E. Flammarion (Deuxième sériep. 222-230).


TRAVAIL


Émile Zola vient de publier Travail, le second volume de la série dite des Quatre Évangiles… Avec ce sentiment d’inquiétude qui demeure au fond des plus grands esprits et qui n’est, en somme, que l’aspiration de l’être humain vers toujours plus de perfection, il me disait dernièrement ceci :

— Je crains d’avoir donné dans ce livre trop de place à la théorie. Il me semble que les théories l’encombrent, l’alourdissent, lui enlèvent un peu de cette impression de vie vécue dont je cherche à marquer tous mes ouvrages.

Qu’il se rassure !

Travail est un livre admirable, un des mieux faits, des plus profonds… des plus vivants… un des plus émouvants aussi qui soient sortis de son imagination généreuse, de son fécond et puissant génie. Émouvant, non seulement par les qualités dramatiques dont il est rempli, par la vie ardente, passionnée, sans cesse créatrice qui l’anime de la première à la dernière page, mais encore — et c’est là, à mon sens, la beauté nouvelle de ce livre extraordinaire — par la mise en œuvre, par la construction forte et logique d’un idéal social : le bonheur humain dans le travail réorganisé, dans le travail devenu, enfin, ce qu’il doit être, une joie d’homme libre, au lieu de rester ce qu’il fut toujours, plus ou moins, une souffrance, une abjection d’esclave… Glorification sublime, magnifique épopée du travail conquérant, peu à peu, avec toutes les résistances humaines, toutes les forces et toutes les richesses de la nature, pour en faire, non plus le privilège de quelques-uns, mais la jouissance et la propriété de tous !…

Ils sont peu nombreux, en n’importe quelle littérature, ceux qui dans une action dramatique, qui vous prend aux entrailles, au moyen des personnages qui ne sont point des personnages de féerie, ou des abstractions philosophiques, mais qui vivent réellement dans notre humanité, ils sont peu nombreux ceux qui furent capables de concréter un tel rêve, et de donner à ce rêve la forme d’une réalisation possible et vivante… Pour une œuvre aussi gigantesque — puisqu’il ne s’agit de rien moins que de remettre à la fonte tout un système social et d’en diriger la coulée nouvelle vers des moules nouveaux — pour rendre sensible aux yeux de tous une telle œuvre, pour la faire vivre, enfin, d’une vie plausible, il fallait un cerveau dont nous n’avons plus guère l’habitude, un cerveau où la conception de la science et de la philosophie s’alliât à toutes les ressources inventives, à toutes les émotions d’un art supérieur. Et je le dis avec tranquillité. Seul, parmi les écrivains de notre temps, Émile Zola, poète immense et sociologue audacieux, pouvait assumer un si énorme, un si prodigieux labeur…

L’œuvre est là, debout, devant nous. C’est une œuvre d’amour et de pacification… Et elle rayonne de lumière. Et elle vit non seulement de la vie glorieuse des chefs-d’œuvre de l’art… mais de la vie harmonieuse, immortelle, de l’idée… Soyez sûrs qu’elle fera, pour l’avènement de la société future, pour la conquête de la justice prochaine, plus que n’ont pu faire, jusqu’ici, les sèches démonstrations et les discussions hargneuses des révolutionnaires professionnels… Et c’est notre orgueil, à nous, pour qui ce nom de Zola est comme la synthèse héroïque de tout ce que nous aimons, de tout ce en quoi nous espérons, qu’il ait réussi là où tant d’autres — et je parle des plus forts — se fussent brisé les reins…

Quelques-uns diront, ont dit déjà de ce livre merveilleux et prophétique, que c’est une utopie… Une utopie… C’est bien vite dit… Et cela est facile à dire car cela dispense de réfléchir et de penser… En général, nous appelons utopies des choses qui ne sont point encore réalisées et dont notre pauvre et faible esprit ne peut même concevoir la réalisation future. Rien ne satisfait notre paresse et notre engourdissement mental, rien n’endort nos terreurs d’hommes ayant la haine du changement et la crainte du mieux, comme ce mot d’utopie !… Utopie !… Mot magique et qui semble nous garder à jamais des révolutions !… Avant qu’il ne fonctionnât, le suffrage universel était, lui aussi, une utopie… Et comme les Cornély du temps devaient pouffer de rire, à l’idée de cette chose ridicule et inapplicable !… Quelle matière admirable pour exercer son ironie et son bon sens !… Les chemins de fer, toutes les féeries de l’électricité, toutes les conquêtes de la vie moderne… utopies, également !… Tout ce qui fait partie aujourd’hui de notre mécanisme social et que nous jugeons, pourtant, bien insuffisant à nos besoins nouveaux… tout cela était autrefois une utopie… Pauvres êtres qui n’aimons pas être dérangés dans la prison de l’habitude, qui ne voulons jamais être lavés des crasses accumulées de la routine, nous employons ce qui nous reste de facultés à ne pas nous souvenir d’hier, et à toujours nier demain… Et, pourtant, la marche en avant de la vie est telle, et les poussées lentes mais profondes, de l’évolution sont si irrésistibles, que malgré nous, en dépit des lourdes passivités de notre inertie, le progrès chemine sans arrêt, et que les utopies de la veille arrivent souvent à n’être que les timides réalités d’aujourd’hui, ou de demain…

— Par qui ferez-vous balayer les rues de votre Cité heureuse ? demande à Émile Zola, M. Cornély, sur ce ton d’ironie protectrice qui lui va si bien.

— Comment !… plus de commerce !… Mais qui vendra vos livres ? s’écrie M. Yves Guyot, économiste scandalisé à l’idée d’une société où les économistes de son genre n’auraient plus le moindre emploi… d’une société guérie de ce chancre atroce, privée de ce vol abominable et légal qu’est le commerce, lequel fait payer dix sous ce qui vaut à peine deux centimes… Opération mirifique à quoi se borne le rôle des économistes dans une bonne organisation sociale !…

Et voilà les pauvres objections faites à Zola ; objections invariables, objections éternelles, chaque fois que de la foule des satisfaits et des privilégiés, quelqu’un se lève pour rêver quelque chose de mieux que ce qui est… Laissons-les… Elles ne valent même pas la peine d’une réfutation.

Le sujet de Travail est simple, comme toutes les grandes choses.

Émile Zola prend, au début de son livre, une petite ville industrielle, Beauclair, soumise au régime actuel du salariat… c’est-à-dire au régime de la haine… Avec raison, Zola voit dans le salariat la grand mal moderne, celui dont tout le monde souffre par répercussion, les ouvriers, les patrons, les consommateurs… Et il en donne de tragiques exemples qui font frissonner… Tout ce que le salariat comporte de luttes mauvaises, de haines épuisantes, de honte, d’avilissement, de déchéance humaine, de misère et d’infécondité, il le traduit par la peinture de cette petite ville, avec une force de vérité inoubliable et saisissante. Le salariat est d’ailleurs un régime condamné, et c’est parce qu’il est condamné que le malaise s’accroît, grandit, que les grèves éclatent, partout, dont les revendications, sous les diverses formes qu’elles prennent, et les prétextes dont elles se réclament, n’ont qu’un but, encore obscur au cœur des foules qui les déchaînent, mais fatal, comme une nécessité historique : l’abolition du salariat, la réorganisation du travail, sur des bases entièrement neuves, plus justes, plus humaines, où le travailleur aurait enfin sa part des richesses qu’il crée et dont il n’a jamais rien.

Et, dans un drame admirable, dans une action qui concentre en soi toute la vie, et où l’intérêt va grandissant de ligne en ligne, Émile Zola imagine de substituer à ce régime du salariat et de la haine un régime nouveau de liberté et d’amour, c’est-à-dire l’association, pour l’œuvre commune, du capital, du travail et du génie… l’union de toutes les forces créatrices qui furent si mal utilisées, séparément, et qui, par leur fusion intime, loyale, doivent conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur !… C’est un peu, on le voit, l’application des doctrines collectivistes, avec cette différence essentielle, pourtant, que Émile Zola donne à l’individu un rôle moins diminué, moins asservi… plus créateur, et qu’il laisse à l’être humain une plus large expansion de sa personnalité…

Naturellement, cela ne va pas sans résistances, sans secousses, sans luttes… Et Travail est l’histoire de ces luttes et de ces efforts… Histoire infiniment émouvante où, peu à peu, à travers mille péripéties, l’on voit l’esprit nouveau l’emporter sur l’esprit de routine, où, devant les résultats acquis, les transformations lentes et successives, par des gradations habilement ménagées, en des scènes tour à tour terribles et délicieuses, nous assistons à ce spectacle de l’amour triomphant de la haine… jusqu’à la victoire finale, jusqu’à l’apothéose de la petite ville transformée par la joie, réconciliée dans la richesse, sans rien qui puisse, désormais, diviser les hommes, puisque tous ont le même intérêt… et qu’ils peuvent puiser, à pleines mains et à pleines bouches, aux sources de vie !…

Il y a parmi les personnages du livre une étrange figure et qui m’enchante par l’ironie de son symbolisme. Ce personnage est Ragu. Mauvais ouvrier, paresseux, ivrogne, débauché, c’est aussi quelqu’un qui a la haine foncière de l’utopie. Il n’accepte pas les transformations heureuses qui s’opèrent, chaque jour, à Beauclair ; il les déteste même, mieux encore, comme M. Cornély et comme M. Yves Guyot, il n’y croit pas… Après un crime il est obligé de quitter le pays et, pendant vingt-cinq ans, misérable, révolté, forcené, il promène sa douloureuse carcasse à travers le monde. Un beau soir, il revient à Beauclair, dans un affreux état de ruine et de déchéance, conduit là par cette curiosité fatale qui ramène toujours le criminel au lieu même de son crime. Il n’en veut pas croire ses yeux. La ville est spacieuse, toute blanche, toute fleurie. Le bonheur y habite dans des maisons jolies, pourvues de tout le confort moderne. Partout, il ne rencontre que de la joie, de la richesse, de l’abondance, de l’amour… Autour de la ville la campagne est couverte de splendides moissons, les arbres craquent sous le ruissellement rouge des fruits… l’air charrie des odeurs de roses. On accueille Ragu avec bonté, on le loge, on le vêt de beaux vêtements, on l’assied devant une table chargée de viandes saines et de fruits. Il ne tient plus qu’à lui de finir ses jours dans le repos et dans le bonheur. Mais son âme — une âme de vieil économiste — proteste contre ce changement. Ce bonheur, il l’exècre, et il s’enfuit, avec plus de haine au cœur, vers ses ténèbres familières, en criant, sans doute, lui aussi : « Utopie… utopie… tout est utopie ! »…

Ce n’est pas dans l’Aurore, où cet admirable livre, tout frémissant de l’amour de la justice, parut, pour la première fois, et où il trouva tant de lecteurs passionnés, que j’ai la prétention d’en suivre toutes les péripéties, d’en décortiquer toutes les idées maîtresses, d’en montrer tout l’immense effort d’art, toute la haute philosophie… D’ailleurs, pour résumer tout ce qu’il y a dans Travail, même d’une façon bien insuffisante, il faudrait des pages et des pages… Mon ambition est moindre, mais elle m’est douce… c’est de me faire l’écho de toutes les admirations et de toutes les reconnaissances qui ne peuvent s’exprimer, envers un homme dont nous revendiquons, comme notre bien, le toujours jeune génie, et qui fut, aux heures infâmes, notre conscience.

1901.