visage du sien, nous les trouvions toujours collés l’un sur l’autre : plus la compagnie me paraissait assoupie, plus je me sentais éveillée. Mes jupes, de concert avec les cahots, me mirent bientôt mal à mon aise sur des boutons d’habit, que l’officieux Lieutenant avait la bonté de ranger le plus souvent qu’il pouvait ; mais le froissement continuel du drap ne put me laisser longtemps dans cette situation : s’il n’eût eu l’attention de m’aider il m’aurait nécessairement fallu céder la partie. Je me trouvai fort satisfaite que sa complaisance lui fût aussi utile qu’à moi-même ; car s’il me prêtait ses genoux pour m’asseoir, j’avais soin en revanche de lui tenir les mains aussi chaudes qu’on les peut souhaiter en hiver. La nuit nous ayant tout à fait gagnés, nous ne fûmes plus embarrassés : je ne sais pas positivement comme il s’y prit ; mais les draperies adroitement rangées me mirent tout à fait à mon aise, et, par je ne sais quelle précaution, je me trouvai hors d’état de glisser comme auparavant. Ce qu’il y a de plus plaisant à se figurer, c’est que tout ceci se passait à la muette ; il semblait que je dormais à proportion qu’il rêvait. Si mes mains en rencontraient où il ne devait vraisemblablement pas y en avoir, mon prétendu sommeil me dispensait de la surprise, et m’autorisait à mon gré sur les plus libres distractions. Cette soirée fut selon moi la plus jolie de toutes les soirées. Qu’une ardeur longtemps prolongée laisse d’agréables imperfections ! La voiture étant enfin arrêtée, on entendit chacun reprendre ses esprits par des bâillements naturels, auxquels j’eus soin d’en mêler de très affectés ; et me rhabillant avec surprise, je demandai civilement à mon fauteuil si je ne l’avais point incommodé. Son esprit vif et badin lui fournit à ce sujet mille plaisanteries qui ne pouvaient être entendues que de lui et de moi. Plus il me témoigna d’attention, et plus je me glorifiai de ma conquête : les soins d’un uniforme me flattaient, et plus encore l’attention qu’ils m’attiraient ; car on me faisait de plus en plus des politesses, dont j’avais en partie obligation à la lieutenance.

Nous mîmes bientôt notre amour en règle par l’usage ordinaire des serments, dont on cimente la constance et la fidélité. Notre voyage, qui dura quatre jours, ne fut qu’une répétition continuelle de ces riens amusants qui ne servent ordinairement qu’à irriter nos désirs. Nous arrivâmes enfin dans Paris, dont le tumulte me surprit avec raison : occupée à regarder les embarras, la quantité prodigieuse des carrosses, la circulation de l’infanterie, et pour tout dire ce chaos général, je ne pouvais croire qu’on pût s’y reconnaître. Pour achever de m’étonner, le hasard nous fit rencontrer un brillant et leste équipage, accompagné de deux jeunes cavaliers uniformés, qui, tombant à coups de fouet sur notre humble voiture, crièrent au cocher de se ranger ; c’était madame la Duchesse de …… qui volait à Saint-Cloud dans une magnifique calèche à six chevaux, précédée de deux pages et d’un coureur ; j’en fus éblouie, quoiqu’en cet instant on eût grand soin de me dire que je ne voyais encore rien. Chacun se divertit amplement de ma surprise : heureusement pour moi que le voyage tirait à sa fin ; car elle eût donné matière à de nouvelles plaisanteries, dont on ne m’aurait sûrement pas fait grâce.

Cet air de magnificence changea tout à coup mon penchant pour mon amant de campagne : je devins parjure. Il m’avait paru le long du voyage gentil, amusant, aisé ; mais dans Paris ce ne fut plus cela : rien ne fut plus prompt que l’impression que je reçus en arrivant dans cette ville enchantée ; ma petite vanité, aussi folle que ridicule, m’offrait une perspective des plus riantes, et me persuadait que je n’avais qu’à paraître.

Lorsque nous fûmes descendus de carrosse chacun se salua, et, comme à l’ordinaire, tira de son côté. Le fidèle militaire nous offrit son bras pour nous conduire où nous voulions loger ; nous l’acceptâmes en faveur de son ordonnance. Le premier fiacre qui passa fut arrêté ; nous nous fîmes conduire rue du Chantre, près de l’Opéra, chez une amie de ma tante, qui nous attendait le même jour, suivant l’avis qu’elle en avait reçu à notre départ de … Notre conducteur nous assura de ses civilités, nous demandant la permission de venir nous rendre visite ; ce que nous acceptâmes promptement pour nous en débarrasser, et dont il ne mésusa pas, car nous ne le revîmes plus.

Mademoiselle Château-Neuf, c’était le nom de notre nouvelle hôtesse, n’était plus de cette première jeunesse, et quelques infirmités jointes à une douzaine de lustres complets, n’annonçaient pas quelqu’un de fort ragoûtant : il m’en fallut cependant essuyer les tendres caresses ; et après avoir perdu trois ou quatre fois la respiration dans ses convulsifs embrassements, que je ne pus jamais esquiver, je fus condamnée à entendre une aussi longue qu’ennuyeuse exhortation, dont je ne compris bien le sens qu’au mot de sagesse qui y était continuellement répété.

Ce nouveau jargon, qui dura les trois ou quatre premiers jours, n’était pas tout à fait de mon goût ; et, en effet, prenant à la lettre les nouvelles instructions qu’on me donnait, je me trouvais plus effrayée que séduite par les leçons de mon nouveau Mentor, au sujet duquel j’eus bien lieu de me désabuser par la suite. La bonne Château-Neuf n’était rien moins que sévère : une longue expérience et un parfait usage du monde lui avaient acquis une prudence admirable, dont elle voulait me réserver les merveilleux effets comme à sa pupille. Ses avis, dont je ne connaissais pas encore la solidité, ne tendaient qu’à me mettre à l’abri des subtilités auxquelles sont exposées la jeunesse et la simplicité dans une ville aussi généralement corrompue. Nombre de fables surchargées me furent citées comme des exemples dont la Daigremont avait soin de s’épouvanter elle-même. Ce n’étaient que filles enlevées, violences affreuses, inhumanités épouvantables, suites irréparables de débauches, infirmités honteuses, misère inévitable, justice informée, sévérité des tribunaux, clôture ignominieuse. On ne cessait de me représenter le danger évident où nous livrent les compagnies suspectes, la nécessité de ne se conduire que par gens éclairés : tous ces fâcheux accidents, me disait-on, suite des plaisirs les plus innocents, étaient d’autant moins faciles à éviter, qu’ils n’avaient bien souvent que des commencements gracieux et attrayants : on me répétait continuellement, et avec raison, que la régularité des mœurs donnait seule le prix à la beauté ; qu’aujourd’hui l’on regardait l’un comme beaucoup plus rare que l’autre, et qu’on n’avait jamais fait tant de cas de la vertu que depuis l’accroissement du vice. On me citait adroitement les avantages considérables qu’avait souvent procurés une conduite régulière. Qui ne s’y fut trompé ? Je goûtai d’aussi bons conseils ; un mélange de crainte et d’estime mit un frein à la vivacité de mon tempérament : je me contraignis de bonne foi ; mais je ne fus pas longtemps la dupe de ma crédulité ; je m’aperçus bientôt qu’on avait des desseins sur moi, et que la sagesse qu’on me recommandait tant deviendrait conditionnelle, ainsi que je l’éprouvai par la suite. Treize mois entiers se passèrent sans qu’il m’arrivât rien de nouveau ; je m’ennuyais de compagnie avec mes deux vieilles, dont je recevais au reste toutes sortes de bons traitements ; mais j’étais peu satisfaite de me voir ignorée : plus j’allais en avant, et plus je ressentais l’absence de Sophie, à la compagnie de laquelle je n’avais encore pu substituer personne. Qu’on se lasse de soi-même ! je l’éprouvai bien. Depuis que j’étais sortie de … je n’étais plus reconnaissable ; le changement d’air avait fait en moi un effet tout à fait avantageux, et je puis dire qu’à treize ans ma taille et mon embonpoint m’en auraient fait adjuger les seize accomplis. Les désirs chez moi n’avaient garde de démentir cet extérieur prématuré ; je me sentais un goût avide pour tout ce qui avait rapport à la tendresse : déjà même on remarquait en moi certaine langueur qui faisait soupçonner quelque secret penchant ; mais l’extrême gêne dans laquelle on me tenait, sans répondre de mon cœur, servait du moins à régler mes démarches. La Château-Neuf prêtant ses attentions pour moi, ne me perdait jamais de vue : d’ailleurs les soins qu’elle se donnait pour me former à l’usage du monde, et me rendre les manières aisées, lui avaient acquis certaine autorité sur moi, qui me réduisait à une entière soumission.

L’Église de St Honoré était la seule où l’on me menait ordinairement les fêtes et dimanches, entre onze heures et midi ; j’étais vêtue assez proprement, et quoique je ne pusse y entendre aucune des fleurettes qu’on débite aux jolies filles, je m’aperçus bien, et avec satisfaction, qu’on me remarquait. Je mis tout en usage pour fixer l’attention ; j’affectai même souvent contre la Château-Neuf l’air mécontent que causent ordinairement les yeux d’une surveillante importune : je ne tardai pas à m’apercevoir qu’on entrait dans mes vues, mes yeux s’étaient fait une douce étude d’interpréter ceux qu’il ne m’était pas permis d’écouter, et mes oreilles, privées du plaisir d’entendre des douceurs, se remettaient à mon cœur du soin de les deviner.

Entre plusieurs jeunes gens qui étaient assidus à l’heure à laquelle nous nous rendions à l’Église, j’en distinguai un jour un à qui les autres me faisaient remarquer, du moins je le crus aux signes qu’ils lui firent : tout en lui me parut aussi nouveau qu’intéressant ; et plus occupé à me regarder qu’à les entendre, il ne se prêta pas longtemps à une conversation, que des ris aussi indécents qu’immodérés me firent soupçonner être très scandaleuse dans une église. Je crus avec raison en être le sujet, et me figurant uniment ce que des libertins en règle pensent partout au sujet d’une jeune fille, je me vis toute la première dans le cas indispensable de rougir de leur idée.

Sieur Valérie, c’était le nom du dernier venu, n’avait pas encore vingt ans, et joignait à une taille avantageuse l’air le plus noble, le visage le plus gracieux qu’on pût souhaiter à quelqu’un dont on voudrait faire son amant : tout parlait en sa faveur. Pour trancher enfin un éloge où je ne manquerais pas d’être suspecte, je le trouvai tout à fait à mon goût. Ce fut avec un plaisir inexprimable que je le vis préoccupé : j’interprétai tout en ma faveur, et j’eus le bonheur de ne me pas tromper. Nos yeux se rencontrèrent ; les miens, qu’on accusa toujours d’indiscrétion, lui en apprirent plus qu’il n’espérait. Mon cœur interrogea le sien, et trop porté par lui-même à l’écouter, il crut entendre l’aveu le plus obligeant. Que de protestations réciproques ! quelle satisfaction ! Nous ne pouvions nous parler, mais nos yeux nous vengeaient bien de notre silence. Sieur Valérie, encouragé par son heureux succès, ne négligea aucune occasion qui put favoriser notre commerce pantomime, dont l’amour se rendait l’interprète. Il fallait être, j’en conviens, d’une étrange sobriété pour s’en tenir là ; mais enfin on nous fera la grâce de croire qu’il ne nous était pas possible alors de faire autrement. Me voir à l’Église, passer sous mes fenêtres, repasser et m’admirer, voilà la frugalité espagnole à laquelle mon amant, quoique très Français, fut obligé de s’assujettir. Tout convaincus que nous étions de notre mutuelle ardeur, nous n’étions pas plus heureux ; l’amour a des droits auxquels nous ne demandions pas mieux que de nous soumettre ; mais quelle apparence de pouvoir se ménager une entrevue lorsqu’on ne peut seulement parvenir à se rendre un billet ! Le temps me détermina cependant à lui écrire ; je risquai tout, et quoique observée de fort près, je lui traçai les quatre mots suivants sur un papier que je lui jetai par la fenêtre.

« Je ne vois rien de plus propre à autoriser mon amour et ma démarche, que la passion que m’ont témoignée vos assiduités. Jugez de mon état par le vôtre : je sens bien quelle est mon imprudence de me livrer avec cette ouverture de cœur à quelqu’un dont je ne puis juger que par l’apparence. Je ne «m’amuserai point ici à vous peindre ma tendresse ; l’excès seul peut m’excuser. Puisse un tendre retour me rassurer ! Voyez, imaginez quelques moyens de m’écrire : que je sache au moins de qui je suis occupée. JULIE. »

L’accident qui arriva à ce malheureux billet me fit rire sur-le-champ, mais manqua me coûter après bien des larmes. Ayant, comme j’ai dit, jeté cette lettre par la fenêtre, mon malheur voulut qu’un gros barbet qui suivait son maître passa dans le même temps qu’elle tomba. Sieur Valérie, qui ne s’y attendait pas, ne put être aussi prompt à la ramasser que le chien, qui, s’étant jeté dessus, ne voulait point lâcher prise. Le temps n’était pas des plus propres ; il se vit bientôt, par l’entreprise du barbet, aussi crotté que l’animal même, qui tenait toujours bon. Rien n’était plus plaisant que de voir un homme proprement mis lutter contre un opiniâtre canard, qui par ses secousses réitérées distribuait à droite et à gauche les profits de sa laine. Quelques rieurs présents à ce démêlé de chiens n’adoucirent par sieur Valérie, qui déjà outré de cette résistance et de l’état où il se voyait, chargea l’animal avec autant de furie que s’il eut été son rival. Le maître, qui jusque-là ne s’était point montré, prit bientôt parti ; la querelle s’échauffa et ne finit que par un coup d’épée qu’il reçut. La populace, émue comme à l’ordinaire, murmura de la chose, sans remonter au principe, et sieur Valérie fut, je crois, fort prudent de gagner le large : le quartier était déjà en émeute, et j’eus la douleur d’entendre déclamer contre mon amant la Daigremont et la Château-Neuf, que le bruit avait, comme tout le monde, attirées aux fenêtres.

Cet accident imprévu l’empêcha d’approcher du quartier de plus de quinze jours, qui me parurent éternels : heureusement encore que le champ de bataille lui demeura. Je n’ai rien dit de l’agitation où cette scène m’avait réduite : elle est plus facile à ressentir qu’à exprimer. La violence de ma passion me porta presque aux derniers expédients ; vingt fois je fus sur le point de quitter la maison : je changeai totalement, on s’en aperçut, et l’on me soupçonna bientôt quelque passion dont on ne pouvait vraisemblablement découvrir l’objet. La Château-Neuf et la Daigremont se consultèrent apparemment sur le tort que m’allait immanquablement faire les premières impressions de l’amour, auquel leur prudence exigeait qu’elles s’opposassent : la juste crainte qu’elles eurent de voir ma santé altérée, jointe à l’appréhension de me voir disposer de moi-même, les détermina à accélérer leur projet ; et victime de leur cupidité, il me fallut entrer, malgré moi, dans des vues qu’elles ne tardèrent pas à me découvrir.

Quelque temps après leurs judicieuses réflexions on m’offrit, contre l’ordinaire, de me mener promener au bois de Boulogne, situé à une demi-lieue de Paris. J’acceptai fort indifféremment pour lors une partie qui dans tout autre temps m’eût fort réjouie : uniquement occupée de mon amour, les objets les plus riants et les plus gracieux semblaient s’attrister avec moi de l’absence de mon amant. Nous sortîmes donc à quatre heures après midi de notre maison : après avoir fait quatre pas, je ne fus jamais plus surprise que de voir un cocher sans livrée descendre de son siège et nous ouvrir la portière d’un carrosse, où mes deux bonnes montèrent sans façon, après m’y avoir fait entrer. C’était dans les grandes chaleurs, et la Château-Neuf prétextant le haut du jour qui, nous aurait fort incommodées, nous fit approuver son idée. Je ne pouvais au juste distinguer qu’elle était notre voiture, qui, sans avoir rien de magnifique, était des mieux étoffées : je demandai ingénument si c’était un carrosse de remise ; à quoi l’on ne me répondit que par un sourire dont je me méfiai, sans cependant rien pénétrer de l’aventure. Nous arrivâmes insensiblement au bois de Boulogne, où nous descendîmes pour le plaisir de la promenade. Une heure après nous être occupées à y considérer ce qui méritait le plus d’attention, nous entendîmes quelque bruit vers la porte Mayot, de laquelle nous ne nous étions pas fort éloignées : la Château-Neuf se doutant de ce que ce pouvait être, nous engagea à nous en rapprocher. Le premier objet qui me frappa la vue fut un original qu’il ne me fallut que voir pour le haïr : ses manières ridicules et sa mine équivoque pouvaient assurément justifier de reste mon antipathie, et je ne puis sans un vol manifeste m’empêcher de donner quelque idée d’une tournure aussi comique.

M. Poupard, car c’était le nom du héros de la fête, était porteur d’une physionomie qui, si l’on veut, ressemblait assez à un visage ; mais l’arrangement de ses traits, qui à toute rigueur désignait figure humaine, semblait s’être chargé du soin d’annoncer le regret et la répugnance de la nature dans son ouvrage.

Qu’on s’imagine deux petits yeux écarlates, modestement ménagés sous un front pointu, au bas duquel une demi-douzaine de poils aurore en forme de sourcils marquaient la place où il aurait dû y en avoir ; plus bas un très petit nez médiateur de deux grosses joues bouffies, qui par leur jonction ne paraissaient jamais avoir été faites pour un visage, facilitait une ample liberté de cerveau, sous laquelle deux lèvres copieuses et triplement bordées formaient en voûte une bouche négligemment fendue jusqu’aux oreilles : il est vrai qu’on n’avait rien à craindre de la garniture. Le tout se terminait par un menton parfait dans son carré, enluminé d’un nombre infini de bourgeons qui répondaient merveilleusement au reste. Cette tête, qui, comme on peut bien juger, n’était pas absolument avantageuse, se trouvait placée sur un bloc dégrossi, qui n’était pas moins grotesque. Un habit riche à la vérité, mais peint sur son moule, recevait au moindre mouvement les nuances d’une perruque saupoudrée, dont l’épaule gauche avait soin de faire les honneurs aux dépens de la droite. Voilà en gros la copie d’un original dont l’esprit et les manières n’étaient pas plus déliés, comme on verra par la suite. Je n’y aurais assurément pas plus fait d’attention qu’à mille autres, si à notre première entrevue les politesses outrées et affectueuses de la Château-Neuf ne m’eussent mise à même de l’examiner : il me fallut peu de temps, et comme le seul objet étranger, il recueillit en propre toute mon attention.

Je ne savais que penser de cette connaissance et de l’affabilité de mes douairières : mais je compris insensiblement ce dont il s’agissait. Je vis notre cocher et un domestique recevoir respectueusement les ordres du pygmée ; il ne m’en fallut pas davantage pour reconnaître la galanterie du carrosse : c’était un cadeau dans les formes. Le fiacre fut renvoyé, la collation ordonnée, et la compagnie ayant enfilé une des allées du bois, on ne songea plus qu’à prêter attention aux gentillesses de M. Poupard, qui, attribuant à mon admiration mon immobilité, me fit la grâce de me passer la main sous le menton en signe d’amitié, et nous dit avec cet air grossièrement aisé : Hé bien ! nous voilà ; rions. Il fait beau ; ma foi, vive le bois de Boulogne : je ne trouve point à mon goût d’aussi jolis jardins dans Paris. C’est dommage qu’il ne soit pas sablé : qu’en dites-vous ? n’est-ce pas que cela serait plus joli ? — Oui, monsieur, répondis-je. — Comment diable ! se tournant vers la Château-Neuf : elle répond avec esprit, dit-il ; ma foi vive la saillie, c’est l’âme des parties. Il n’y a que cela qui me fait souhaiter, moi. À propos d’esprit, mon cocher vous a-t-il bien menées ? Hem ; petite, étiez-vous bien aise d’aller en carrosse ? C’est bien le garçon le plus adroit, le plus intelligent ; il ne sait point comme on fait pour verser. Oh ! voilà ce que j’ai de bon, moi, il me faut toujours ce qu’il y a de meilleur. La conversation se trouvant en défaut, ma tante crut qu’il était de la politesse de tortiller un petit compliment à M. Poupard sur la bonté avec laquelle il nous avait cédé son carrosse ; à quoi il ne répondit que par un : Vous vous moquez. Ah ! bon !… c’est une babiole çà… Je voudrais en vérité, madame, vous être utile à quelque chose… Oui… assurément, je n’ai pas de plus grand plaisir que de… Oh ! çà, parlons de la petite : est-ce qu’elle ne veut pas rire aujourd’hui ? Voyez-moi, ma poule, je suis tout gai : comment me trouvez-vous ? — Tout drôle, monsieur. — Mais savez-vous bien, continua-t-il, qu’elle est admirable ; sur mon honneur : elle en dit peu ; mais elle en dit de bonnes. L’adroite Château-Neuf, prête à tirer parti de tout, trouva dans mon silence une ample matière à faire mon éloge : c’est, lui disait-elle toute étonnée de se trouver en compagnie ; elle ne parle à âme qui vive. Sa tante et moi l’élevons dans une modestie, une retenue… Ah ! c’est… c’est un trésor dans un Paris. À quoi je remarquais que notre Maltôtier applaudissait en riant sous cape, et comme se félicitant d’avance sur son heureuse rencontre. Oui, oui, disait-il, je vois ça du premier coup d’œil, et je l’ai infaillible. Ça n’est pas encore formé ; je veux… je veux lui donner l’usage du monde : et pour des manières, ça ne sortira pas de mes mains que ce ne soit un bijou ; mais il faut qu’elle me promette d’être bien sage. Il ne faut pas l’effaroucher : dites, m’aimerez-vous, mignonne ? Oh ! je veux la mener aux marionnettes : aime-t-elle polichinelle ? Votre goût sera toujours le sien, monsieur, répondit la Daigremont. Je ne savais trop si je devais rire ou m’affliger de ce que j’entendais ; j’avais en même temps tout à craindre et tout à espérer. Je prévoyais bien ne pouvoir échapper aux poursuites de M. Poupard ; il était trop bien servi par la Château-Neuf et la Daigremont : c’était un homme puissamment riche, et dont les espèces, grossièrement distribuées, n’avaient pas moins de mérite ; mais je ne pouvais digérer l’affreuse idée de lui donner le pas sur sieur Valérie, au sujet duquel je me trouvais dans un nouvel embarras. Devais-je le tromper ? et d’un autre côté pouvais-je me résoudre à lui faire l’humiliant aveu des projets de ma tante ? Je prévoyais bien l’avantage considérable que je trouvais d’abord en me jetant dans la finance ; mais il ne pouvait balancer les intérêts de mon cœur. Ces réflexions me mirent dans une étrange perplexité, à laquelle je m’abandonnai sans m’en apercevoir. Le reproche qu’on m’en fit me rappela à moi-même ; je remis au lendemain à trouver les moyens de concilier l’amour avec la fortune ; et forçant mon naturel, je parus plus libre le reste de la journée. J’oubliai pour le moment sieur Valérie, et relâchant un peu de mon air sauvage, je m’apprivoisais avec l’aimable Poupard, aux manières duquel j’eus soin de conformer les miennes. Nous ne tardâmes guère à nous délivrer quelques mutuels coups de poing pour ébaucher la connaissance. Je commençai à entrer de moitié dans toutes ces louanges assommantes dont on lui rabattait les oreilles. Notre union se manifestait déjà dans mille petits jeux ; nos goûts travaillaient à se rapprocher en apparence ; je m’apercevais enfin du progrès de mes yeux, auxquels mon Adonis faisait la cour à la faveur de ses bijoux. Tout jusque-là s’était passé à merveille, lorsque l’effet d’un malicieux hasard nous offrit un assez plaisant spectacle, dont M. Poupard fit malheureusement pour lui tous les frais. Nous étions tous quatre assis sur l’herbe, au pied d’un buisson épais, en attendant l’heure de la collation, lorsqu’une biche indiscrète vint malhonnêtement brouter quelques feuilles du buisson dans lequel sa perruque était engagée : le bruit le fit retourner si précipitamment qu’il laissa son in-folio entre les dents de la biche, à laquelle le branchage en disputait une partie. La bête épouvantée de la figure et du mouvement qu’il fit en se retournant, termina le différend par une dernière secousse, qui la rendit maîtresse du gros de la chevelure, aux dépens de quelques boucles qui restèrent au buisson. La frayeur ne l’eut pas plutôt fait fuir, que nous nous mîmes par ordre en devoir de courir à la conquête de cette nouvelle toison. M. Poupard, tout bouffi de colère, se mit à la tête, son chapeau sous le bras, sa canne levée. La Château-Neuf relevant ses jupes à deux mains, suivait courageusement l’enfant de chœur, sur les pas duquel la Daigremont se traînait, m’excitant à en faire de même. Le rapt devint en un moment une cause commune. Nous devions faire un plaisant tableau : qu’on se représente M. Poupard et les deux vieilles entrer tout-à-coup en partie de chasse et courir le cerf dans le bois de Boulogne. Heureusement pour eux que les cheveux presque avalés produisirent leur effet à la pauvre biche, qui, par des efforts incroyables, restitua à M. Poupard les deux tiers de sa coiffure en forme d’indigestion. Il la recueillit le plus proprement qu’il put, s’en revint à nous en pestant contre les gardes-chasse, qui ne retenaient pas leurs bêtes fauves, et nous jura qu’il en écrirait en Cour. Dans l’ardeur de la course il ne s’était pas aperçu d’une fréquente flagellation d’aubépine, dont il avait le visage et les oreilles déchirées. La Château-Neuf et la Daigremont en étaient quittes pour des manchettes et coiffes arrachées. Ces commencements d’une amoureuse entrevue ne devaient pas être d’un bon augure, et l’amour ne se montrait guère propice à notre galant : la suite acheva de le déconcerter.

Pour monter à la chambre où l’on devait servir la collation, nous ne pouvions éviter de passer par la cuisine, où nous ne fûmes pas plutôt entrés qu’il nous fallut par intervalle essuyer les éclats de rire de tous ceux qui s’y trouvèrent. Ce fut une nouvelle scène à laquelle j’eus l’entière liberté de me réjouir par la confusion générale qui s’y répandit : le plus plaisant était les inutiles efforts que chacun faisait pour le justifier. Le maître se mit à quereller sa femme, qui s’en prit à sa fille ; la fille accusa le cuisinier, qui chanta pouille aux servantes, et les servantes par ordre chargèrent le marmiton. Pour couronner l’œuvre, M. Poupard appela son laquais, qui, le voyant dans cet équipage, et la perruque à la main, éclata de rire comme les autres. Heureusement pour le pauvre garçon qu’au premier geste que celui-ci lui eut fait de la canne, il se crut en droit d’aller rire ailleurs. À peine fut-il sorti que nous vîmes entrer le cocher, qui retroussé jusqu’aux coudes, tenait entre ses mains une grosse éponge dont il se servait à laver ses chevaux. Cette dernière circonstance, par l’effet du hasard, parut si plaisante, que chacun abandonna la place et nous laissa dans l’embarras d’apaiser l’homme le plus outré que j’aie jamais vu : il n’était que comique, il devint affreux. Je songeai seulement à l’adoucir ; il se rendit à nos instances : nous le conduisîmes dans la chambre où l’on devait nous servir, et je pris moi-même la peine de bassiner la partie affligée. Mon attention fit des merveilles, elle acheva de me gagner ses bonnes grâces ; mon bon cœur lui plut : la part que je parus prendre à son accident lui en fit oublier la douleur, il me promit de ne plus songer à rien, et rappela son domestique, auquel, en ma faveur, il accorda pleine indulgence. On servit enfin : nous nous mîmes à table. J’étais vraisemblablement placée auprès de M. Poupard, qui, mangeant comme quatre, avait soin pour la forme, de ne rien trouver de bon ; et pour être en règle, il se mit à sonder le vin, maudire les ragoûts, et donner l’auberge à tous les diables. Mille pardons, mesdames, nous dit-il : vous êtes si mal servies ! ce n’est pas ma faute. Le diable m’emporte, les cuisiniers aujourd’hui sont si rares ! Je n’en trouve nulle part d’aussi bons que le mien. Allez, allez, je vous en ferai tâter. L’équivoque méritait explication ; mais nous n’y regardâmes pas de si près ; nous avions plus d’une occupation.

Nous commencions à en être aux petits soins, et entrions déjà dans le minutieux détail de ce qui caractérise une union future. Ce n’était plus qu’un convoi perpétuel de vivres dont M. Poupard surchargeait mon assiette : heureusement pour moi qu’un gros mâtin faisait secrètement sous table les honneurs de mon appétit ; car il m’eût entièrement été impossible d’absorber sans un second la profusion de gibier qu’il me servait. Il n’y avait que les rasades qui m’embarrassassent ; il m’eût souhaité le talent de sabler comme un Allemand, et c’était l’offenser que de le refuser ; le mâtin ne pouvait cependant être de notre écot. Mais bientôt une ample effusion bachique le rendit plus traitable. Il parut que la rapidité avec laquelle il avait travaillé à établir ma santé commençait à altérer la sienne ; et se battant les deux flancs comme pour abattre les morceaux et reprendre haleine : ça, dit-il, ne nous pressons pas, la table n’est pas louée ; fredonnons une petite chanson d’opéra : je n’ai pas un grand volume de voix ; mais on m’a toujours accusé d’avoir du goût : cela n’est pas étonnant. Au reste, j’ai demeuré deux ans entiers vis-à-vis Rameau, et feu mon père était fort ami du grand Lulli ; ainsi vous entendez bien que pour peu qu’on ait d’intelligence, ça vient tout seul. On saisit… oui on saisit… d’ailleurs rien ne nous échappe à nous autres. Et après un prélude des mieux nourris, nous devinâmes qu’il écorchait un passage de l’Opéra de Zaïde… L’Amour est à craindre ; et effectivement nous le parut-il alors : certains soupirs brusquement chevrotés, en forme de hoquets, nous firent mettre sur la défensive, et bien nous en prit ; car dès la seconde mesure, Bacchus fit entrer un accompagnement de sa façon, où chacun eut une assez vilaine partie.

Son air fini, il y eut cession d’armes, nous eûmes la liberté de nous débarbouiller ; et sans se faire prier, il nous offrit galamment de recommencer : cela ne lui coûtait rien, disait-il. Nous l’en dispensâmes, feignant de ne point abuser de sa bonté. La musique l’avait altéré, il fallut qu’un petit verre de vin allât tenir compagnie aux autres.

Après quoi il lui vint en idée de faire chanter la Château-Neuf, qui s’en défendit fortement ; mais les vraies louanges qu’il prétendait en avoir reçues lui faisaient juger trop avantageusement de sa voix pour l’en tenir quitte ; il lui persuada qu’elle était musicienne et femme à talents. Celle-ci eut beau lui jurer que non, il n’en voulut rien croire, et soutint qu’à son âge on devait savoir chanter : pour l’affermir dans son opinion, j’eus la malice de lui faire signe qu’il ne se trompait pas, et le poussai en regardant la Daigremont, à laquelle il n’avait pas encore pensé. Il n’en fallut pas davantage, il me crut pieusement, et joua le sérieux, en bégayant qu’on ne devait pas se faire prier en compagnie. La Daigremont effrayée encouragea la Château-Neuf, qui, après avoir arpenté les quatre coins et le milieu de sa chaise, convint de chanter, aux conditions cependant qu’elle la seconderait et tiendrait sa partie. Ce procédé radoucit M. Poupard, qui s’offrit à en être. On moucha, cracha, après quoi la Château-Neuf et ma tante se mirent à psalmodier les anciens Mirlitons, auxquels M. Poupard fit à l’in-promptu une basse d’oreille. Ce petit charivari ne laissant pas de faire un concert assez comique, causa pour une seconde fois la disgrâce du pauvre Labrie, qui, au coin du buffet, crevait tranquillement dans sa peau. Certain couplet à boire vint le plus mal à propos du monde ; l’assiette, les verres et le vin se trouvèrent en un instant renversés sur les genoux de ma tante, qui n’en devint que plus comique ; de sorte que les Mirlitons se trouvèrent arrosés d’une copieuse libation, ce qui ne manqua pas de dérouter les accords. M. Poupard, qui n’aimait pas les plaisirs interrompus, lui ordonna sérieusement de se retirer : on travailla à remarier les voix, et l’on se remit à chanter comme auparavant. On a raison de dire qu’il n’y a que la première fois qui coûte ; nos vieilles ne se firent pas prier, elles achevèrent leurs couplets et reçurent mille compliments de M. Poupard, qui trouva leurs Mirlitons impayables. J’avais assurément tout à espérer d’un homme qui mettait à si haut prix la voix de ma tante. Mon tour vint, et après les petites cérémonies ordinaires, je chantai le Rossignol d’Hyppolite et Aricie, qui ne put jamais balancer le charivari de nos vieilles. Ce morceau, qu’on m’a toujours flattée de rendre passablement, ne m’attira qu’une partie de son attention, sans surprise : il semblait qu’il eût entièrement livré son admiration à la Château-Neuf et à la Daigremont, pour la refuser à toute autre chose. C’est drôle, me dit-il à la fin de mon air : c’est gentil ; mais… mais ce n’est pas de la force des Mirlitons : on ne travaille plus comme cela aujourd’hui. Avez-vous une de ces roulades qui vaille cette chute de mirlitons don don ? Voilà ce qu’on appelle la nature : don don, c’est admirable ! Moi je donnerais cent Rossignols pour un Mirliton. Ma bonne parente ne savait où mettre ses mains d’aise : les allures, ni les flons flons ne lui avaient jamais tant procuré de plaisir, et je puis dire en toute sûreté qu’on n’avait depuis longtemps si bien fêté son Mirliton. Nous allions infailliblement rivaliser, si à son tour le mien ne lui eût fait perdre l’équilibre. Je le lui chantai, et le ravis tout ensemble : à peine l’eus-je fini qu’il m’offrit de me présenter à l’Opéra ; cette babiole, à son avis était l’infaillible essai du mérite d’une actrice. Le reste de la soirée se passa en éloges infinis, qu’il ne pouvait cesser de répéter. Je saisis ce moment pour rappeler encore Labrie, au sujet duquel il me sacrifia son ressentiment, en jurant contre la canaille qui n’avait point de goût. Quelques autres attentions me firent juger qu’il avait le vin tendre, et que les plaisirs de la musique ne lui faisaient point négliger les devoirs de l’amour, qui était le sujet de notre partie : il était à tout, et si sa galanterie n’avait pas cette finesse recherchée, du moins ne pouvait-on lui refuser la force de l’expression. La nuit vint enfin précipiter notre retraite ; on paya l’hôte et nous montâmes en carrosse. Malheureusement pour M. Poupard nous étions quatre ; je n’ai que faire d’expliquer pourquoi il eût souhaité que nous eussions été cinq, cela se devine assez : ainsi nous rentrâmes en ville avec toute la modestie et la continence imaginables. Qu’on ne hoche point la tête, je n’en ferais point la petite bouche : sur le pied de sincérité avec lequel je me suis jusqu’ici annoncée, on peut m’en croire sur ma parole.

M. Poupard, dont l’esprit ne pouvait rester oisif, nous proposa une partie de pied-de-bœuf, que l’on accepta, et ce fut en vérité le seul jeu de main auquel nous nous amusâmes. Il trouva néanmoins le moment de m’assurer d’un goût décidé et d’un attachement inviolable, si je voulais essayer de l’aimer, me jurant qu’il était homme à me faire trouver toutes les douceurs imaginables dans un commerce dont il me laisserait la maîtresse de régler les articles : puis engageant généralement la conversation, il se précipita rondement dans le détail de ses biens, éleva son crédit, vanta ses châteaux, nomma ses terres, et exagéra son opulence. Il faisait nuit, et j’avouerai franchement que mes oreilles se trouvèrent aussi flattées de l’énumération de ses biens, que mes yeux avaient été scandalisés de sa figure ; déjà même je ne trouvais rien d’impossible qu’une honnête composition pût en lui corriger les iniquités de la nature. Quel exemple de faiblesse ! quelle dépravation de cœur ! Je le confesse à ma honte, éblouie par l’ambition et la vanité, qu’il me jurait de si bien satisfaire, je ne songeai plus qu’à ma nouvelle grandeur. Que ne peut sur notre sexe cette avidité de richesses, quand l’éducation ne nous dicte point nos devoirs ! Cet homme qu’auparavant je trouvais unique dans sa laideur, me parut supportable quand mon imagination me l’eut présenté surchargé des avantages qu’il me promettait. Je craignis… oui, je tremblai qu’il ne se méprît lui-même à l’aveu de son penchant pour moi : je n’ose le dire ; mais enfin il est vrai que dans cet instant j’aurais voulu ne pas le quitter sans l’avoir mis dans le cas de la reconnaissance. Sieur Valérie oublié ne m’occupa plus auprès de lui qu’autant de temps qu’il en fallait pour comparer son infériorité. Ces lâches réflexions à la vérité ne durèrent pas longtemps, je rendis bientôt à mon cœur ce que la fortune, ou plutôt l’avarice, voulait lui enlever ; et si je cédai par la suite, je ne travaillai du moins pas à accélérer ma défaite, mon infidélité fut moins l’ouvrage de mes propres sentiments que l’effet des pièges inévitables auxquels je succombai.

Étant arrivés en ville, nous nous fîmes descendre près du Palais-Royal, et après une nouvelle répétition de ce qu’il nous avait déjà dit, il nous donna parole pour le lendemain au soir. Nous nous séparâmes très satisfaits les uns des autres ; le cocher toucha, le carrosse disparut : nous nous trouvâmes en un instant à notre porte.

Dès que nous fûmes montées, chacune de nous travailla à se mettre à son aise ; et après quelques tours, la Daigremont et la Château-Neuf passèrent dans ma chambre pour assister aux débris de ma toilette. Nous fîmes à nous trois un petit cercle triangulaire, où l’on observa d’abord ce moment de silence ordinaire à la préparation d’un discours important. Ma tante, qui s’était chargée de parler la première, ouvrit le sien par une réflexion morale, dont la suite ne tarda guère à résoudre l’équivoque.

Ma fille, me dit-elle, notre vie est si courte, et le temps de la jeunesse passe si rapidement, qu’on s’expose à des regrets aussi cuisants qu’inutiles, quand on a eu le malheur de n’en pas faire un bon usage : vous voilà au printemps de vos beaux jours, la pureté de vos mœurs, qui en fait à présent tout le prix, décidera par la suite du bonheur ou du malheur dont ils seront suivis. Nous avons sous les yeux mille fâcheux exemples de celles qui se trouvent exposées à un inutile repentir pour avoir inconsidérément accordé tout au feu de la jeunesse : vous devez m’entendre, on trouve souvent dans un âge mûr de paisibles ressources, et exemptes de toutes fâcheuses suites. Je n’ai que faire, je crois, de vous présenter l’intérêt particulier que M. Poupard prend déjà à ce qui vous regarde : c’est un galant homme, dont les procédés seront honnêtes, si vos complaisances répondent aux siennes, et si, déférant entièrement à ses avis, vous vous bornez à n’écouter que lui. Je conviendrai avec vous qu’il ne s’annonce pas d’abord : mais il est de ceux qu’on gagne à connaître. Votre seul est dans vos mains, ma chère enfant, continua-t-elle, songez-y bien ; les occasions ne se retrouvent pas aussi facilement qu’elles se perdent : les premiers moments du bel âge ne furent jamais faits pour être écoutés, il faut songer au solide. Il est un temps pour le satisfaire ; il nous reste toujours des désirs, mais nous ne sommes pas toujours à même d’en exciter. Il est dans la vie un état contraire à tous les autres : dans ceux-ci l’âge de maturité, où généralement on moissonne, est celui où dans les premiers on ne trouve plus qu’à glaner. Je n’avais plus à deviner : ce petit entretien était clair : ma bonne tante, comme l’on voit, ne faisait pas languir l’action.

Entre les mains de qui le sort m’avait-il abandonnée ? Le lecteur, que le commencement de ma vie a si justement prévenu contre moi, pourra-t-il, en me chargeant de blâmes et de mépris, me refuser quelque pitié ? Mon tempérament, il est vrai, me décidait pour le plaisir ; mais l’on ne veut me le défendre que pour me plonger dans l’infamie ! N’étais-je donc pas assez malheureuse d’avoir du penchant pour le vice, sans qu’une pernicieuse éducation me forçât, pour ainsi dire, d’en tirer parti dans le plus honteux commerce ? À peine entrée dans le monde, j’y reçois, sous les apparences de la vertu, les impressions du libertinage ; ceux qui me frondent sans miséricorde pensent-ils qu’il soit aisé à treize ans de se vaincre dans un dérèglement de passions prématurées, et de prévoir sagement les desseins de ceux à qui notre enfance nous a soumis ? C’est de cette source que découlèrent par la suite tous mes désordres. Qui put jamais résister au vice, après avoir eu le malheur d’y être instruit ? nous ne fûmes jamais que ce qu’on nous fit. Nos défauts, plus ou moins grands, se manifestent plus tôt chez les uns que chez les autres ; et leur progrès dépendit toujours du peu de soin qu’on eut de nous en corriger. Je m’oublie, la morale m’emporte, sans songer que je la discrédite. Remontons à la Daigremont, qui me témoigna vivement la surprise que lui causa mon silence. Qu’on juge de ma légèreté ; je ne songeais déjà plus aux aisances et au fastueux étalage qui m’avaient d’abord tant flattée : ces idées d’opulence s’étaient aussitôt évanouies qu’elles avaient été conçues.

La Château-Neuf, voyant que la Daigremont n’avait pas l’art de me persuader, se mit de la partie, et réussit d’autant mieux à me faire goûter ses raisons, qu’elle les exposa avec plus d’adresse et moins de chaleur : sans blâmer la façon de penser de ma tante, elle ne parut point désapprouver la mienne, qui jusque-là ne s’était déclarée que par mon silence. Elle me fit entendre que les circonstances pouvaient quelquefois faire tolérer ce qui paraissait souvent condamnable ; qu’il était de certains arrangements permis de se faciliter, et que nos actions prenaient différentes formes, suivant les vues dont nous les dirigions ; qu’il était de la dernière simplicité de se refuser à un honnête engagement, quand la prudence l’ensevelissait dans le secret ; qu’on ne devait se révolter que contre l’éclat ; qu’on n’était point obligé, pour se faire estimer, de s’enterrer, et de faire divorce avec le monde ; qu’il y avait des usages établis, qu’il fallait s’y conformer ; que le vrai but de la sagesse était de nous éloigner des deux extrémités ; que les agréments de la jeunesse et de la beauté, qui n’avaient qu’un temps, ne nous avaient sans doute été donnés que pour être employés ; qu’on devait à ce sujet moins consulter les plaisirs que l’intérêt ; que c’était infailliblement se perdre que de sacrifier l’essentiel à la bagatelle ; qu’on avait garde de me conseiller rien de criminel, mais qu’aussi il n’était pas d’un caractère droit et reconnaissant de désespérer un homme sur lequel on se sentait quelque avantage, et que, de part et d’autre, on s’en trouvait beaucoup mieux quand on voulait s’entendre. Cette morale relâchée, débitée avec un faux dehors de douceur et d’amitié, était beaucoup plus dangereuse. Je ne refusai point d’accorder les politesses ordinaires que l’usage du monde autorise, et ne me défiant point de moi je me trouvai insensiblement, et par gradation, où elles me désiraient. Une longue conversation nous mit tous d’accord, et ma tante me dit spirituellement, en se retirant, que faute de parler on mourait sans confession.

L’entretien fini, nous nous mîmes au lit, où il me fut impossible de dormir ; je n’avais jamais été si agitée : livrée à une foule de réflexions, toutes plus cruelles les unes que les autres, mon amant se présenta à mon imagination, mais furieux, mais outré, réclamant ses droits, et me reprochant déjà mon infidélité. Hélas ! peu accoutumée aux remords, il me semblait que tout m’accusait. À ces agitations succéda une tendre langueur, où mes soupirs me tinrent lieu du reste : un léger sommeil m’y surprit, et l’amour, toujours présent, accepta le sacrifice qu’il lui offrit.

Mon premier soin le lendemain se tourna vers sieur Valérie ; j’attendis constamment à ma fenêtre l’heureux moment qui devait me l’amener. Il arriva enfin, et je lui jetai un billet, dans lequel je lui marquai qu’il trouverait le soir, au-dessous de ma fenêtre, une corde à laquelle il pouvait attacher sa réponse. Je n’étais pas quitte des contretemps. Quand le hasard, contraire à nos mesures, aurait pris à tâche de nous désorienter, il n’aurait assurément pas mieux réussi. Le soir, ayant inutilement cherché de la corde, il me tomba sous la main un paquet de mignonnette que je déployai, et dont je laissai pendre une partie, à laquelle furent bientôt confiés les secrets de nos amours ; mais quand un moment après je vins à retirer ma dentelle, un malheureux clou l’arrêta, et le premier effort que je fis la partagea en deux : je n’en retirai qu’un morceau, et l’autre resta aux fenêtres du premier étage. Cet accident me rendit inconsolable ; j’étais aussi curieuse de lire le billet qu’inquiète de ce qu’il allait devenir le lendemain. Je me figurais déjà un peuple de dévotes, qui, après l’avoir lu, allaient saintement travailler à me faire endiabler : elles tenaient le premier, nous occupions le second ; ainsi elles auraient bientôt conclu. Ces sortes de gens, qui acquièrent toujours de pieuses lumières sur les défauts du prochain, ne font jamais grâce du zèle religieux avec lequel la secte se croit en droit de les publier. Je désespérais de sortir d’embarras, lorsqu’à force d’examiner je m’aperçus que, ayant fort peu retiré de ma dentelle, elle pouvait bien en bas n’être pas si haute qu’on n’y pût atteindre avec quelque chose : ainsi, toute en chemise que j’étais, je descendis l’escalier en tremblant, armée d’un manche à balai, avec lequel j’agitai de mon mieux le bout de dentelle auquel était attaché le billet. Je m’en rendis enfin maîtresse, non sans une alarme générale. Une vieille voisine que le diable avait sans doute clouée à sa fenêtre, ayant vu dans l’obscurité quelque mouvement et entendu quelque bruit à la porte, se mit à crier au voleur : j’en frissonne encore quand j’y pense ; à une heure après minuit dans les rues, je crus être perdue, et ne m’imaginant pas qu’on criât après moi, je ressentis autant de frayeur que j’en avais inspiré. J’eus cependant la présence d’esprit de refermer la porte très doucement, après m’être retirée ; mais à peine étais-je au bas de l’escalier que j’entendis crier à leur tour la Château-Neuf et ma tante. Quel nouvel embarras ! toutes deux éveillées par les premiers cris de leur voisine, avaient couru à la porte pour voir si elle était bien fermée, et l’ayant trouvée ouverte, elles ne doutèrent plus que le voleur ne fût dans l’appartement. Nouvelle confusion par conséquent, de laquelle je profitai pour regagner mon lit. On eut recours à la lumière ; on chercha, on ne trouva rien : on se recoucha et on se rendormit.

J’avais bien lieu de me féliciter d’avoir échappé à tant d’accidents : la joie que j’en ressentis, jointe à l’impatience de savoir le contenu de ma lettre, me fit constamment attendre le jour sans dormir, et dès la première lueur, je m’appliquai à la déchiffrer : il semblait qu’elle m’était devenue plus chère par les risques qu’elle m’avait fait courir. Avec quelle satisfaction n’y trouvai-je pas ce qui suit !

« Je puis donc enfin, ma chère Julie, vous jurer un amour éternel : oui, ce premier instant qu’il m’est permis de vous entretenir est celui que je choisis pour vous promettre une fidélité inviolable. Que pourrais-je vous dire pour vous peindre l’excès de ma passion ! rien en comparaison de ce que je voudrais pouvoir faire. Ah ! que votre cœur juge de mes sentiments par les siens, je cherche, mais inutilement, les moyens de vous voir et de vous entendre : il n’y a que vous qui puissiez m’apprendre ceux de vous prouver combien je vous aime. Je n’ose rien entreprendre sans votre consentement ; je frémis à la seule idée de vous perdre : notre sort dépend de vous seule, vous me trouverez prêt à tout entreprendre pour faire cesser une aussi affreuse gêne. Quoiqu’à l’avenir j’aie à espérer, mon âge ne me laisse encore disposer de rien, et je dépends d’un bourru d’oncle qui me tient comme en tutelle. J’attends demain quelque expédient de votre part pour vous voir, et suis, en vous embrassant mille fois, votre cher et fidèle, sieur Valérie. »

Je laisse à juger de l’état de mon cœur à la lecture de cette lettre. Je la lus et relus et la baisai mille fois : elle me fit ressentir au vrai le bonheur d’être aimée. Ce fut un degré de plaisir qui m’était nouveau : tout m’y paraissait passionné. Qu’il est doux, me disais-je à moi-même, de régner sur un cœur, d’en régler les mouvements, de le captiver entièrement, d’y trouver le retour des sentiments qu’il nous inspire, d’y découvrir cette délicatesse qui rapporte tout à l’objet aimé. Dès ce moment je connus bien qu’il était des instants critiques où il n’était pas possible de refuser un amant ; il n’est question que de les savoir rencontrer… Si dans celui-là son bon génie me l’eût envoyé… oh ! oui… assurément je l’aurais bien convaincu de ce que je dis ici : les difficultés n’auraient assurément pas couru risque d’irriter ses désirs.

L’agitation dans laquelle j’avais passé la nuit me fit garder le lit fort tard. Je ne me levai que pour me disposer, suivant l’avis de ma tante, à paraître avantageusement devant M. Poupard, que nous attendions. Je passai une partie de l’après-midi à songer sérieusement aux moyens de ne pas désespérer mon amant, au sujet duquel je me crus en droit de suivre les conseils de la Château-Neuf pour le Financier. Notre commerce littéraire, tout tendre qu’il était, me paraissait un peu sec ; je concevais parfaitement qu’un billet ne nous procure de plaisir que par ceux qu’il nous promet. Le sentiment est assurément la plus jolie chose du monde : mais est-ce tout ? Doit-on se borner à parler tendresse ? L’expression a sans doute son mérite ; mais j’étais d’un tempérament à ne pas lui sacrifier la pratique. Le soir m’amena enfin M. Poupard, qui, à la faveur de la brune, se glissa discrètement à notre appartement, nous faisant remarquer que cette heure, consacrée à ses plaisirs, était ordinairement celle qu’il choisissait pour dépayser les curieux. Oui, Mesdames, nous dit-il, je suis ici incognito. Comment va la santé, depuis un siècle que je ne vous ai vues ? Nous lui ripostâmes quelque chose d’à peu près aussi obligeant : chaque parole nous attira une petite inclination de tête, avec laquelle il secouait modestement ses grâces. Pour ranimer la conversation, il se mit à examiner nos meubles ; fit un copieux inventaire de ce qui nous manquait, nous pria de ne pas trouver mauvais qu’il nous l’envoyât le lendemain, nous assurant qu’il avait un tapissier unique pour habiller un appartement. Il me fit galamment la guerre sur ma toilette, qu’il trouva affreuse : il poussa la politesse jusqu’à casser mon miroir, qui, selon ses propres termes, n’était pas digne de réfléchir les rayons de ma beauté ; et passant insensiblement à ce qui me regardait de plus près, il me fit un crime de n’être pas à la mode. Le tabac, me dit-il, est l’âme de la conversation ; il me mit dans la main une tabatière d’or des plus grossières, qu’il oublia gracieusement de reprendre : cette petite distraction précipita la retraite de la Château-Neuf et de la Daigremont, qui appréhendèrent apparemment de lui en rappeler la mémoire par leur présence ; ainsi je me trouvai régalée d’un tête-à-tête, dont les progrès me parurent substituer aux galanteries de M. Poupard les allures d’un vrai satyre : et quoiqu’une croûte générale eût réparé les insultes du bois de Boulogne, il me fallut résoudre à une accolade des plus convulsives. Je fus tout de bon effrayée ; et en effet l’amour n’était-il pas avantageusement déguisé ? Ma résistance, qu’il attribua sans doute à ma modestie, ne fit que l’animer ; il insista, je me défendis de mon mieux, et l’obligeai enfin à remettre à une autre fois ses tentatives. Je m’aperçus cependant qu’il était encore fort content que je n’eusse pas achevé de le dévisager. Nous repassâmes tous deux fort émus dans la chambre de nos deux vieilles, auxquelles il demanda la permission de faire apporter son souper : on l’accepta sans façon. Il sortit et nous envoya un repas qui ne sentait rien de la précipitation avec laquelle il l’avait commandé. Pour lui, il ne revint que chargé d’emplettes qu’il avait été faire dans la première chaleur ; ce qui vraisemblablement n’en avait pas diminué le prix : il plaça ses présents sur ma toilette, qui changea bientôt de décoration par la richesse des bijoux qu’il y mit. Il eut soin, pour égayer notre souper, de nous faire remarquer ces petites extravagances, et il acheva de nous surprendre par une bourse de cinquante louis qu’il rangea malicieusement sous ma serviette. Il me fit cependant ses excuses d’avoir hasardé si cruement cette petite bagatelle ; mais il me représenta que c’était ordinairement aux demoiselles à choisir elles-mêmes leurs épingles. La Château-Neuf et la Daigremont serraient le tout par précaution, lui criant qu’il n’était pas permis de faire pareilles folies. On ne les lui pardonna même qu’aux conditions qu’il ne lui arriverait plus rien de pareil ; mais on ne put rien gagner : il avait encore à cœur certains petits meubles, et il fallut de toute nécessité avoir la complaisante de lui laisser par la suite passer sa fantaisie. Le souper se fit, quoique secrètement, avec toute la gaieté d’une compagnie d’accord sur ses plaisirs. M. Poupard crut par sa largesse s’être au moins acquis le droit d’avouer et son amour et ses espérances : quand il fut au champagne il voulut, aux dépens d’une autre tabatière, tenter une seconde retraite ; mais nos vieilles, qui se possédaient autant qu’il paraissait hors de lui, n’eurent garde de se retirer : l’heure était scandaleuse, c’était infailliblement le perdre que de le satisfaire, et feignant ignorer le but de ses libéralités, on les caractérisait du nom de bienfaits, dans lesquels on ne paraissait entrevoir que la simple vue d’obliger.

Minuit ayant sonné, on prétexta la régularité de la maison, pour l’engager à se retirer : ce goût d’ordre lui en imposa au point de nous obéir sur-le-champ ; il nous sacrifia son plaisir. J’eus la complaisance de l’éclairer jusqu’en bas ; et comme je lui disais adieu, il me ferma la bouche si subtilement, qu’il me fut impossible de m’en défendre.

Je ne fus pas plutôt remontée que je trouvai la Daigremont et la Château-Neuf occupées à évaluer les bijoux. Elles n’eurent pas de peine à exagérer les libéralités, et me répétèrent encore de quelle conséquence il était pour moi de ménager un homme aussi passionné. Je me retirai promptement dans ma chambre, et avant de m’endormir je m’occupai de l’arrangement de ma parure.

Le profit considérable que je commençais de faire à la maison m’ouvrit les yeux sur les complaisances qu’on devait avoir pour moi. Et dans le feu de cette première pensée j’aurais volontiers proposé à ma tante de capituler sur l’article de mes plaisirs ; mais mon intelligence me procura d’autres moyens de me satisfaire. Je fis réflexion que, du train dont M. Poupard menait les choses, il ne serait pas homme à languir, et que tôt ou tard il me faudrait mettre à la raison ; ainsi je pris mon parti. L’état dans lequel je m’étais, malgré moi, conservée jusqu’alors, devait-il être réservé pour un homme qui donnait si libéralement ? On ne paya jamais que pour être trompé : tout le monde sait cela. Je me déterminai donc, de crainte d’accident, à rendre au plutôt sieur Valérie heureux : sa confiance, que je m’attirais par là, me mettait, selon moi, à l’abri de ses reproches, s’il venait à découvrir mon intrigue avec son rival, aux dépens duquel je lui accordais mes prémices. Rien ne me parut plus facile que de l’introduire la nuit, s’il voulait s’y risquer. La disposition de notre appartement, la facilité d’ouvrir la porte sans bruit, le profond sommeil de mes surveillantes, tout m’y engagea, et je m’endormis sur ces réflexions, bien résolue de coudre le lendemain l’exécution au projet. Je lui écrivis le matin quatre mots, par lesquels je lui mandais de faire promptement travailler à un passe-partout semblable à celui que je lui jetais dans ma lettre, et dont il pourrait se servir le même soir, au premier signe que je lui ferais, pour ouvrir la porte de la rue. J’ajoutais encore que sur les quatre heures après midi il se hasardât à reconnaître l’escalier, et y mettre un petit paquet de graine de pavot, dont je savais la propriété ; sage précaution à deux amants qui, se rencontrant pour une première fois dans le calme de la nuit, sont résolus de ne s’y pas faire grâce. Le tout fut ponctuellement exécuté, et sieur Valérie ayant vérifié l’escalier, se retira aussi diligemment qu’il était entré. Le reste de la journée me parut un peu long à la vérité ; mais je me trouvai bientôt occupée à recevoir quelques pièces d’étoffes que M. Poupard m’envoyait : il était bien juste qu’il reconnût par ses attentions le zèle avec lequel je travaillais à lui faciliter ses plaisirs.

La petite débauche que nous avions faite la veille ayant un peu dérangé nos vieilles, elles se disposèrent à se coucher de bonne heure : nous nous mîmes à table, mon pavot y trouva sa place, et fit un effet admirable. À peine eurent-elles le temps de se mettre au lit, que je pus dire les entendre très distinctement dormir. Il n’était encore que dix heures lorsque je me mis à la fenêtre, où sieur Valérie ne m’eut pas plutôt aperçue, qu’il ouvrit la porte d’en bas et vola dans l’escalier, où je l’attendais déjà. Je le pris par la main, et ayant fermé la nôtre, je le conduisis dans ma chambre, où nous commençâmes par nous dire tout ce que la passion inspire à deux cœurs fortement épris. Vives protestations d’une part, tendresse inexprimable de l’autre, fidélité inviolable, amour éternel ; que sais-je ? mille douceurs, toutes plus jolies les unes que les autres. Nous passions alternativement de la langueur à la vivacité, et de la vivacité à la langueur ; mais notre rhétorique fut bientôt à bout, soit que l’obscurité altérât notre éloquence, soit que nous eussions épuisé tous les lieux communs du langage de Cythère, l’ardeur du désir éteignit le feu de l’expression. Un moment de silence fit un entr’acte, pendant lequel ses mains rencontrèrent les miennes ; mais comme pour la forme j’essayais faiblement de les retirer, sa bouche collée sur mes lèvres m’en ôta la force. Notre conversation recommença par un finissez donc, que mes soupirs entrecoupaient, et auquel il avait soin de répondre par un geste continuel, dont je ne me défendais que bien certaine qu’il ne m’obéirait pas ; joint à cela que j’étais fort à mon aise, par il ne me restait de mon déshabillé qu’un petit jupon de bazin, dont notre agitation rompit les cordons. Il semble que le diable choisisse toujours cet instant pour faire quelques niches aux filles ; mon amant en profita : nous étions au pied du lit, il me prit… Je ne pouvais crier sans réveiller ma tante… Oui, il me prit entre ses bras, et me renversa sans pitié sur mon lit, où il se trouva aussitôt que moi. Le traître ne m’y tenait plus les mains… occupé à vaincre une résistance qui augmentait le prix de son bonheur, il devint heureux et me mit bientôt par son ardeur au point de lui demander moi-même ce qu’auparavant je faisais semblant de lui refuser. Ce sont de ces situations où il n’y a point de jolies femmes qui n’excusent la faute qu’elles entraînent : je m’en rapporte à celles qui liront mes aventures. Ce passage de ma vie doit infailliblement leur rappeler quelque moment de la leur. Nous passâmes quatre heures entières à répéter nos plaisirs, sur lesquels nous nous trouvâmes toujours d’accord. Mon amant se retira, et je m’endormis aussi satisfaite qu’on peut l’être en pareille occasion : je ne m’en trouvai le lendemain que plus jolie, le teint clair, l’œil vif, le cœur gai, excepté la démarche un peu embarrassée. Je me trouvai accomplie, je me plus ; j’eus cependant à réparer quelques désordres inévitables, auxquels je ne m’étais pas attendue.

Le soir M. Poupard vint faire sa visite, et nous demander si les étoffes étaient de notre goût ; à quoi je lui répondis gracieusement qu’il faudrait être bien difficile pour n’y pas trouver tout le prix dont sa main les augmentait. Ah, ah, me dit-il ! ma main est bien votre servante ; ce n’est rien que cela : si je ne craignais de fâcher vos Bonnes… Ne vous gênez point, Monsieur, lui dis-je ; on peut leur faire entendre raison. Et moi, hem, me dit-il à l’oreille, ne m’entendrez-vous jamais ? Je lui fis signe qu’on nous écoutait, et sa présence d’esprit lui fit changer la conversation ; mais il se trouva bientôt à même de recommencer, car la Château-Neuf s’étant retirée, donna un champ libre à ses transports, avec lesquels il me fallut bien commencer à m’apprivoiser. J’eus cependant soin de régler mes complaisances : il m’avait galamment donné la petite oie, je lui laissai prendre sa revanche ; et sans le satisfaire, je le mis dans l’état du désir le plus ardent. La proximité de ses mains m’avait familiarisée avec ses petits meubles, et voici la ruse innocente dont je me servis pour m’approprier honnêtement certain brillant qu’il avait au doigt. Comme la vivacité de son geste se proportionnait à la résistance que je lui opposais, je feignis, avec toutes les démonstrations d’une vive douleur, avoir été blessée de son diamant : le cœur me manqua, et je me mis dans un fauteuil pour m’évanouir plus à mon aise. Mon homme au désespoir, maudissant mille fois son malheureux brillant, me le sacrifia pour me témoigner son chagrin. Hélas ! je fus tout d’un coup désarmée : le feint abattement où je me trouvai lui facilita les progrès de son repentir ; sa main officieuse charma mon mal. Il me demanda vainement à le voir ; je lui répondis modestement que je ne lui laisserais point porter la vue où ma pudeur ne gémissait déjà que trop de lui avoir souffert la main. J’employai le reste de la soirée à lui représenter le risque que je courais avec lui ; que son amour ne tendait qu’à me déshonorer ; que le moyen de le satisfaire était celui de perdre son estime : il m’offrit de rassurer mes craintes et me pria de souffrir qu’il travaillât sérieusement à me rendre heureuse. Bref, nous nous trouvâmes d’accord sur les articles : nous convînmes du jour, et il se retira pleinement convaincu de s’être, par son adresse, assuré le sacrifice de ma vertu.

Sieur Valérie vint cette nuit, comme la nuit précédente, me faire partager des douceurs d’autant plus sensibles, que l’art et le raffinement nous les rendit toujours nouvelles. Que de délices ! abîmés dans les plaisirs, nous éprouvâmes la volupté. Libres dans nos ardeurs, nous nous en communiquâmes plus sensuellement les effets. Quel joli détail ! importune bienséance, pourquoi bornes-tu l’expression quand il s’agit de peindre ce qui fait l’ivresse des sens ? Nous goûtâmes régulièrement par la suite les mêmes plaisirs, et assez tranquillement. Il ne nous arriva qu’une fois d’être interrompus par notre négligence ; mais la présence d’esprit du sieur Valérie nous tira d’affaire et donna lieu à une assez plaisante catastrophe que je vais rapporter.

Il est dangereux de s’endormir sur les précautions : tôt ou tard le hasard nous trahit ; nous l’éprouvâmes dans la grande sécurité avec laquelle nous nous conduisions sur la fin. Une nuit, que nous étions sans doute plus occupés de nos plaisirs, soit qu’oubliant tous deux qu’on pût nous entendre, l’un n’eût pas la force d’avertir l’autre du bruit qu’il faisait ; soit que ma tante se fût réveillée par hasard, nous ne nous aperçûmes de notre indiscrétion que par les cris de cette dernière, qui s’opiniâtrait à m’appeler : mais comme je n’avais rien répondu, nous les entendîmes toutes deux effrayées, qui venaient à tâtons vers mon lit, au chevet duquel les habits de mon amant étaient dispersés. J’étais plus morte que vive : nous étions découverts sans la présence d’esprit du sieur Valérie, qui, se voyant pris, aussi bien que moi, se saisit d’un gros chat, témoin ordinaire de nos plaisirs, qu’il fit voler au nez de la Château-Neuf. Le cri qu’elle fit ayant épouvanté ma tante, elle tomba à la renverse, les jambes embarrassées dans un tabouret, par le mouvement précipité qu’elle avait fait pour s’enfuir : ce qui dut former au milieu de la chambre un groupe assez plaisant.

Notre pauvre matou, effrayé de sa voltige, s’en vengeait furieusement sur la Château-Neuf, qui faisait d’inutiles efforts pour se dépêtrer de ses griffes : sa chemise obéissait aux secousses de l’animal, que ses taloches n’adoucissaient pas. Celle-ci criait à la Daigremont de l’aider. La Daigremont tirant de loin le chat par la queue, avait beau répéter, minet, minet, le minet ne s’en cramponnait qu’avec plus d’ardeur à sa prise, dont il ne fut séparé que par la maturité de la toile, qui lui resta aux griffes. Je saisis l’occasion de cette scène pour jeter dans la ruelle de mon lit l’habit de mon amant ; et jouant l’embarras avec les autres pendant qu’il se rhabillait, j’appelai de mon côté l’impitoyable minet, qui fut aussi sourd à mes instances qu’à celles de la Daigremont. Malgré le désordre qu’avait causé cet accident, on se recoucha sans lumière ; et pour faciliter l’évasion du sieur Valérie il fallut présenter celle du chat, que je feignis vouloir mettre dehors. Nous devînmes plus circonspects par la suite ; aussi l’extrême gêne à laquelle nous nous assujettîmes ne contribua pas peu à accélérer l’exécution du projet que nous méditâmes.

L’heureux jour auquel M. Poupard devait couronner son ardeur arriva enfin. Après une infinité de présents, je ne pus, suivant l’exacte bienséance, lui refuser de m’acquitter : quelque effort qu’il fallût me faire, le devoir l’emporta, et j’abandonnai enfin à la reconnaissance ce qui ne devrait jamais être réservé qu’à l’amour. On me pardonnera bien de passer légèrement sur l’affreuse opération de mes charmes ; il me suffira de dire qu’après un prélude assorti à l’action, la figure humaine disparut tout-à-fait, et me laissa entre les bras le plus affreux indéfini qu’ait jamais produit le caprice de la nature : je ne distinguai plus qu’une masse étayée comme un crapaud sur quatre pattes : je n’entendis plus qu’une respiration convulsive, dont le râle semblait vouloir exhaler l’âme. Je voulus en vain me rappeler mon amant pour tirer parti de la nécessité où je me trouvais, la force de l’imagination ne put jamais effacer l’affreux portrait que j’avais devant moi : le poids m’accabla, mes yeux se fermèrent, et le misérable crut encore m’avoir fait partager ses horribles transports.

S’il est vrai que l’expiation du crime nous met à l’abri du remords, je ne dus jamais en ressentir à ce sujet ; ma faute portait par elle-même une rigoureuse pénitence, et je pouvais bien ne m’avouer coupable que des plaisirs de mon bourreau.

Il ne fut pas plutôt satisfait, qu’il travailla à se rajuster et à redoubler ses caresses ; mais je n’y pus tenir : je m’arrachai d’entre ses bras, la rage me tira les larmes des yeux, je me devins affreuse à moi-même, et détestant jusqu’au sopha qui avait recueilli cet odieux mystère, je passai vers mon lit, où j’eus tout lieu de réfléchir sur les différents mouvements qui nous agitent dans une même opération. Je ne pouvais concevoir que l’excès du plaisir avec l’un devînt le comble du dégoût avec l’autre : j’avais bien ouï parler de quelque punition pour la débauche effrénée ; mais je ne pouvais m’en figurer de plus pénible que les approches d’un M. Poupard. Heureusement encore pour moi que mon amant avait remédié aux premières difficultés, dont celui-ci n’aurait jamais pu endormir la douleur par le plaisir.

Notre commerce fut établi, et il me fallut par la suite vaincre ma répugnance : comme il ne s’était aperçu de rien, il se crut le premier heureux, ce dont je n’eus garde de le désabuser. Cette circonstance, j’ose le dire, lui fit joindre l’estime à l’amour. Il me jurait tous les jours sa tendresse avec autant de sincérité que j’apportais de précaution à lui cacher mon antipathie. Mes tantes me mettaient au fait de la solide galanterie, et l’aventure de M. Poupard, qui était ma première, prenait l’admirable tour de celles par où les autres finissent. Enfin il me donnait avec tant de profusion, que ses libéralités le perdirent.

Sieur Valérie satisfait, tomba, comme tous les amants, dans une délicatesse mal entendue, qui le porta à examiner scrupuleusement notre conduite. Les bijoux, l’opulence lui ouvrirent les yeux ; il se douta de quelque chose, et sans m’exposer ses soupçons, il résolut de ne s’en rapporter qu’à lui-même. Ayant enfin su par gens attitrés les habitudes d’un homme qu’on lui dépeignit et assura se rendre régulièrement au logis à certaine heure, il l’attendit lui-même dans notre allée, et fut amplement payé de sa curiosité. En effet, quelle fut sa surprise, quand à l’heure indiquée il vit entrer et reconnut M. Poupard, son oncle, qui, selon toute apparence, n’avait pas lieu d’être tranquille ! Le trouble réciproque fit jouer aux deux rivaux le silence ordinaire aux premiers transports de la jalousie ; le plus outré néanmoins était le mieux instruit, et que les circonstances déterminèrent à la retraite : bien que M. Poupard fût intrigué, il n’en était qu’aux soupçons ; mais le premier éclaircissement qu’il voulut tirer ne servit qu’à les confirmer ; car je ne lui répondis qu’avec un embarras dont il eut tout lieu de tirer de justes conséquences.

Dès le même moment chacun travailla de son côté à venger son amour offensé. L’oncle, pour prévenir les suites, écrivit à son frère que son neveu se dérangeait, et qu’il fallait le rappeler auprès de lui ; le neveu, qui, dès le premier instant, méditait quelque coup sanglant à son oncle, se trouva bientôt déterminé par les ordres de son père, qui lui écrivit de partir au plus tôt pour Amiens, où il l’attendait. Le projet fut dans l’instant conclu, et exécuté le lendemain. Sieur Valérie tenait la caisse de M. Poupard, dans laquelle il se trouvait pour lors soixante mille livres ; ne voyant point jour à tirer cette somme de son père, il s’empara des deniers de son oncle, sauf à lui d’avoir recours à son père pour le remboursement. On s’imagine bien que cette somme était destinée pour subvenir aux frais de notre fuite : sans aucune autre réflexion, il agit en conséquence, se munit de l’argent, acheta une chaise de poste, qu’il envoya nous attendre avec un domestique à la première poste. Après avoir pris toutes les mesures nécessaires, il se rendit à son heure ordinaire chez moi, et me communiqua son dessein.

L’éclaircissement qu’il m’avait demandé quelque temps auparavant, au sujet de son oncle, lui avait attiré de ma part les protestations de l’amour le plus vif ; il fut question de le prouver, il me fit la proposition de le suivre : je consentis à tout ; je pris mes bijoux et quelques ustensiles nécessaires pour le voyage, et à trois heures du matin j’abandonnai mon sort à celui de mon amant, dont les précautions avaient été si bien prises, qu’il ne se trouva rien de contraire à notre évasion. Nous fîmes route vers Bordeaux, où nous arrivâmes onze jours après notre départ. Comme sieur Valérie se doutait bien des poursuites sérieuses que ferait son enragé d’oncle, il masqua si adroitement notre marche qu’on ne put la découvrir.

Laissons nos deux vieilles se désespérer, l’oncle et le père se débattre sur le remboursement de la caisse, et ne songeons qu’aux plaisirs que nous prépara la jeunesse et l’amour.

L’intervalle de temps que nous employâmes à notre voyage nous ayant donné le temps de satisfaire cette ardeur de tête-à-tête qu’on recherche si avidement les premières fois qu’on se voit libre, nous nous trouvâmes à notre arrivée dans la ville de Bordeaux un peu plus dégagés de nous-mêmes, et par conséquent plus portée d’y varier les plaisirs : promenades, spectacles, concerts, tous les amusements publics firent une partie des nôtres. La bonne mine du sieur Valérie, quelque beauté jointe à ma grande jeunesse, nous firent bientôt remarquer. Le faste avec lequel nous nous annoncions intriguait furieusement les curieux : munie des bijoux de M. Poupard, je n’eus point de peine à m’accoutumer aux attentions qu’ils me procurèrent. Nous vivions agréablement : les soixante mille livres soutenaient à merveille le bon pied sur lequel nous étions. Sieur Valérie avait de l’esprit, du monde, des manières ; je ne tardai pas à en profiter : mon extrême jeunesse me dispensait de cette aisance consommée que donne le long usage de la bonne compagnie.

On n’est point obligé à seize ans de débiter les fadaises du jour dans le vrai goût ; mais ma vivacité et ma jolie figure, jointe à quelques saillies placées à propos, me prêtaient des grâces qui me tenaient lieu de tout. Je ne tardai guère à avoir des soupirants ; mon amour pour sieur Valérie ne put exclure en moi le plaisir de m’entendre débiter des douceurs. Je ne connaissais point le petit-maître : cette espèce me parut drôle ; je me fis à son jargon, j’y applaudis. Je m’amusai sérieusement de ces riens qui tendent toujours à quelque chose ; je me fis lutiner, j’agaçai à mon tour, j’y pris plaisir : je commençai enfin à me faire soupçonner. Sieur Valérie s’en aperçut, il m’en représenta les conséquences, me fit avec raison entendre que nous avions plus de mesures à garder que personne ; que quelque innocente que fût ma conduite dans le fond, elle donnait à penser ; que nous devions soigneusement éviter toutes les occasions d’éclat. J’eus la sottise de me scandaliser de ses remontrances : huit mois d’habitude m’avaient refroidie pour lui. Je lui répondis avec aigreur que je ne prétendais pas vivre en esclave ; mon procédé lui fut sensible, il comprit aisément dès lors le pernicieux effet du monde, quand on y entre un peu trop précipitamment, et n’écoutant que son plaisir. Uniquement occupé à me plaire, il avait toujours négligé de me faire sentir, par un juste discernement, la différence du faux ou du vrai : nous parlions beaucoup, mais nous raisonnions peu. Il sentit, mais trop tard, sa faute : il n’en devint cependant que plus sensible. Oui, il semble que les hommes ne rallument leurs feux qu’à la froideur que nous faisons paraître ; il fit tout ce qu’il put pour me ramener à moi-même, et me faire sentir la solidité de ses avis : ma vanité gendarmée ne put plier, je lui montrai longtemps une indifférence capable de le désespérer. J’affectai toutes les marques d’une véritable intelligence avec quelques-uns des jeunes gens qui me faisaient la cour ; et sans m’embarrasser de ses conseils, je crus faire le plus joli coup du monde de travailler à nous perdre tous deux. Quel manque de réflexions ! quelle simplicité ! Les fonds diminuaient à vue d’œil ; la connaissance de quelques femmes suspectes, qui fréquentaient au logis, le grand concours de jeunes gens qui s’y rassemblaient, le gracieux accueil qu’ils y recevaient, tout tramait notre perte. Tous les jours, nouveaux venus : le prétexte du jeu attirait gens de toutes façons. Sieur Valérie se désespérait inutilement ; il se hasarda encore à me présenter avec toute la douleur possible l’excès de notre dépense, notre genre de vie, tout contraire à celui que nous nous étions proposé ; le risque d’être découverts, les poursuites de ses parents et des miens ; la nécessité de céder à la force, le cruel état d’une séparation ; la prudence qu’il y aurait à s’éloigner de cette ville, où l’on ne pouvait plus se défaire des importuns. Je goûtai ses raisons, je trouvai qu’il pensait juste ; mais je ne pouvais approuver l’idée de nous ennuyer de compagnie, loin de nos connaissances, qui me tenaient à cœur, je ne sais pourquoi ni comment ; car j’aimais toujours sieur Valérie : mais enfin je commençais à m’apercevoir que j’en aurais pu aimer quelque autre.

L’inutilité de cette dernière tentative le réduisit à une mélancolie dont il ne fut plus le maître ; il me soupçonna de quelque attachement, devint jaloux, me déclara ses craintes, m’exposa sa douleur, les larmes aux yeux ; me fit ressouvenir qu’il avait tout hasardé pour moi, négligé sa fortune, trahi son oncle, réduit son père au désespoir, terni sa réputation, manqué peut-être à l’exacte probité ; qu’il m’avait enfin tout sacrifié, et que je lui refusais jusqu’au moyen de se sauver de la colère d’un père et de la sévérité de la justice. Car enfin, ajouta-t-il, quelle couleur pourrai-je donner à votre enlèvement ? Vos tantes ont sans doute informé contre moi ; on me cherche : errant, fugitif, je n’ai plus d’asile ; peut-être à l’instant même n’est-il plus temps. Vous n’ignorez pas l’attachement inviolable que j’ai pour vous ; qu’il n’est pas en mon pouvoir de m’éloigner seul : vous n’en sauriez douter, je vous le répète, et vous avez la cruauté de me perdre en vous obstinant à rester ici, où nous commençons à n’être que trop connus. Ces justes alarmes ne purent me déterminer à rien, j’eus encore la dureté de lui dire qu’il aurait dû prévenir ces accidents avant de hasarder notre fuite. Je lui fis valoir à mon tour les avantages que je lui avais sacrifiés : ce coup le rendit furieux, il s’exalta en reproches, se porta aux fureurs ordinaires aux amants outragés, et me signifia en sortant qu’il saurait bien prendre son parti. Je ne me sentis point touchée ; il me vint compagnie, je m’étourdis sur les prudentes réflexions de sieur Valérie, que je ne commençai plus à regarder que comme un censeur incommode : il m’avait attristée, on m’amusa ; il venait de me faire envisager un fâcheux avenir, on ne m’occupa que d’un présent agréable ; en un mot, on m’offrit des idées toutes contraires à celles qu’il venait de me faire pressentir, et je dois avouer à ma confusion que les fadeurs assommantes qu’on substitua à ce qu’il venait de me dire de touchant, me le rendirent à charge.

Qui ne rougirait des erreurs où nous précipite un vicieux tempérament, quand la force de la raison ne nous sauve pas ! J’estimais beaucoup sieur Valérie ; mais je ne pouvais lui pardonner sa prudence, qui, selon moi, ne tendait qu’à la misanthropie : le plaisir faisait ma loi, et j’eus la cruauté de désespérer celui qui m’en avait frayé la route. Qu’une conduite aussi légère m’a coûté de regrets et de soupirs ! que je payai cher le peu de déférence que j’avais témoigné à un homme qui en méritait tant ! qu’il fut bien vengé de mon ingratitude ! On ne tarda guère à s’apercevoir de notre refroidissement ; on chercha à en profiter ; on n’eut pas de peine à y réussir : quoique sieur Valérie n’eût plus pour moi cette pleine effusion de cœur avec laquelle il avait commencé à vivre avec moi, ses manières furent toujours les mêmes à mon égard. Bien loin de profiter de mon lâche procédé pour me réduire, il ne chercha seulement point à m’humilier ; il lui aurait été facile de se saisir de l’argent qui nous restait, et de m’abandonner au hasard de la mauvaise fortune. Mais non, cet indigne trait n’était réservé qu’à un monstre d’ingratitude : il fallait être moi pour concevoir l’infâme projet que je ne rougis point d’exécuter par la suite. Je ne lui tins compte de rien, et n’étant plus occupée que de flatteuses idées, je rejetai tout ce qui pouvait m’en offrir de contraires.

Le chevalier de Bellegrade, que je commençais à distinguer parmi cette pépinière de fous qui fréquentaient notre maison, faisait pendant tout ce trouble de grands progrès sur mon cœur : il ne me disait jamais rien que d’obligeant, ne me parlait que de plaisirs, m’en vantait le raffinement, me répétait sans cesse les moyens de les rendre vifs et piquants. Son étourderie me paraissait une ingénieuse vivacité : je prenais de sa part les louanges les plus fades pour le plus exact discernement de mon mérite, son air guindé pour des manières de Cour ; j’excusais enfin sa trop grande liberté sur le violent amour que je me flattais lui avoir inspiré. Mon aventurier démêla bientôt mes sentiments : il était adroit, pénétrant, et avait des vues qu’il ne tarda pas à remplir. La mélancolie du sieur Valérie ne servait plus qu’à relever l’enjouement de Bellegrade, qui ne me quittait plus ; chacun s’en apercevait, et plaçait toujours à propos quelques plaisanteries équivoques, dont je faisais tous les frais : loin de m’en offenser, ma contenance confirmait de plus en plus les soupçons de notre intelligence ; car nous n’en étions qu’aux petits soins. Je n’avais encore mis le chevalier à aucune épreuve : une déclaration en forme de sa part, une réponse favorable de la mienne, et puis c’est tout. Je me trouvai même fort piquée du peu d’empressement avec lequel il travaillait à me persuader ce qu’il avait voulu me faire entendre. L’aveu de son amour m’avait paru si joli, que j’en avais tiré bon augure pour la preuve.

Ce n’était pourtant pas l’essentiel de son projet ; il n’en voulait qu’à une pleine confiance, qui pût favoriser son lâche dessein. Sieur Valérie, qui de plus en plus se confirmait dans sa jalousie, n’eut plus lieu de douter de mon infidélité ; tout parlait contre moi. Bellegrade m’obsédait, se trouvait toujours de mon avis, me conseillait au jeu, ne me parlait que mystérieusement, ne levait jamais les yeux de dessus moi, me donnait la main partout, au spectacle, à la promenade : il redoublait ouvertement ses assiduités. Le parfait accord dont nous nous trouvions toujours, et plus encore l’indiscrète attention que j’avais pour lui, ne laissait plus à douter de rien. Sieur Valérie outré, prit le parti de tenter l’éloignement du chevalier par des voies assez rudes : il affecta de le contrarier, fit naître tous les jours de nouvelles occasions de le chagriner. L’animosité devint sérieuse ; et si tous deux eussent eu la même façon de penser, il y aurait sans doute eu de fâcheuses suites. Il faut être femme pour sentir au juste quel violent effet produisit en moi l’incartade de sieur Valérie : Bellegrade me plaisait ; mais je l’aimai avec transport, quand une fois je me fus représenté les moyens dont on s’était servi pour interdire sa compagnie. Que de précautions exige notre vicieux tempérament ! la jalousie de l’un m’aveugla sur le mérite de l’autre : il me fut impossible de me passer du dernier. Plus je témoignai d’empressement à l’attirer, plus sieur Valérie affecta de s’y opposer ; et prévoyant bien qu’il ne gagnerait rien sur moi, il prit le parti de le déterminer lui-même à ne plus remettre les pieds au logis. En effet, quelque temps après, il y eut une vive altercation entre eux deux. Sieur Valérie joignit Bellegrade et lui témoigna rudement le risque qu’il courait à l’honorer davantage de ses visites : celui-ci ne jugea pas à propos d’autoriser sa politesse à force ouverte, il convint de tout, malgré lui, et agit en conséquence.

Le tour adroit dont il se servit auprès de moi pour colorer la nécessité où il était de m’éviter, lui acquit encore plus mon estime et ma confiance : m’ayant fait tenir un billet, par lequel il me donnait avis du lieu où il m’attendait le lendemain, pour me communiquer quelque chose de conséquence, il m’engagea à m’y rendre. Je n’y manquai pas. Sieur Valérie, retenu pour l’après-midi par quelques-uns de ses amis, me laissa tout le loisir de céder à mon impatience. Je me fis conduire aux Chartrons, où m’attendait Bellegrade ; il me reçut avec autant de froideur que je lui témoignai d’empressement. Oui, dès ce moment je me livrai à mon inclination ; impatiente de savoir ce qu’il avait à me dire, je ne pouvais lui donner le temps de s’expliquer ; et comme je lui exagérais le prix de la démarche que je faisais pour lui, il me répondit froidement que la feinte était inutile en pareille occasion, qu’il était au fait de tout ; mais qu’il n’avait cependant pas voulu renoncer à me voir pour toute sa vie, sans du moins laisser à mes remords le soin de le venger du triste état où je le réduisais ; qu’il était bien douloureux, pour un homme rempli de sentiments comme lui, de se voir la dupe de sa bonne foi ; qu’enfin j’avais toujours été maîtresse de régler sa conduite à mon égard, et qu’il avait cru remarquer dans mes manières une façon de penser toute opposée à celle que mon mari lui avait voulu faire entendre. À ces quatre mots artistement prononcés, je ne me possédai plus de colère et de surprise ; je le pressai de m’expliquer ce discours, qui n’était pour moi qu’une énigme perpétuelle. Après s’être fait beaucoup prier il se rendit enfin, et me dit ce qui suit :

Vous avez sans doute remarqué, madame, avec quelle opiniâtreté votre mari s’est depuis un temps acharné à nous témoigner sa mauvaise humeur : vous fûtes témoin de la dernière scène qui se passa, et en même temps l’unique sujet de la modération que j’y fis paraître. Non content de vouloir vous priver du commerce du monde, il veut sans doute encore affliger tout le genre humain. Il n’y a plus de biais, il veut s’afficher : il faut être décrâné pour venir de but en blanc me faire l’incartade qu’il me fit avant-hier. J’en suis fâché pour lui, mais ma foi, on n’est pas toujours prudent ; il s’y est exposé : on ne s’est jamais imaginé de rendre les intentions de sa femme du ton dont il le prenait. Si je ne lui eusse imposé, et sans quelque considération pour vous… Oui, madame, après m’avoir grossièrement signifié le peu de plaisir que lui feraient mes visites à l’avenir, il a ajouté que quelque bonté vous avait empêchée de me dire vous-même ce dont je n’avais que trop dû m’apercevoir. L’air d’aigreur et de supériorité dont il a assaisonné son compliment m’a conduit à des vivacités dont je me repens actuellement, et je n’ai pu me déterminer à partir sans vous avoir reproché de vive voix la conduite d’un pareil procédé. Quel fut mon étonnement ! Plus le rapport de Bellegrade me parut sincère, et plus l’action du sieur Valérie me parut basse. Intérieurement satisfaite de l’ignominieuse leçon à laquelle il s’était exposé, je conçus pour lui certain mépris qui tourna tout à l’avantage du chevalier. Je ne le regardai plus que comme un traître à qui tous les noms étaient permis ; dès l’instant je résolus bien d’éprouver si la vengeance était aussi douce que je l’avais ouï dire. Je commençai par tout mettre en usage pour désabuser le chevalier ; protestations, serments, soupirs, larmes. Je n’eus sans doute pas de peine à le détromper ; mais il feignit toujours une inquiétude, sur laquelle tout ce que je lui avais dit ne pouvait le rassurer. Non, me dit-il, je ne puis vous croire, si vous ne me donnez les dernières preuves… Hé ! que vous faut-il donc, lui dis-je à mon tour, en l’interrompant ? Qui me forcerait à feindre ? Qui me déterminerait à hasarder la démarche que je fais à votre premier avis ? Non, je vois bien, quelques efforts… Hé bien, je vous crois, me dit-il ; mais il faut me venger. Très volontiers, lui dis-je : je vais dès aujourd’hui signifier à sieur Valérie mes dernières intentions : secondez-les. Revenez demain comme à l’ordinaire, et contentez-vous de l’avoir humilié. Je m’en donnerai bien de garde, reprit-il ; je ne me résoudrai jamais à fatiguer continuellement la vue d’un homme qui ne pourrait soutenir… Vous devez m’entendre, madame… vous vous en trouveriez vous-même la victime. Non, il faut me priver de votre chère compagnie ; il faut m’éloigner. Ah ! je n’y consentirai jamais, chevalier, lui dis-je avec transport. Il ne tient qu’à vous de me retenir, me répliqua-t-il ; vos bontés seules décideront de mon sort. J’allais lui répondre, mais son indiscrétion m’en empêcha : il m’embrassa avec transport, me représenta qu’il m’adorait, que je le souffrais, que nous nous trouvions seuls, que nous avions à nous venger, que les moments ne s’offraient que pour être saisis : je le crus de bonne foi. Plus je lui ordonnai de finir, plus mes regards lui défendirent de m’obéir : il me prit entre ses bras, me jeta sur un petit lit pratiqué dans une alcôve, dont le crépuscule semblait fait exprès pour sauver à la modestie les opérations de l’amour. Les inutiles efforts que je fis pour me retirer secondèrent bientôt son dessein : mon émotion lui fit beau jeu. Finissez donc, criai-je. Je n’en ferai rien, me dit-il. Les forces me manquèrent, son courage s’anima ; mes jupes me trahirent, il en profita, et nous rendit heureux. Que je me trouvai soulagée ! Quand une fois on a passé le premier pas, on n’est plus obligé de faire composer le plaisir avec la bienséance. Au contraire, ce n’est plus que par les transports les plus vifs qu’on s’excuse sur une faiblesse. Je n’eus plus rien de caché pour Bellegrade ; dès cette même journée je lui confiai l’état de nos affaires, mes aventures et celles du sieur Valérie, au sujet duquel, je le dis à ma confusion, j’eus la bassesse de le mettre au fait. Je lui expliquai tout, mon enlèvement, la caisse détournée, le nom du financier ; je ne lui cachai rien, et par conséquent portai moi-même les derniers coups au seul homme qui ait jamais mérité la plus vive reconnaissance. Nous convînmes de notre heure pour ménager nos heureux moments, pendant lesquels Bellegrade joua tous les ressorts imaginables pour gagner entièrement ma confiance. Nous ne nous quittions jamais qu’après des serments infinis de vivre et mourir ensemble. Je me rendis chez moi, où je passai le reste du jour à me féliciter de mon aventure ; je m’applaudissais secrètement : je m’étais vengée, je m’étais en apparence assuré le cœur d’un homme que je croyais aimer, et j’avais en même temps pris pour sieur Valérie certain mépris qui justifiait en quelque façon l’irrégularité de ma conduite. Comme il ne vit plus revenir le chevalier, il parut plus content, et nous vivions en assez bonne intelligence ; le commerce secret que j’entretenais aux Chartrons me dédommageait de tout : j’y passais de bons moments, que la contrainte et le mystère rendaient plus chers ; mais, hélas ! je touchais au funeste.

Un mois s’était paisiblement écoulé depuis notre premier rendez-vous, lorsqu’un jour le chevalier me montra mystérieusement une lettre par laquelle on lui donnait avis des mesures qu’on avait prises à Paris pour faire arrêter le pauvre sieur Valérie. Je crus lui faire ma cour de n’en point paraître fâchée, et il saisit ce moment d’indifférence pour me faire des offres : il me fit entendre qu’il ne tiendrait qu’à moi de prendre des arrangements pour ne pas nous quitter comme nous nous l’étions déjà promis. Il me représenta adroitement le désordre infaillible qui se trouverait à l’exécution de la lettre de cachet ; qu’immanquablement on se saisirait, et de mes bijoux, et de l’argent qui nous restait. Il ajouta qu’il y avait peu de temps à perdre, et que l’affaire ne pouvait aller à trois jours. Cet avertissement me parut sérieux, je le priai de souffrir que je lui apportasse l’argent et les effets le surlendemain ; qu’après nous prendrions nos mesures pour nous éloigner. Je lui demandai pour la forme s’il ne trouvait pas à propos que j’avertisse sieur Valérie. Gardez-vous-en bien, me dit-il ; outre que vous rompriez toutes nos mesures, vous lui rendriez un mauvais service ; car la lettre de cachet n’a été obtenue qu’à la sollicitation de son père, avec lequel il sera vraisemblablement bientôt réconcilié. Je suivis de point en point les avis de Bellegrade : je n’y prévoyais rien de faux, le traître n’avait pas de peine à m’abuser. Le lendemain je fis porter vingt-quatre mille livres en or, et mes bijoux, aux Chartrons ; je m’en revins, les croyant bien en sûreté, et m’éloignai toujours politiquement de notre maison, où j’attendais de moment à autre l’exécution de la lettre de cachet : ce qui arriva plus tôt que nous ne nous y attendions ; car vers les six heures du soir quatre hommes montèrent à notre appartement : un exempt fit voir ses ordres, il fallut se rendre.

L’événement ne fit cependant aucune émeute dans le quartier. On ne lui voulut pas donner le temps d’écrire seulement un mot de lettre, et dès le lendemain on le conduisit à Paris. Je ne fus pas plutôt instruite de la catastrophe par Rose, ma femme de chambre, qui était pour lors seule au logis, que je me fis mener chez le chevalier, où ma folle impatience eut pleine carrière. Les portes étaient fermées, la maison seule : il n’était pas possible d’attendre ; il fallut retourner chez la personne d’où j’étais sortie. Ne sachant que faire pour exposer mon embarras, je feignis d’être extrêmement incommodée, ce qui devint un honnête prétexte pour accepter un lit ; car je ne pouvais me déterminer à retourner à notre appartement. Le lendemain matin mon premier soin fut de retourner aux Chartrons pour y chercher mon cher chevalier : mais quel coup de foudre ! Les voisins m’assurèrent qu’il avait pris la poste la veille, et qu’on ne pouvait m’en donner de nouvelles. Quelle situation ! on ne meurt point de douleur sans doute, puisque je n’expirai pas sur-le-champ. Mes yeux s’ouvrirent, mais trop tard ; je vis bien que l’ingratitude et la perfidie du Chevalier à mon égard vengeait à l’instant même sieur Valérie de mon peu de reconnaissance. Quels justes reproches n’eus-je point à me faire ! toute la bassesse de ma conduite se joignait à ma misère présente, pour augmenter ma confusion : tout ce qui s’offrait à moi semblait insulter à mon état. Cette même maison de Bellegrade, que je regardais auparavant comme le temple de mes plaisirs, ne m’offrait plus que des idées aussi affreuses que désespérantes : livrée à mes remords, je ne voyais plus rien qui ne prononçât ma condamnation ; tous les objets pleuraient avec moi. Les larmes, les soupirs, les sanglots me suffoquèrent ; je me représentai sieur Valérie trahi, livré, pour ainsi dire : il me semblait l’entendre gémir de ma perfidie. J’y succombai presque : la perte de mon argent et de mes bijoux me devint insipide. Que faire ? que devenir ? Il ne me restait plus pour toute aisance qu’un louis dans ma bourse, et quelques nippes que je n’avais pu détourner.

La fuite du traître Bellegrade me donnait une chère leçon ; je démêlai, mais trop tard, l’artifice de ses menées : je me rappelai les prudentes réflexions de la Daigremont et de la Château-Neuf ; leurs sages avis, même au milieu du libertinage ; le danger que l’on courait à s’abandonner à ses désirs. À ces cruelles réflexions succédèrent de justes inquiétudes sur l’avenir : l’abîme de douleur où j’étais plongée ne me fournissait cependant aucun moyen d’en sortir. Je me déterminai à retourner chez la Valcourt, c’était le nom de celle chez qui j’avais passé la nuit, et qui m’avait accueillie avec affection. Le libre accès qu’elle avait eu au logis lui acquit ma confiance. D’ailleurs il ne me restait plus de choix sur le parti que j’avais à prendre dans la mauvaise situation de mes affaires ; ainsi je me résolus à une ouverture de cœur sans réserve. Je lui contai tout, et lui peignis l’action de Bellegrade des plus noires couleurs ; je fis du mieux qu’il me fut possible pour m’excuser de mon ingratitude envers sieur Valérie, sur le mépris que son rival avait travaillé à m’en inspirer. La Valcourt me plaignit, entra dans mes peines, soupira avec moi, jura contre les aventuriers, et me conseilla de remédier promptement à mon malheur ; mais quelle apparence ! dénuée de tout ce qui pouvait établir avantageusement un commerce galant, je n’y voyais aucune espérance ; toute jeune et jolie que j’étais, ce n’était plus madame Valérie, dans cette opulence ci-devant propre à trouver les plus gros partis ; on ne pouvait plus mettre de prix aux présents qu’on aurait voulu me faire par l’estimation de ceux qu’auparavant on me voyait.

Julie, simple et malaisée, ne pouvait plus s’attendre qu’à un bonjour, petite. Quelle chute pour moi, qui la veille aurais honorablement pu composer avec un millionnaire ! Quelque flatteuse idée que certaines filles de notre profession se fiassent du détail, je ne pouvais m’y mettre sans achever de me discréditer, et courir d’autres risques. Les avis de mes vieilles, au sujet de monsieur Poupard, s’étaient, comme par un effet de la Providence, gravés dans mon esprit ; ils me revinrent en idée. On a raison de dire qu’il nous reste toujours quelques-uns des principes de l’éducation ; elles m’avaient si souvent répété qu’on était toujours à portée de ressentir des désirs, mais pas longtemps à même d’en inspirer, que les ressources paisibles d’un âge raisonnable me semblèrent alors préférables au clinquant de la jeunesse. La grande difficulté était de reparaître dans mon premier état, après la perte de mes effets. À force de donner la torture à mon imagination, je parvins au moyen d’en imposer sur le dérangement de mes affaires. On s’inquiète déjà sans doute qu’avec si peu d’expérience, à l’âge de dix-sept ans, j’ai pu parvenir à me voir en moins de deux jours aussi brillante qu’auparavant. La Valcourt, qui s’était montrée sensible à ma peine, et qui m’avait témoigné une vive douleur, l’avait accompagnée d’offres de services que son aisance lui permettait d’effectuer. Elle ne fut pas peu surprise, lorsque je lui assurai qu’il ne tenait qu’à elle de me remettre dans ma première aisance ; et croyant tout de bon que le chagrin m’avait tourné la tête, elle ne consentit que par complaisance à exécuter l’expédient que j’avais à lui fournir. Ma chère, lui dis-je, vous venez de m’offrir votre bourse, j’en accepte une partie ; il me faut sacrifier quelques louis en strass et en similor : voilà d’abord l’unique moyen de reproduire mes bijoux, qu’on soupçonnera sans doute être les mêmes ; il s’agit de rencontrer les pareils : vous me prêterez de quoi me soutenir extérieurement comme j’ai fait jusqu’ici. Je ne tarderai guère, je crois, à être en état de reconnaître vos bons services. Ce n’est pas tout, vous m’avez souvent parlé de M. Démery, ce riche négociant ; c’est un homme mûr : je me suis aperçue qu’il était passionné ; c’est l’intime de votre amant, et enfin celui sur lequel j’ai jeté mes vues pour réparer les désordres du misérable Bellegrade.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.