Les Écrits posthumes d’un vivant (T. de Wyzewa, 1895)


Le Temps du 7 décembre 1895 (p. 3-11).

Les écrits posthumes d’un vivant[1]



Je ne connais pas de spectacle plus affreux et d’une horreur plus tragique que celui de l’interminable agonie de Frederick Nietzsche. Atteint depuis sept ans de paralysie générale, enfermé d’abord dans une maison de santé, puis recueilli par sa mère et sa sœur à Naumbourg, dans la maison paternelle, ce grand esprit est tombé maintenant au plus bas degré de l’animalité. Naguère encore, bien qu’il fût déjà muet et que toute pensée se fût éteinte en lui, il pouvait se promener, s’asseoir à table ; quand on l’appelait par son nom il relevait la tête et un éclair de vie passait dans ses yeux. Mais à présent cela est fini aussi. Rien d’humain ne subsiste plus chez le théoricien du super-homme ; c’est une âme et un corps en décomposition.

Et cependant, l’infortuné continue de vivre et autour de lui, dans la petite ville même où il végète ainsi, un groupe d’admirateurs et de disciples s’est réuni, accouru des quatre coins de l’Allemagne pour travailler pieusement à l’entretien et à la diffusion de sa gloire. Sous la direction de la sœur de Nietzsche, Mme Elisabeth Fœrster, ils ont fondé à Naumbourg une façon d’académie ou d’institut, les Archives-Nietzsche, où ils s’occupent de recueillir, de classer et de publier tous les papiers laissés par le malheureux philosophe, en même temps que de surveiller la réédition de ses œuvres et de rassembler les éléments d’une biographie complète et définitive. Se figure-t-on ce que doit avoir de singulier, et de sinistre et de vraiment pathétique une séance aux Archives-Nietzsche ; ces nietzschéens enthousiastes plongés dans la lecture des brouillons du maître, s’efforçant de pénétrer sa subtile pensée, attentifs à recueillir jusqu’à la plus insignifiante de ses notes, pour l’édition de ses œuvres posthumes, tandis qu’à deux pas de là le maître lui-même, descendu au-dessous de l’enfant et de la bête, pousse de petits cris inarticulés en avalant la pâtée qu’on lui introduit dans la bouche !

Les Archives-Nietzsche viennent précisément de publier les deux premiers tomes de ces Écrits posthumes du malheureux philosophe : deux gros volumes de chacun cinq cents pages, où se trouvent réunis et classés par ordre chronologique des fragments d’ouvrages inachevés, des plans, des esquisses et des notes, datant des premières années du séjour de Nietzsche à l’université de Bâle. Le représentant à Paris des Archives-Nietzsche, M. Henri Albert, qui connaît mieux que personne l’œuvre et la pensée du maître, et qui s’occupe de préparer une traduction complète de ses œuvres, ne manquera pas, j’imagine, de faire connaître bientôt aux lecteurs français ces deux volumes où l’on voit pour ainsi dire à nu une des âmes à coup sûr les plus étranges qui soient. Mais je ne puis m’empêcher de les signaler dès maintenant et de vous recommander en particulier les admirables notices consacrées par Nietzsche aux vieux philosophes de la Grèce, ses deux plans de drames philosophiques, Empédocle et Prométhée, ses notes amères et si profondes sur la corporation des Philologues, dont on sait qu’il faisait lui-même partie, mais surtout les nombreux passages où il parle de Wagner, puisqu’aussi bien ses deux écrits wagnériens Richard Wagner à Bayreuth et le Cas Wagner sont, jusqu’à présent, les seuls de ses ouvrages qui aient été traduits en français.

Richard Wagner a joué d’ailleurs un rôle considérable dans le développement de la pensée de Nietzsche. Et les notes qui se rapportent à lui, dans ces deux volumes, sont doublement intéressantes, car elles nous apportent l’expression toute franche de l’opinion de Nietzsche sur son illustre ami, et nous renseignent en même temps sur Nietzsche lui-même, nous montrant ce besoin de négation qui était bien décidément le plus profond besoin de cette âme de révolté.

On sait, en effet, que les deux premiers grands ouvrages de Nietzsche, la Naissance de la tragédie et Richard Wagner à Bayreuth sont tous deux en quelque sorte des manifestes wagnériens et que non seulement l’auteur y expose, avec la netteté et la hardiesse qui lui sont ordinaires, des théories indiquées déjà avant lui dans les écrits de Wagner, mais que son admiration pour la personne et pour l’œuvre du maitre de Bayreuth s’y exprime sur le ton le plus enthousiaste. Et l’on en conclut naturellement que, pour que Nietzsche ait pu ensuite, dans son Cas Wagner, porter sur son ancien maître et ami un jugement si sévère, il faut qu’un revirement radical se soit opéré en lui ; après quoi l’on a beau jeu à chercher les causes de ce revirement dans des circonstances personnelles, dans des blessures d’amour-propre, dans la jalousie que dut inspirer à Nietzsche, en 1882, le triomphe de Parsifal, suivi de l’apothéose que l’on sait. Explication ingénieuse, mais en vérité trop simple pour une nature aussi compliquée ! La vérité est tout autre : nous la savons maintenant par la publication de ces notes posthumes. La vérité est que dès 1871, dès avant la Naissance de la tragédie, Nietzsche, tout en se sentant attiré vers Wagner par un charme irrésistible, protestait déjà, au secret de son cœur, et épanchait sur ses cahiers de brouillons, des sentiments analogues à ceux qu’il a plus tard si fortement amplifiés dans son Cas Wagner.

Mais c’est surtout quelques années après, en 1874, au moment où il allait écrire son Richard Wagner à Bayreuth, que la nécessité d’être enthousiaste l’a porté à un dénigrement plein d’amère ironie. Les Pensées sur Wagner, qui remplissent une trentaine de pages du second volume de ces Fragments, et qui datent de janvier 1874, sont incontestablement ce que l’on a jamais écrit de plus dur sur Wagner, — plus dures mille fois que le Cas Wagner, où l’intention de blâmer est par trop manifeste et pousse Nietzsche, comme l’on sait, à mettre Carmen au-dessus de Parsifal. Ici, au contraire, l’impartialité est complète : Nietzsche, ayant à écrire un éloge de Wagner, résume pour son usage personnel son opinion sur le maître qu’il doit exalter. Et ce qu’il en dit, les réserves qu’il fait, ce sont autant de coups de griffe d’une férocité implacable. Ce n’est point la haine de Wagner qui ressort de ces pages, comme du Cas Wagner, c’est un mépris profond et instinctif pour un artiste qui ne sait pas raisonner, qui se prend lui-même et son art infiniment trop au sérieux, qui n’est au fond qu’un acteur de génie, tandis qu’il se croit appelé à régénérer l’humanité.

Observations subtiles et profondes, où le génie de Nietzsche se retrouve tout entier. Jamais, je le répète, on n’a rien écrit de plus dur sur Richard Wagner, d’une dureté plus réelle et plus effective. Une autre fois, si on me le permet, je reviendrai sur ces quelques pages, pour analyser plus en détail ce jugement de Nietzsche sur Wagner. Mais comment ne pas être frappé, en le lisant, de la supériorité de l’art sur la plus haute pensée ! Certes, Nietzsche a mis dans ces notes, il a mis dans son Cas Wagner, il a mis dans toutes ses œuvres une intelligence merveilleuse, une force presque surnaturelle de pénétration et de clairvoyance. Et maintenant, malgré toute la bonne volonté, des membres des Archives-Nietzsche, qu’est-il, le malheureux, en comparaison de Richard Wagner ? Que reste-t-il de ses sarcasmes les plus amers, quand on entend les Maîtres Chanteurs ou l’Enchantement du Vendredi-Saint ? Vanité, misère de la pensée, dès qu’elle se soucie d’autre chose que de la pure beauté !

T. de Wyzewa.
  1. Friedrich Nietzsche Schriften und Einwürfe (1869-1876), 2 vol. Leipzig, librairie Naumann.