Les Écrivains/Nos élégances !

E. Flammarion (Deuxième sériep. 231-236).


NOS ÉLÉGANCES !


J’ai lu dans le Gaulois d’hier un article admirable, entre autres… Cet article admirable, qui pourrait être écrit par M. Costa de Beauregard, M. Albert Vandal ou M. Frédéric Febvre, était consacré à la Comédie-Française, bien entendu, et il expliquait — ah ! si mélancoliquement — il expliquait « par des raisons qu’on n’a pas encore dites » les causes profondes de sa grandeur ancienne et de sa décadence d’aujourd’hui… Vous savez que tout est en décadence aujourd’hui, sauf naturellement le Gaulois, la noblesse qui le lit et le vieil habitué qui le rédige. Car cet article, dont je parle en termes enthousiastes, est, — vous l’imaginez du reste, signé : « Un vieil habitué ». Naturellement, le vieil habitué est un vieil habitué du Gaulois, cela va de soi, et, aussi, un vieil habitué de la Comédie-Française… C’est donc un homme très chic, doublement très chic, un de ces vieux clubmen si élégants, si intelligents, si vieille France, comme les dessine Sem avec sa férocité joyeuse, tragiquement joyeuse… Je le vois d’ici, le vieil habitué… Et tel que je le vois… ah ! comme il me fait regretter toutes les splendeurs des régimes déchus !

Oh ! oh ! c’est un vieil habitué !

Est-ce véritablement un homme très chic, ce vieil habitué ?… Ici, je me sens plein d’incertitudes et d’hésitations. Avec les journaux, même avec les journaux d’un décorum aussi parfait que celui du Gaulois, on ne sait jamais a quoi s’en tenir sur le compte des vieux habitués… Et ils auraient peut-être de drôles de surprises, les lecteurs assidus — car il y a aussi les lecteurs assidus — s’ils pouvaient voir les drôles de types que recouvrent ordinairement ces masques troublants de « vieil habitué », de « vieil académicien », de « vieux général », de « vieux juriste », de « vieux sénateur », qui, de temps en temps, au moment des grands événements parisiens, viennent conter, dans les journaux, leurs souvenirs et leurs regrets.

J’ai souvenance — combien j’ai triste souvenance ! — d’un pauvre diable qui était d’ailleurs le plus brave et le plus touchant garçon de la terre… Il y a déjà plus de quinze ans, qu’il rédigeait, au même Gaulois, les échos mondains et tout ce que la mondanité, dans un journal si correct et si strict, si professionnellement strict, pouvait comporter d’études sensationnelles et d’articles spéciaux. Ce bon camarade, mort aujourd’hui, n’était pas très riche… tranchons le mot, il était très pauvre, si pauvre qu’il ne possédait même pas d’habit… non qu’il fût obligé de figurer dans le monde — on ne demandait pas tant à un informateur mondain — mais quand il se rendait à l’office de certaines duchesses ou aux écuries de certains barons, il ne voulait pas se montrer inférieur à la livrée. Vous jugez si sa pauvreté rendait douloureusement ironiques ses fonctions somptuaires… Peu lingé, vêtu de défroques disparates acquises çà et là, logeant en de misérables garnis, ne mangeant pas toujours à sa faim, privé plus qu’aucun autre de toutes les joies, de tous les plaisirs, de toutes les fêtes qu’il célébrait si passionnément, il signait, ma foi… si je me rappelle bien… il signait Lauzun, à moins que ce ne fût Brummel… Et dans les occasions où il fallait déployer plus de psychologie sociale dans plus d’anecdotes rétrospectives, et donner à sa personnalité plus de rehaut dans plus de gravité mystérieuse, alors il n’hésitait pas à signer : « Un vieil habitué » ou « Une douairière », etc. Il épuisa vite, en pseudonymes cossus, tout ce que la noblesse, les clubs, les théâtres, le tennis, le polo, les salons, les boudoirs — les boudoirs ! — la vie élégante enfin, pouvait lui fournir de signatures pompeuses et de sobriquets argotiques… Ah ! c’étaient de bien beaux articles !… Avec quels superbes dédains il disait : « Nos élégances ! » Il fallait voir l’âpreté vengeresse qu’il mettait à accuser la République « d’avoir décapité nos élégances » ! Et quelles railleries impitoyables sur les pantalons mal coupés, les redingotes de cuistre, les cravates sans harmonie « des nouvelles couches » ! Pour lui, qui disait républicain disait loqueteux, mendiant, voyou… Ah ! nos élégances… nos élégances ! Où étaient-elles ?… Et il se grisait de poudre, de parfums, de diamants, de dentelles, d’épaules nues… Avec une rigueur impeccable, il codifiait la toilette des hommes, les chapeaux, les bottines, les plastrons de chemise… Il décrivait la succulence des tables, la somptuosité des écuries, l’ameublement des salons… Après quoi, il s’en allait dîner à la brasserie… et, tristement, en face d’un bock, sur une table graisseuse, il avalait une choucroute que la pitié du patron inscrivait sur des ardoises rarement effacées.

Et je ne sais pas pourquoi je me suis rappelé ce pauvre diable à propos du vieil habitué du Gaulois. Ces souvenirs me revenaient en lisant l’article dont j’ai parlé. Et cet article, je le lisais tout haut, tandis que mon valet de chambre allait et venait dans la pièce. Quelquefois, François interrompait ma lecture d’un haussement d’épaules ou d’un éclat de rire. Lorsque j’arrivai à ce passage :

« Quel est donc maintenant ou quel était ce genre qui, non pas depuis des années, mais depuis plus de deux siècles, était ou est encore celui de la Comédie-Française, et qu’il est si difficile de remplacer, ou même de modifier sérieusement, tant genre et cadre n’ont jamais fait qu’un ? C’est, en peu de mots, mais qui doivent tous être bien pesés, ce que la bonne compagnie aime à entendre chez elle. »

François ne put se contenir :

— Oh ! la la !… fit-il… Eh bien, elle est forte, celle-là !

— Quoi donc, François ?… Qu’est-ce qui vous prend ?

— Mais, monsieur, si on allait au Théâtre-Français pour entendre ce qu’on dit dans la bonne compagnie… ah ! ce serait du propre !… ah ! bien merci !…

— Voyons, François !…

— Mais, monsieur, je la connais, moi, la bonne compagnie.., et je la connais dans le tréfonds, si je puis dire… Et c’est pourquoi je hausse les épaules… et je crie : « Oh ! la ! la ! » Mais, monsieur, on fermerait un théâtre dans lequel les acteurs parleraient comme dans la bonne compagnie… Ça serait trop sale !… Voyons !…

Et il m’expliqua :

— Voyons, monsieur… l’année dernière, je servais encore chez la comtesse de F… On ne peut pas dire que ce n’est pas de la bonne compagnie… C’est le nec plus ultra du genre… Il n’y a pas mieux… Eh bien ! monsieur… faut l’entendre dans l’intimité… Elle ne peut pas dire trois mots sans crier : « M… ! » Parfaitement !… C’est joli… ça a des diamants… du montant… des robes exquises… des yeux délicieux… tout ce que vous voudrez… Oui, mais elle crie : « M… ! » Non… mais voyez-vous ça, au Théâtre-Français ?… La tête du public, monsieur !…

Et, se tapant sur la cuisse, il ajouta, dans un ricanement :

— Non !… vrai !… en voilà des idées ! Ce que je rigole, moi !… La bonne compagnie !… Je le sais bien, voyons… J’ai toujours été là-dedans !…

Et, désignant le journal qui m’était tombé des mains, il dit encore :

— Mais où a-t-il donc servi, celui-là ?…

1901.