Les Écoles philosophiques en France depuis la révolution de février/01

Les Écoles philosophiques en France depuis la révolution de février
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 670-692).
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LES


ÉCOLES PHILOSOPHIQUES


EN FRANCE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER.




L’ÉCOLE SENSUALISTE ET L’ÉCOLE THÉOLOGIQUE.




Les révolutions violentes tranchent plus de questions qu’elles n’en résolvent. Elles ôtent le pouvoir à un parti pour le donner à un autre ; mais au-dessus des partis planent les idées, et la force n’a point de prise sur elles. L’idée vaincue proteste contre le fait au nom du droit ; l’idée victorieuse a beau se prévaloir et s’enivrer de son triomphe, il faut qu’elle se défende, qu’elle se justifie, qu’elle se laisse discuter.

C’est le spectacle que nous a donné la révolution de 1848. La veille de février, trois partis étaient en présence au pouvoir, le parti conservateur ; dans l’opposition, le parti libéral, et à côté de lui, un redoutable allié, le parti démocratique. On sait ce qui est arrivé : le parti conservateur et le parti libéral ont été emportés par la tempête, et leur commune déroute a porté la démocratie au pouvoir. Tout semblait décidé pour plusieurs siècles ; en quelques mois, tout a changé. Battus quand ils étaient séparés, l’élément conservateur et l’élément libéral sont devenus les maîtres en se réunissant.

À travers ces vicissitudes des partis, que cherchent avant tout les esprits calmes, méditatifs, étrangers à toute passion politique ? C’est la lutte et le mouvement des idées. Or il nous semble que trois groupes d’idées contraires, trois écoles philosophiques correspondent aux trois grands partis qui se disputent le gouvernement de la société. Le parti démocratique, qu’il le dissimule ou qu’il en convienne, à sa philosophie dans l’école sensualiste. Le parti diamétralement opposé, le parti de la contre-révolution, puise ses principes, soit ouvertement, soit à son insu, dans l’école théologique. Enfin le parti intermédiaire, qui cherche à concilier, à contenir les deux autres, est parfaitement exprimé par l’école éclectique.

Voilà trois grandes écoles en face les unes des autres, après comme avant la révolution de février. Les mêmes problèmes métaphysiques, moraux et politiques sont posés : tant qu’ils ne seront pas résolus, les partis changeront mille fois de fortune ; mais aucun d’eux ne pourra se flatter d’une victoire durable.

Si ces vues sont justes, on comprendra qu’il nous ait semblé à propos de profiter d’un intervalle de calme pour faire une sorte d’enquête pacifique et impartiale sur ce qui s’est passé depuis février dans la région des spéculations philosophiques. Quelle influence la révolution a-t-elle exercée sur la marche des différentes écoles ? quel est le caractère et la valeur des divers travaux qui en expriment la force et la fécondité relatives ? En est-il qui grandissent, d’autres qui se dissolvent ou qui déclinent ? où est la vie, où est l’avenir ? Tels sont les sujets de méditation qui nous ont paru dignes d’intéresser les esprits qui se piquent de réfléchir et de prévoir.


I. – L’ECOLE SENSUALISTE.

L’école sensualiste a subi, dans le cours de notre siècle, une transformation qu’il importe de constater et d’approfondir. Après avoir joui d’une autorité prodigieuse pendant plus de soixante années, depuis la publication du premier écrit de Condillac, l’Essai sur l’Origine des Connaissances humaines, jusqu’aux Élémens d’Idéologie de M. Destutt de Tracy et au livre fameux de Cabanis, on sait que la philosophie de la sensation eut à subir, au commencement du siècle nouveau, deux attaques également redoutables, d’abord le rude choc de l’école théologique, conduite à l’assaut par Joseph de Maistre, bientôt après la polémique moins passionnée, mais non moins sûre dans ses coups, de la nouvelle école spiritualiste, qui commençait alors de grandir sous la mâle discipline et la parole respectée de Royer-Collard. Qu’arriva-t-il ? L’école sensualiste succomba, et nous avons pu voir les héritiers affaiblis de Locke et de Condillac mourir sans laisser eux mêmes d’héritiers.

La lutte semblait terminée, quand tout à coup, vers la fin de la restauration, le sensualisme reparut avec un éclat et une influence extraordinaires. Ce n’était plus la vieille idéologie condillacienne de Garat, de Volney, de Laromiguière ; c’était un sensualisme tout nouveau, sorti des entrailles de notre siècle, approprié à ses tendances, a ses passions, à ses mœurs, un sensualisme tout armé de théories économiques, la main pleine d’utopies sociales, politiques et religieuses : il ne s’appelait pas encore le socialisme, mais c’était bien le socialisme au berceau ; il invoquait les noms de Charles Fourier et de Saint-Simon.

Diverses causes expliquent la naissance et les progrès du saint-simonisme, et d’abord ce développement remarquable d’activité manufacturière et commerciale qui signala. la restauration. Une longue paix après les guerres gigantesques, des institutions libres qui donnaient l’essor aux esprits long-temps comprimés, le progrès des sciences physiques fertilisant l’industrie par mille découvertes merveilleuses. L’attrait d’une science nouvelle conviant les esprits à découvrir les sources de la richesse pour en accroître l’abondance et en faciliter la distribution, voilà un concours d’influences qui préparaient la voie au sensualisme. Ajoutez y le mouvement prodigieux d’ascension imprimé aux classes inférieures par la révolution, la soif de bien-être et d’accroissement en tout genre qui devait résulter de la suppression de toutes les barrières, du nivellement de toutes les classes, et vous n’aurez pas de peine à comprendre la fortune rapide des écoles de Charles Fourier et de Saint-Simon ; car il ne faut pas s’y tromper : bien que le saint-simonisme ait revêtu toutes les formes, parce qu’il a eu toutes les ambitions, bien qu’il se soit annoncé comme une métaphysique nouvelle et une nouvelle religion, — si vous cherchez la réalité des choses sous cet appareil de révélateurs, à travers ces profanations de choses saintes, derrière ces formules d’un panthéisme équivoque, — ce qui se cachait au fond, ce qui faisait la puissance de la secte, ce qui devait lui donner une déplorable popularité et une longue influence, c’était ce mot attrayant, ce mot magique, qui est bien le dernier mot du sensualisme : Réhabilitation de la chair. Voilà le christianisme nouveau de Saint-Simon, voilà cet âge d’or dont il était le prophète, voilà aussi le paradis baptisé par Fourier du nom de phalanstère, et qu’il promettait dès ce monde à ses élus.

La révolution de juillet rompit les digues qui retenaient l’audace des disciples de Saint-Simon. Parmi des imaginations enflammées, au milieu d’un peuple encore ému par le combat et ravi par le triomphe, foule oisive agitée, ivre d’espérance et de nouveautés, cette religion du bonheur terrestre, ce mysticisme à la fois sensuel et démocratique, prêché par des hommes jeunes, éloquens, pleins d’ambition et d’ardeur, excita une curiosité qui ressemblait à de l’enthousiasme, et, ce rapide succès échauffant toutes les têtes, les novateurs ne mirent plus de bornes à leurs désirs : ils aspirèrent ouvertement à changer les croyances, les mœurs, les institutions de la société et à mettre la main sur le pouvoir. L’excès de cette ambition fit tout avorter. La religion nouvelle ne put tenir contre les premiers sourires de l’ironie ; sa morale sembla suspecte à la conscience publique ; le gouvernement prit l’alarme, et, pour comble de disgrace, la désunion s’étant glissée parmi les apôtres, le faisceau du grand-collége se rompit, et la future église échoua misérablement dans le plus vulgaire des naufrages.

Le saint-simonisme parut anéanti, il était seulement éclipsé. En se dissolvant, il forma un certain nombre de sectes qui continuèrent de vivre, d’agir, de circuler par les mille canaux de la presse périodique, et de se répandre insensiblement par les livres sérieux, par les théâtres, par les romans, dans toutes les classes de la société, surtout parmi les classes laborieuses. Un des nombreux rejetons de la souche saint-simonienne fut l’école de M. Buchez, qui prétendit allier le catholicisme ultramontain avec l’esprit démagogique, Robespierre avec Saint-Paul, les canons des conciles avec les décrets de la convention. Ces étranges catholiques eurent leur tribune dans l’Européen, plus tard.dans l’Atelier, et de ces deux centres d’action sortirent un grand nombre de publications dont la seule qui ne soit pas complètement oubliée est l’Histoire parlementaire de la Révolution française. Plus dégagés de tout lien avec l’orthodoxie religieuse, trois membres notables du grand collége, M. Pierre Leroux, M. Jean Reynaud, M. Carnot, s’associèrent dans une doctrine un peu indécise, celle du progrès continu de l’humanité. L’oeuvre la plus considérable de ce groupe d’écrivains, ce fut l’Encyclopédie moderne. Pendant que ces deux écoles se disputaient l’honneur de continuer l’œuvre de Saint-Simon, un ami fidèle du maître, M. Auguste Comte, fondait à son tour une école destinée, dans son intention, à remplacer toutes les religions et toutes les philosophies par la doctrine positive ou positiviste.

À côté de ces trois grands rameaux du saint-simonisme, l’école de Charles Fourier, plus ancienne, mais un instant disparue dans les splendeurs passagères de sa rivale, refleurissait sous l’active direction de M. Victor Considérant. Au Phalanstère succédait la Phalange, remplacée elle-même par la Démocratie pacifique. En même temps, on voyait entrer en scène un certain nombre d’écrivains fort divers, mais se rattachant tous par une filiation incontestable, quoique indirecte, à la primitive impulsion du socialisme : je veux parler de l’auteur de l’Icarie, M. Cabet, déjà tout occupé d’attirer à lui les classes ouvrières par le charme grossier, mais puissant, de son risible Eldorado ; de M. Louis Blanc, dont le livre néfaste sur l’Organisation du travail reproduit si visiblement la fameuse hiérarchie saint-simonienne ; enfin, d’un autre écrivain, aussi obscur alors qu’il est depuis devenu célèbre, qui, dans un écrit étrange et original sur la Propriété, déposait toutes les pensées qui ont alimenté ses publications postérieures, M. Proudhon. Toutes ces écoles se répandaient sourdement, et la plupart des hommes d’état, les esprits les plus éminens, ignoraient presque leur existence, quand tout à coup, trouvant une issue au 24 février, elles débordèrent et firent éclater à tous les yeux leur prodigieuse vitalité.

Veut-on s’assurer des progrès que les sectes socialistes avaient déjà accomplis à la fin de la monarchie de juillet ? Il suffit de jeter un coup d’œil sur la composition des pouvoirs nouveaux. Pas un seul chef de secte que le flot de la révolution n’ait porté jusqu’aux postes les plus éminens. Membre du gouvernement provisoire, M. Louis Blanc installe au Luxembourg un second gouvernement, qui menace à chaque instant de dévorer l’autre. Sans parler de M. Cabet, partie influente d’un troisième gouvernement, celui des clubs, nous trouvons à l’Hôtel-de-Ville M. Buchez, qui va bientôt devenir le président de l’assemblée constituante ; il y aura pour confrères M. Corbon de l’Atelier, M.Roux-Lavergne de l’Européen, tous ses anciens coreligionnaires en socialisme, M. Pierre Leroux, M. Proudhon, M. Considérant. Et qui a-t-on chargé du ministère qui touche aux intérêts les plus élevés de la société, l’éducation publique, les cultes ? Trois anciens prédicateurs saint-simoniens : M. Carnot, M. Jean Reynaud, M. Charton.

Voilà l’école socialiste au pouvoir. Nous ne lui demanderons pas ce qu’elle en a fait ni pourquoi elle l’a perdu. Uniquement occupé de la marche spéculative des idées, nous posons cette seule question : — Depuis que le socialisme a passé du rôle d’église triomphante à celui d’église militante, qu’a-t-il produit en fait d’idées ? qu’est devenue sa philosophie ? Comme réponse à cette question, nous trouvons partout la dissolution et le silence. Où est l’école de l’Européen ? Elle a voulu revivre, elle ne l’a pu ; M. Buchez se tait ; son ancien collaborateur, M. Roux-Lavergne, a quitté le drapeau : changeant de forme sans changer de substance, l’ardent apologiste de la terreur est devenu un des champions de l’ultramontanisme et de la sainte inquisition. Où est l’école de l’Encyclopédie ? dissoute ; son œuvre commencée ? interrompue. Le spiritualisme un peu indécis, mais élevé, de M. Jean Reynaud n’a pu s’entendre avec le panthéisme de plus en plus marqué de M. Pierre Leroux. L’école phalanstérienne a-t-elle été plus heureuse ? Non ; l’effort suprême qu’elle fait en ce moment pour ressusciter n’est que la convulsion de l’agonie.

Nous ne demanderons pas à M. Proudhon où en est sa philosophie, car il n’en a jamais eu. M. Proudhon, qui est versé surtout dans les matières économiques, a essayé, il est vrai, de généraliser ses vues, d’aborder les hauts problèmes de la religion et de l’ontologie ; mais ici, comme en tout le reste, M. Proudhon ne conclus pas. Il a une grande passion, la passion de la lutte. Il a un grand talent au service de cette passion, c’est le talent de la dialectique, non de cette dialectique féconde dont Socrate et Platon nous ont laissé les merveilleux modèles, qui discute pour convaincre et ne détruit que pour reconstruire, mais d’une dialectique négative et stérile, qui divise tout pour tout dissoudre et nie pour nier. L’ambition de ce capricieux génie, c’est d’être plus fort contre la religion que les plus forts athées et plus puissant contre l’athéisme que les plus puissans serviteurs de Dieu. Il est conservateur pour combattre les révolutionnaires et révolutionnaire pour combattre les conservateurs. Nul n’a porté à la propriété de plus rudes coups, moins rudes pourtant que ceux dont il a frappé les adversaires de la propriété ; tour à tour sceptique et croyant, pieux et impie, sensé et chimérique, esprit étrange, et, si j’ose le dire, scandaleux, très redoutable certainement, mais plus certainement stérile, être bizarre, fait de pure lumière et de nuit profonde, produit monstrueux d’une époque de raffinement et de dissolution, chose ténébreuse, équivoque et insaisissable, dont le vrai nom est chaos..

Dans ce naufrage des écoles socialistes, une seule fait effort pour surnager : c’est l’école positiviste. À l’heure qu’il est, la petite église de M. Auguste Comte est la seule, parmi les rejetons du saint-simonisme, qui n’ait pas été absorbée par la politique, la seule qui discute, qui écrive, qui essaie de s’organiser, la seule où il y ait un maître écouté et des disciples dociles et unis, la seule enfin qui rattache ses théories sociales, morales et politiques à une philosophie. C’est ce qui donne à cette école une véritable importance ; elle a eu le mérite de découvrir et la franchise d’accepter la formule vraie où la pensée intime de toutes les sectes socialistes vient se résumer. La doctrine de M. Auguste Comte est la philosophie du socialisme. De toutes ses prétentions, la plus légitime, c’est la clarté. Son but, c’est de simplifier toutes choses et son grand moyen, c’est l’élimination : procédé admirable et qui va transformer ce monde mystérieux, divers et compliqué, où jusqu’à ce jour se sont stérilement consumés, à ce qu’elle assure, tant de puissans génies, en un monde où tout sera clair, homogène ; harmonieux.

Si l’on considère, en effet, l’horizon de la science humaine, ce qui saisit tout d’abord, c’est son immense étendue et la prodigieuse complexité des objets qu’il embrasse. À ne considérer que le monde des sens, on voit se déployer dans l’immensité de l’étendue, l’échelle infinie des êtres matériels, depuis le minéral inerte et grossier jusqu’aux chefs-d’œuvre de l’organisation la plus accomplie. À côté de cet univers déjà si vaste et si varié, il en est un ame plus profond encore, le monde moral, où la liberté humaine déploie ses grandeurs et ses caprices et qui présente, à la science la triple énigme de l’individu, de la société et du genre humain. À tous les mystères de ces deux univers joignez celui de leur correspondance et de leur harmonie, vous n’aurez encore que le monde contingent, le monde fini ; mais au-dessus, la pensée humaine conçoit l’infini, l’absolu, la région des possibles la sphère de l’idéal dont le centre mystérieux est l’être des êtres. Voilà le champ que se partagent les savans et les philosophes, espace immense qui n’a pu être embrassé que par quelques rares génies, Pythagore, Platon, Aristote, Descartes.

Or, voici le secret que la philosophie positive a découvert pour simplifier le problème, pour le mettre à la portée de tout le monde. Elle commence par déclarer que l’idéal, l’absolu, n’existe pas. Le genre humain il est vrai, adore Dieu, et la philosophie qui recueille cette sainte foi la consacre par le génie des Newton et des Leibnitz. N’importe, M. Comte s’inscrit en faux contre le genre humain et contre le génie. Il supprime Dieu par amour pour la simplicité ; dès-lors plus d’idées absolues dans la science : rien que des idées relatives ; plus de métaphysique, d’ontologie, de théodicée : il n’y a de science que celle de la nature. Première simplification.

La nature comprend deux ordres de choses : les êtres physiques ou la matière, les êtres moraux ou l’esprit. Supprimons l’esprit, ne conservons que la matière. Plus de phénomènes de conscience, plus de psychologie, plus d’idéologie ; rien que les sciences mathématiques et physiques. Seconde simplification.

Nous touchons à l’unité, mais nous n’y sommes pas tout-à-fait encore. Le monde physique, en effet, a deux élémens : l’un, saisi par les sens, les phénomènes ; l’autre, qui échappe aux sens, l’espace et le temps, la matière en soi, l’essence des corps, les causes des phénomènes. Supprimons encore tout cela ; il ne restera plus que des phénomènes visibles, palpables, et des lois qui ne sont que ces phénomènes généralisés.

Quelle admirable unité ! quelle homogénéité encore inconnue dans la matière des sciences, dans leur méthode, dans leurs résultats ! Le beau idéal de la simplification est atteint. Oui, cela est merveilleux, et qui pourrait se plaindre d’avoir acheté trop cher cette incomparable simplicité ? qu’en coûte-t-il en définitive ? rien que ces trois seules choses : Dieu, l’esprit et la liberté.

Quelles sont les conséquences de cette métaphysique ? Elles ont été mille fois déduites. Si Dieu et l’ame ne sont que des mots, des illusions, un seul objet est digne de nous intéresser : notre destinée terrestre. La vie présente, voilà le seul théâtre de notre activité, le seul idéal où puisse aspirer cette ardeur de progrès et de félicité qui est le fond de notre nature. Maintenant, si les lois de l’humanité sont comme celles du monde physique, c’en est fait de la liberté et de la responsabilité morales. La mesure du droit de chacun, c’est la force ou le besoin. Tout individu a donc droit à toutes choses, pourvu seulement qu’il les désire et qu’il soit capable de s’en emparer. Réhabilitation de la chair, transformation de la terre en paradis, droit au travail, légitimité de la force, règne des masses, toutes les chimères, toutes les brutalités, toutes les séductions du socialisme trouvent naturellement leur place dans une doctrine dont le premier principe est la négation de Dieu, et la dernière conséquence, l’idolâtrie de la personnalité humaine.

La philosophie de l’école positive est donc la philosophie du socialisme. Ce qu’on entrevoit derrière le mysticisme apocalyptique de M. Pierre Leroux et la religiosité fausse et déclamatoire de M. Louis Blanc, ce qui essaie de se déguiser sous le jargon systématiquement obscur du fouriérisme ou à travers le mouvement capricieux des antinomies de M. Proudhon, tout cela devient clair, précis, conséquent dans la doctrine de l’école positive. Ouvrez la dernière publication de M. Comte. En voici l’épigraphe : « Réorganiser, sans Dieu ni roi, par le culte systématique de l’humanité[1]. » Pour prix d’une telle franchise, l’école positiviste mérite bien qu’on s’arrête un instant avec elle, et qu’après avoir rappelé ses origines, on examine ce qu’elle a produit depuis la révolution de février.

M. Auguste Comte appartient à cette génération d’esprits contemporains qui, nourris avec excès dans leur jeunesse d’études mathématiques, sont arrivés, à travers l’algèbre, aux sciences métaphysiques et morales. Dès le début de sa carrière d’écrivain, vers la fin de la restauration, nous le trouvons auprès de Saint-Simon avec M. Olinde Rodrigues. Il fut de ce petit nombre d’amis fidèles qui ne délaissèrent pas dans ses jours d’angoisse l’infortuné rêveur et lui fermèrent pieusement les yeux. Quand les disciples de Saint-Simon s’avisèrent un peu plus tard de transformer leur maître en messie, M. Auguste Comte ne s’associa point à ces écarts. Homme d’étude, il était tout entier à la composition d’un grand ouvrage[2], où, sur les traces de Bacon et de d’Alembert, il soumettait toutes les sciences humaines à une analyse approfondie, les comparait dans leurs principes, leurs objets, leurs méthodes, et les classait enfin dans un ordre nouveau destiné à leur imprimer une impulsion puissante et une fécondité jusqu’alors inconnue. Cette entreprise, malgré les connaissances étendues qui s’y déploient et la grandeur promise de ses résultats, languissait dans un demi jour voisin de l’obscurité, lorsqu’elle rencontra, pour l’animer de son ardeur et l’enrichir de ses talens, un écrivain justement honoré, un habile et savant homme, l’éditeur et traducteur d’Hippocrate, M. Littré. Si la philosophie positive est destinée à faire fortune dans le monde, elle sera surtout redevable de cet avantage au nouvel adepte, qui déploie, pour la propager, non-seulement cette netteté de style qu’on attend toujours d’un écrivain comme M. Littré. Mais en outre une ferveur d’adhésion et une naïveté d’enthousiasme tout-à-fait rares et surprenantes.

L’école positive se vante d’avoir prédit le 24 février ; ce qui est certain, c’est qu’elle l’a salué de grand cœur. En voyant tomber la dernière monarchie, M. Comte fut convaincu que le plus grand résultat de cette révolution serait l’avènement définitif du régime positiviste. Il convia donc ses disciples a une mission nouvelle. Jusque-là on s’était renfermé dans une région toute scientifique ; le moment était venu d’aborder les grandes applications. On alla même plus loin ; on essaya de la politique active. On s’adressa aux classes laborieuses ; on reprit les cours publics faits le dimanche, pour les ouvriers, avec un zèle infatigable, et il faut ajouter avec un désintéressement absolu. On publia des brochures, des articles, des plans politiques, industriels, religieux, pédagogiques[3]. Voilà une grande ambition et de grands efforts. Examinons jusqu’à quel point les résultats répondent à de si hautes prétentions.

Je ne crois faire aucun tort à l’école positive en réduisant ce qu’elle appellerait ses idées pratiques à quatre principales : une idée religieuse, c’est le culte de l’humanité ; une idée politique, c’est la dictature du prolétariat ; une idée d’économie sociale ; c’est le droit au travail réalisé par l’état ; enfin une idée pédagogique, et c’est l’éducation fondée sur les mathématiques et égale pour tous.

Commençons par l’idée religieuse. Elle se rattache à une prétendue loi de l’histoire du genre humain, que M. Auguste Comte considère comme sa principale découverte et qu’il appelle loi sociologique. Pour comprendre ce langage bizarre, il faut savoir que M. Auguste Comte se croit de la meilleure foi du monde l’inventeur d’une science nouvelle, la sociologie. Le seul prédécesseur qu’il consente à reconnaître, c’est Condorcet. Sur quoi nous ferons une ou deux réflexions préliminaires. Et d’abord la science qu’il plaît à M. Auguste Comte d’appeler sociologie est connue depuis long-temps sous le nom de philosophie de l’histoire, ni M. Comte, ni Saint-Simon, ni même Condorcet ne l’ont inventée : elle remonte à des personnages qui ont fait quelque figure dans le monde et qui s’appellent Bossuet, Vico, Lessing, Herder. En général, l’école positive ne brille pas par la nouveauté des idées. La seule découverte qui lui appartienne à un titre incontestable, c’est celle des deux mois suivans : sociologie, biologie. Ajoutez-y le mot positivisme, dont cette école a cru devoir se décorer, et vous aurez le compte net de ses inventions,.

Examinons pourtant la grande loi sociologique de M. Auguste Comte ; la voici en peu de mots :

L’homme est jeté dans ce vaste univers au milieu d’une variété prodigieuse de phénomènes qui sollicitent sa curiosité, excitent ses besoins, protègent et menacent ; tour à tour son existence. C’est un besoin de sa nature de se rendre compte de ces phénomènes, de faire effort pour en saisir l’enchaînement et l’unité. Le seul moyen pour cela, si l’on en croit les philosophes positifs, c’est l’expérience ; mais l’expérience est longue et difficile : elle demande des siècles, et l’homme vit peu de jours. Que fait-il ? Au lieu de s’adresser à l’expérience, il donne carrière à son, imagination. Il rattache les phénomènes de l’univers à des puissances cachées qu’il se plaît à idéaliser, à embellir de toutes les perfections. Voilà tout le secret et tout le fond des institutions religieuses.

Ces institutions appartiennent à la jeunesse des civilisations. Or, à mesure qu’une société se développe, plus son intelligence grandit, plus les faits observés s’accumulent, plus les sciences exactes s’organisent, et plus aussi les symboles religieux tendent à tomber en discrédit. Tôt ou tard la foi s’évanouit et fait place au règne de la philosophie. Quel est le rôle de cette puissance nouvelle ? D’abord de détruire la religion ce qui est, aux yeux de M. Comte, sa principale utilité,puis de substituer aux symboles primitifs des conceptions métaphysiques, des êtres abstraits : la cause, la substance, l’ame, l’unité, l’absolu. Les systèmes fleurissent quelque temps ; mais, comme l’esprit humain est au fond radicalement incapable de pénétrer au-delà, des phénomènes, dans la région des essences et des causes, les systèmes se contredisent, se heurtent, et finissent par tomber à leur tour dans le mépris du sens commun : C’est alors que les hommes, mûris par une double épreuve, commencent à reconnaître les limites de leurs facultés et les conditions d’une connaissance réelle et féconde de l’univers. Ils observent, ils calculent, et ne se confient plus qu’à l’expérience. C’est l’époque des sciences positives.

Telle est la loi souveraine de l’esprit humain, et M. Comte après l’avoir déduite par l’analyse, se flatte d’en trouver la confirmation dans l’histoire. Ainsi la civilisation actuelle s’est formée sous l’empire des croyances chrétiennes : c’est le moyen-âge, régime théologique ; son émancipation s’est accomplie par la réforme et la philosophie : c’est l’âge moderne, âge du régime métaphysique ; il reste à réorganiser la société tombée en ruines : ce sera, bien entendu, l’ouvrage de la philosophie positive.

Si cette loi est vraie, quelle conséquence faut-il en tirer sur l’existence actuelle et future des religions ? Évidemment, c’est que leur temps est passé : elles ont pu être utiles à une société au berceau ; mais une société civilisée n’en a que faire, elles ne peuvent que gêner son développement.

Ce n’est pas tout. On a distingué jusqu’à ce jour la religion naturelle d’avec les reliions positives. Diderot disait que tous les cultes sont des hérésies de la religion naturelle. En condamnant les formes variables de l’idée religieuse, il en retenait le principe. M. Auguste Comté ne voit dans Diderot qu’un esprit faible qui s’est arrêté en chemin. Pourquoi les religions positives sont-elles fausses ? Parce qu’elles prétendent révéler des mystères insondables, les mystères de l’absolu. Or, si l’absolu est inaccessible, la religion naturelle n’a pas un meilleur fondement que les cultes ; elle est sans objet : c’est une chimère décevante du cœur ou une orgueilleuse et stérile abstraction de l’esprit.

La conclusion évidente, c’est que la religion tout entière, dans son fond comme dans ses formes, révélée ou raisonnée, dogmes, cultes, sentiment même, tout doit périr, et que le nom même en doit être oublié. En un mot, M. Comte pourrait souscrire à ce mot expressif d’un disciple de Hegel, M. Feuerbach : « La religion de ’l’avenir, ce sera la non-religion[4]. »

Les philosophes positifs acceptent-ils la prophétie des jeunes hégéliens ? On attendrait volontiers cette rigueur d’une école qui se pique de hardiesse, et cependant il n’en est rien. En face de l’athéisme absolu. M. Comte a reculé. Cela honore son caractère ; mais il s’agit ici de son système.

Les philosophes positifs paraissent avoir compris une grande vérité qui les mènera loin, s’ils veulent la suivre jusqu’au bout : c’est que la racine de la religion est indestructible. Les sociétés naissent et périssent, les cultes se dissolvent ; l’homme reste ce que sa nature l’a fait, un animal religieux. Il suit de là qu’une philosophie qui n’explique point et ne peut satisfaire ce besoin immortel de l’homme est une philosophie impuissante, et qu’une société d’où la religion est bannie est une société impossible.

L’école positive subit cette nécessité en la maudissant. Elle a cherché quel pouvait être, Dieu supprimé, l’objet des respects et de l’adoration de l’homme ; elle n’a rien trouvé de mieux que l’homme lui-même. Encore, sur ce point, les philosophes positifs se rencontrent avec les disciples de Hegel. M. Feuerbach à Berlin, comme M. Auguste Comte à Paris, propose à l’Europe chrétienne l’adoration d’un dieu nouveau, le genre humain.

Cette doctrine, si absurde et si grossière qu’elle soit, a pourtant son principe dans le système profond et raffiné de M. Hegel. La philosophie allemande, il est vrai, proclame Dieu sous les noms d’absolu, de sujet-objet, d’idée ; mais ce Dieu, considéré en soi, n’est que l’abstraction, ou plutôt le fantôme de l’existence : il n’a point une vie qui lui soit propre ; il n’existe qu’en devenant toute chose, tour à tour espace, temps, cristal, plante, animal, homme enfin. C’est dans l’homme que Dieu s’achève et s’accomplit ; c’est dans l’homme qu’il prend conscience de lui-même. — Et de la sorte, suivant M. Hegel, si l’homme a, comme toute chose, son essence en Dieu, Dieu a sa conscience dans l’homme.

Ici, M. Feuerbach arrête son maître et argumente contre lui avec une force incontestable : Quoi ! dit-il[5], nous forcerez-vous de séparer ces deux choses inséparables, la conscience d’un être et son essence ? Nous ferez-vous dire que l’homme a son essence en Dieu, et Dieu sac conscience dans l’homme ? Non, non. Soyons conséquens et sincères. Disons que, si l’homme possède la conscience de Dieu, il en possède aussi l’essence, il est dieu.

À merveille ! dirai-je à mon tour à M. Feuerbach et à M. Auguste Comte ; mais, vous aussi, vous vous arrêtez à moitié chemin. Vous êtes de timides athées. Était-ce la peine de nier la religion naturelle et la religion positive pour inventer une nouvelle religion ? A quoi sert d’avoir supprimé l’absolu, l’idéal, le transcendant, pour venir proposer à notre culte non pas une chose réelle, palpable, positive, mais un être abstrait, le genre humain, un être indéfini qui jamais ne se réalise, un idéal, un absolu ?

Voulez-vous être conséquens ? Faites comme les disciples de Feuerbach, Comme M. Stirner et M. Charles Grün[6] : proposez à chaque individu de s’adorer lui-même de se proclamer Dieu. L’individu devenu dieu, n’aimant que soi, regardant toutes ses passions, toutes ses convoitises comme choses légitimes et sacrées, voilà une religion qui est bien celle du sensualisme et de la démagogie tombée en démence.

Cette nécessité logique a effrayé M. Auguste Comte sans lui ouvrir les yeux. Il s’est arrêté au culte du genre humain, et il a embrassé cette chimère avec tant de bonne foi et d’ardeur, qu’il s’est occupé de l’organiser. Rival des théophilanthropes et de Sylvain Maréchal, il a imaginé un culte qu’il appelle culte systématique, et, pour préluder à la liturgie de ce culte, il a fait un calendrier positiviste[7] où chaque mois est placé sous l’invocation d’un homme de premier ordre, législateur, conquérant ou artiste, Moïse, César, Shakspeare ; chaque dimanche a pour patron un homme de second ordre, Bouddha, saint Augustin et Mozart ; chaque jour enfin prend le nom d’un homme de troisième ordre, Laoo-Tseu, Anacréon, Lucrèce, Galien, Héloïse, Rossini.

C’est ainsi que M. Comte entend remplacer Dieu. Ce panthéon grotesque où le docteur Gall figure comme divinité de second ordre, tandis que Pascal et Voltaire sont relégués dans les divinités du troisième ordre, en compagnie de miss Edgeworth, de Sophie Germain et de Mme de Motteville, ce risible assortiment de dieux et de déesses, voilà pour l’école positive ce qui doit succéder à la foi de Bossuet et de Newton.

Est-il nécessaire maintenant d’insister beaucoup sur les idées de d’école positive en matière d’organisation politique, d’économie sociale et de pédagogie ? Ce que nous en pouvons dire de plus doux, c’est quelles sont au niveau de ses idées religieuses. Y a-t-il au monde une conception plus discréditée dans tous les esprits sensés, plus complètement dépouillée par la discussion et l’expérience de toute ombre de solidité que le gouvernement du prolétariat, c’est-à-dire, en appelant les choses par leur nom, la dictature de l’ignorance, à moins que ce ne soit le droit au travail, qui n’est en pratique autre chose que le droit au salaire sans travail, ou encore l’éducation égale pour tous, la quelle aboutit à l’abrutissement universel ? Qu’il nous suffise de montrer que ces folles doctrines, incompatibles avec toute société régulière, sont la conséquence inévitable du principe sensualiste adopté par la philosophie positive.

Le sensualisme, en effet, nie de deux manières le fondement de toute organisation politique et de toute économie sociale : savoir, le droit. Il nie le droit, en niant toute notion absolue, en ne reconnaissant que des phénomènes et des choses relatives. Le droit par rapport à la force, c’est l’idéal par rapport au réel, l’absolu par rapport au relatif. S’il n’y a rien d’absolu, le fait seul existe, le droit n’est qu’un fantôme comme le devoir, comme Dieu.

Ce n’est pas tout, la philosophie positive nie l’esprit ; elle ne veut pas reconnaître deux univers distincts, pas même deux ordres de faits essentiellement divers, les faits sensibles et les faits de conscience. Elle absorbe la psychologie dans la phrénologie, l’ame dans le cerveau, l’esprit dans la matière. Or, s’il n’y a qu’un seul ordre de phénomènes, les phénomènes physiques, s’il n’y a qu’un seul ordre de lois, les lois fatales de la matière, la liberté n’est encore qu’une chimère, et sans liberté, plus de devoir ni de droit. Cela est clair, ou il n’y a rien de clair au monde.

S’il en est ainsi, toute société digne de l’homme est impossible. Du moment que la force est la seule règle, qu’il n’y a rien de sacré au-dessus de l’individu, ni protection pour sa faiblesse dans le droit, ni limite aux abus de sa force dans le devoir, deux alternatives sont seules possibles : ou bien vous laisserez chaque force individuelle donner carrière à ses appétits, — c’est le régime de la liberté illimitée, c’est-à-dire l’anarchie ; — ou bien vous établirez par la force un ordre inflexible, où chaque individu sera enfermé comme dans un cercle de fer, c’est le despotisme. Un ordre violent ou un désordre universel, voilà les deux extrémités entre lesquelles il n’y a point de milieu.

Hobbes l’avait bien vu. Il avait parfaitement compris, le grand logicien, que le principe sensualiste ne fournit d’autre moyen de sortir de l’anarchie que le despotisme, et il avait accepté cette conséquence jusqu’au bout, mettant entre les mains du pouvoir les personnes, les propriétés, les consciences, tout, jusqu’aux mots du langage et aux axiomes des mathématiques.

Sur ce point, nos écoles socialistes se divisent, suivant qu’elles inclinent à l’une des deux tendances opposées : d’une part, l’organisation politique et économique rêvée par M. Louis Blanc, ou le despotisme absolu ; l’autre extrémité, la négation, de tout pouvoir, la fameuse an-archie de M. Proudhon. De quel côté penche l’école positive ? Il paraît que c’est provisoirement au moins du côté de Hobbes et de M. Louis Blanc, c’est-à-dire du côté du despotisme. S’il est, en effet, une vérité sur laquelle les plus éminens publicistes soient jusqu’à ce jour tombés d’accord, c’est que la première condition d’une société libre est dans la séparation des pouvoirs. L’école positive pose, au contraire, en principe que la loi est essentiellement un acte du pouvoir exécutif[8].

On était généralement d’accord aussi que le gouvernement est chose difficile et qui demande de grandes lumières. L’école positive n’hésite pas à charger du gouvernement la classe la moins éclairée de la société. Les ouvriers, dit-elle, sont beaucoup plus capables que les esprits cultivés. Et pourquoi cela ? Parce que les classes éclairées ont été gâtées depuis trois siècles par l’éducation métaphysique.

Tous les esprits sont frappés du grave inconvénient qui résulte de l’excès de la centralisation politique, je veux dire : la suprématie des grandes villes et surtout la dictature de Paris. Que fait l’école positive ? Elle déclare qu’il appartient essentiellement aux grandes villes de disposer du pouvoir exécutif. Elle charge Paris de gouverner la France et fait gouverner Paris lui-même par trois prolétaires éminens[9].

Voilà, dira-t-on, le beau idéal de la tyrannie. N’est-il pas à craindre qu’un tel pouvoir ne se perde par sa force même ? Ne lui faudrait-il pas des contre-poids ? L’école positive en a trouvé un, et lequel ? Les clubs[10] ; oui, les clubs. L’école positive est passionnée pour cet instrument de gouvernement. Elle le préfère à tout, même à la presse, chose trop abstraite, dit-elle avec une adorable naïveté ; même au suffrage universel, par cette raison décisive que « les prolétaires tiennent moins au droit de suffrage qu’au droit de club. » On dira : Ce plan n’est, après tout, que le régime de 93, la dictature du comité de salut public appuyée sur le club des jacobins. L’école positive accepte cet idéal, mais elle prétend le perfectionner. Elle est en sollicitude pour les départemens, et veut faire quelque chose pour eux ; elle les charge d’administrer les finances de l’état, et, se trouvant en train de libéralisme, elle pousse la bonté jusqu’à reconnaître que les gens aisés sont plus propres que les ouvriers à ces sortes d’affaires, de sorte que, dans cette société-modèle, la bourgeoisie votera le budget, et le prolétariat sera chargé de le dépenser.

On croit rêver en lisant ces folies ; mais voici qui couronne tout : si l’on en croit les philosophes positifs, ce qui met aux prises aujourd’hui la bourgeoisie et le prolétariat, c’est le vice de leur éducation. La bourgeoisie a reçu la détestable éducation métaphysique ; le prolétariat, l’éducation religieuse, plus mauvaise encore. Il faut y substituer une seule éducation uniforme et universelle, l’éducation positive. Qu’est-ce donc ? Une chose admirable, mais très compliquée[11] elle ne comprend pas moins de six grandes sciences. On commencera par les mathématiques, c’est-à-dire par ce qu’il y a au monde de plus abstrait. C’est de ce fait agréable et doux qu’on nourrira l’enfance, c’est avec de l’algèbre qu’on développera son imagination et son cœur. Viendront ensuite l’astronomie, la physique et la chimie, pour préparer ces jeunes ames aux merveilles de la biologie, et leur donner enfin par la sociologie le dernier trait de.perfection. Voilà ce qui s’appelle une éducation complète. Encore M. Auguste Comte, craignant de laisser une lacune ou de passer pour un ennemi des muses, ajoute à son programme le grec, le latin et les beaux-arts.

Admirez la sollicitude de M. Auguste Comte pour les classes ouvrières : non-seulement il leur donne le droit au travail en intimant au pouvoir l’ordre formel de réaliser ce droit et d’avoir toujours pour cela à sa disposition les fonds nécessaires, mais encore il répand sur eux toutes les richesses de la science la plus élevée. Le moindre artisan sera versé dans les secrets de la biologie ; il n’y aura pas un valet de ferme qui ignore la philosophie de l’histoire, et, si quelque lecteur m’accusait ici d’exagération, je serais forcé de lui avouer que M. Auguste Comte menace les femmes elles-mêmes de leur faire apprendre les six grandes sciences positives[12].

Au spectacle de tels écarts, est-il possible de se défendre d’un sentiment douloureux ? Un seul motif nous a décidé à dérouler un si triste tableau : c’est que, dans l’égarement d’esprits sincères, de cœurs honnêtes, d’hommes très savans, entraînés par un faux principe à de pareilles extravagances, il peut y avoir un enseignement.


II. – ÉCOLE THEOLOGIQUE.

Qu’est devenue cette école inaugurée avec tant d’éclat pendant le premier quart de notre siècle par un concours extraordinaire d’esprits éminens, et qui dut une fortune si rapide aux paradoxes des Soirées de Saint-Pétersbourg, aux ingénieuses théories de la Législation primitive, à la dialectique enflammée de l’Essai sur l’Indifférence ? Où sont aujourd’hui les disciples de M. l’abbé de Lamennais ? Peut-être des yeux attentifs retrouveraient-ils l’esprit de sa doctrine parmi ce groupe d’écrivains qui reconnaissent pour chef l’ancien observateur de l’Avenir, M. de Montalembert ; mais : il n’y a plus de manésiens avoués, et les deux philosophes les plus renommés du clergé actuel, M. Bautain et M. Maret, se sont de plus en plus séparés, M. Maret surtout, de cette exclusive et hasardeuse doctrine. Y a-t-il encore des disciples de M. de Bonald ? Plus d’un sans doute ; mais, sans vouloir dépriser des écrivains aussi recommandables que M. Bonnetty, le savant directeur des Annales de philosophie chrétienne, et M. Nicolas, auteur d’un livre fort vanté dans le monde religieux, les Études historiques sur le Christianisme, il sera permis de dire que ces habiles disciples n’ont pas hérité de cette fertilité de ressources, de cette dextérité singulière, de cette pointe d’esprit vive, hardie, pénétrante, qui caractérisait le maître. Que sera-ce, si nous cherchons à l’auteur du Pape un successeur digne de lui ? À coup sûr, nous ne le trouverons pas en France ; il faudra le demander à l’Espagne, et encore ne nous donnera-t-elle en M. Donoso Cortès qu’un homme de beaucoup d’esprit essayant de reprendre le rôle d’un homme qui avait presque du génie.

Cet incontestable déclin d’une grande école n’est point une raison de la dédaigner. Pour qui observe avec sollicitude les moindre accidens de la marche des idées, il est évident que l’école théologique subit en ce moment une transformation qui peut devenir féconde et porter les plus heureux fruits. Après les emportemens d’une lutte récente, plus d’un adversaire de la philosophie paraît avoir senti quels périls on déchaîne sur une société profondément bouleversée en mettant aux prises les deux forces qui conservent l’ordre moral, et dès-lors quelques symptômes d’une disposition d’esprit plus conciliante, plus favorable aux droits de la raison humaine, ont commencé à paraître. Recueillons avec empressement ces signes favorables ; mais d’abord, et pour les mieux comprendre, jetons un coup d’œil sur les origines et sur les variations de l’école théologique.

Est-ce une école de philosophie comme les autres, ayant sa doctrine à elle, une doctrine originale, indépendante ? Non par sa nature même, elle est enchaînée à un dogme qu’elle n’a pas fait, qu’elle ne peut pas et ne veut pas défaire, ni même modifier, savoir le.dogme catholique, accepté par elle comme surnaturel, immuable, infaillible. Que fait-elle donc ? Deux choses : tantôt elle défend le dogme contre les objections de la pensée libre, de la philosophie proprement dite ; tantôt, prenant l’offensive, elle porte la guerre sur le terrain ennemi, bat en brèche les systèmes qui heurtent le dogme ou qui seulement s’en distinguent, et porte ses coups jusque sur l’esprit humain, commun père de tous les systèmes.

Voilà le rôle naturel de l’école théologique. Or, quel était, au commencement de notre siècle, la philosophie dominante ? C’était celle que Voltaire avait empruntée à Locke en la contenant comme lui de toute la force d’un bon sens supérieur, celle que l’abbé de Condillac avait déjà un peu amoindrie pour la réduire en un système ingénieux et précis, mais qui, tombant de ces grands esprits dans des esprits intempérans comme Diderot ou superficiels comme Helvétius, et de ceux-ci dans des esprits vulgaires comme d’Holbach, avait rapidement abouti aux plus tristes conséquences, le matérialisme et l’athéisme, et à leur suite, le scepticisme absolu ou l’indifférence.

En face d’une telle philosophie, le rôle de l’école, théologique était tracé. Défendre le dogme contre des athées et des sceptiques, c’eût été peine perdue ; on fit mieux, on attaqua. Conduite par un belliqueux génie, le comte Joseph de Maistre, la guerre fut vigoureuse, brillante, décisive. Le matérialisme y reçut des coups mortels ; mais cela ne contenta pas l’ambition de l’école théologique. Il ne lui suffit pas d’avoir triomphé de la mauvaise philosophie du XVIIIe siècle ; elle prétendit atteindre le principe même de toute philosophie. L’homme qui, sous la restauration, fit entrer l’école théologique dans cette dangereuse carrière, Ce fut l’abbé de Lamennais. L’Essai sur l’Indifférence dépassa M. de Maistre et M. de Bonald lui-même. En châtiant avec une sévérité impitoyable et souvent excessive les prétentions orgueilleuses et les dérèglemens de l’esprit humain, Joseph de Maistre comprenait sa grandeur. S’il n’avait pour Locke et Bacon qu’injustice et colère, il savait du moins admirer Platon et respecter Descartes. Pour l’auteur de l’Essai, Descartes, c’est l’ennemi. Voltaire et Rousseau, Diderot et d’Alembert, Locke et Condillac, ne sont que des disciples. Leur commun maître, c’est celui qui a dit : Je pense, donc je suis ; celui-là est le père de la philosophie du moi, de cette philosophie solitaire, personnelle, qui a brisé le lien de la tradition. Oui, Descartes est le grand coupable qui a détrôné la raison générale, seule règle de certitude, pour mettre à sa place la raison individuelle, raison impuissante, raison négative, qui n’est bonne qu’à entasser des ruines, dont le premier mot est : Je pense, et le dernier : Je doute. Guerre donc à la philosophie, à celle de la raison pure comme à celle des sens ! guerre à Descartes comme à Bacon, à Malebranche comme à Voltaire ! guerre à la raison humaine et à toute philosophie ! Écrivons sur notre drapeau : La philosophie aboutit nécessairement au scepticisme.

Telle est la formule tranchante, et hardie qui résume toute la doctrine de l’école théologique de la restauration. On sait ce qui arriva. Pendant que l’abbé de Lamennais démontrait l’impossibilité de la philosophie, une philosophie nouvelle paraissait sur l’horizon, et, sous le nom d’école éclectique, commençait à jeter un vif éclat. Cette école avait un double caractère : elle unissait l’indépendance philosophique la plus complète au spiritualisme le plus pur. Pleine de sympathie pour le christianisme, elle refusait également d’en nier la haute valeur et d’en subir le joug, — et de la sorte, aboutissant à de conclusions positives, par la grande route d’un spiritualisme indépendant, elle était un vivant démenti opposé par l’esprit du siècle à la thèse de M. de Lamennais. Le désordre se mit dans les rangs de l’école théologique. Les esprits modérés désavouèrent la doctrine de l’Essai. Le clergé, un instant séduit, fit prudemment retraite. Un cri s’éleva contre l’imprudence, contre la nouveauté de la théorie lamennaisienne, et son éloquent auteur fut positivement accusé de philosophie et de scepticisme. Abandonné de tous, l’abbé de Lamennais s’abandonna lui-même. Sans vouloir en convenir, il se fit philosophe, partisan du sens privé, apôtre de la raison individuelle, et aborda lui-même avec ardeur le problème qu’il avait proclamé insoluble, savoir l’accord d’une raison libre avec une foi positive.

Cependant la nouvelle école spiritualiste prenait chaque jour des accroissemens. Philosophie opposante et persécutée à son origine, la révolution de juillet lui donna le caractère de philosophie victorieuse. Ce fut alors que l’école théologique, reformant ses rangs, entra dans une phase nouvelle. On ne pouvait point accuser la philosophie nouvelle de conduire au matérialisme ni au scepticisme. On chercha quel pourrait être son côté faible : on crut l’avoir trouvé dans sa théorie des rapports de Dieu avec le monde, et bientôt un mot se fit entendre, murmuré d’abord à voix basse, puis prononcé à haute voix, répété avec insistance, répandu avec préméditation, et qui ne tarda pas à retentir avec un bruit formidable par tous les échos de la chaire chrétienne et de la presse catholique, le mot panthéisme. C’est à M. l’abbé Bautain et à sa petite église de Strasbourg que revient l’honneur d’avoir découvert cette machine de guerre. M. l’abbé Maret se chargea de la mettre en œuvre, et ce fut dans ce dessein qu’il composa un livre destiné à établir à jamais ce beau principe : le rationalisme, c’est-à-dire toute philosophie libre et fondée sur la raison, aboutit nécessairement au panthéisme.

Cette formule fut célébrée à l’envi. Les princes de l’église la prirent sous leur patronage ; de succès en succès, elle finit par s’établir jusque dans la tribune politique, et de même que, sous la restauration, ç’avait été dans un certain monde une vérité claire comme le jour, une chose démontrée, incontestable, que la philosophie aboutit nécessairement au doute absolu, il ne fut pas moins certain ni moins évident, sous le gouvernement de juillet, que la philosophie aboutit nécessairement au panthéisme. Signalons ici une curieuse analogie. L’abbé de Lamennais, qui avait cru triompher de la philosophie en la précipitant au scepticisme, fut puni de cet excès en se voyant accusé lui-même de scepticisme et de philosophie. Aujourd’hui, même expiation d’un excès semblable. M. Bautain et M. Maret se sont portés les adversaires du rationalisme, et ont prétendu lui imposer le panthéisme comme sa conséquence et sa condamnation. Eh bien ! sait-on qui est le plus accusé aujourd’hui de rationalisme et de panthéisme ? C’est M. Bautain et M. Maret, et le coup part, non de leurs adversaires, mais de leurs confrères dans le sacerdoce, de leurs meilleurs amis.

Ceci nous conduit à comprendre et à expliquer la situation présente de l’école théologique. Après s’être signalés au premier rang parmi les adversaires du rationalisme, M. Bautain et M. Maret ont essayé, chacun à son tour, une entreprise toujours délicate et périlleuse, je veux dire une nouvelle exposition du dogme catholique. Or, voici I’ écueil où tous deux sont venus se heurter : on a trouvé qu’en voulant éclaircir les mystères de la religion, ils les détruisaient.

Chose remarquable ! ces mêmes esprits qui se défient si fort de l’esprit humain, quand il s’applique librement aux objets les plus simples et les plus accessibles, lui veulent conférer l’exorbitant privilège de voir clair dans les abîmes les plus redoutables du dogme théologique. Ils n’accordent qu’avec beaucoup de peine à la raison la distinction du bien et du mal et l’existence de Dieu, et voici que l’un d’eux, M. Bautain, n’hésite pas à proposer une explication toute rationnelle de la sainte trinité et de l’incarnation. Avec plus de mesure, M. Maret a également essayé de porter au plus profond de la théologie le flambeau de la raison. Les théologiens se sont émus. On sait qu’une sorte d’amende honorable fut jadis exigée de M. Bautain par son évêque. Si l’esprit plus discret de M. Maret a rendu l’épiscopat moins ombrageux pour ses doctrines, il s’est rencontré des hommes sévères, des catholiques rigides, qui ont signalé sa théologie comme peu correcte, nouvelle, sentant l’hérésie. Au premier rang, il faut citer M. Bonnetty, très savant homme, qui réunit autour de ses Annales de philosophie chrétienne toute une milice de jeunes membres du clergé. M. Maret s’est défendu, et il a trouvé de zélés et habiles avocats : M. l’abbé Darboy, du Correspondant et du Mémorial catholique, un jésuite instruit, le père Chastel, et l’un des nouveaux bénédictins de Solesmes, le révérend père dom Gardereau. De là une polémique fort animée, fort intéressante, où il est curieux de rechercher les dispositions diverses et les luttes intérieures du clergé.

Que disent les écrivains des Annales de philosophie chrétienne ? Ils disent à M. l’abbé Maret et à ses amis : Votre théologie rationnelle est le fléau de la religion. Au lieu de suivre docilement la tradition, de prononcer les paroles consacrées par l’église, vous portez dans la théologie une métaphysique indiscrète, arbitraire, infectée de l’esprit du siècle. Au lieu des trois personnes de la Trinité, vous parlez de trois facultés, de trois propriétés, de trois principes. Au lieu de création, vous parlez de manifestation universelle et progressive ; c’est parler comme nos modernes sabelliens de France et d’Allemagne. Quelle est la source de ces erreurs ? c’est que, vous aussi, vous caressez la chimère du temps, l’autorité de la raison. Vous attaquez à grand bruit, il est vrai, le rationalisme et le panthéisme ; au fond, vous êtes des rationalistes et des panthéistes. Vous reconnaissez à la raison humaine des droits qu’elle n’a pas, le droit de tirer de son propre fonds la règle des mœurs, le droit de concevoir par sa seule vertu et de démontrer l’existence de Dieu. Vous allez jusqu’à dire que la raison est une révélation naturelle : c’est rendre inutile l’autre révélation ; c’est la nier indirectement ; c’est remplacer l’enseignement de l’église par la raison ; c’est aboutir au rationalisme. Mais il y a plus : vous ne vous bornez pas à exagérer les droits de la raison humaine ; vous prétendez qu’elle est un écoulement de la raison éternelle, une émanation, une participation de l’essence de Dieu ; c’est admettre que la raison éternelle est répandue dans nos faibles intelligences, que la nature de Dieu se divise et se partage entre les ames humaines, c’est insinuer que l’homme est une partie de Dieu, c’est aboutir au panthéisme. Voulez-vous éviter le panthéisme et le rationalisme ? voulez-vous combattre à coup sûr la philosophie ? Ne lui accordez rien. N’acceptez d’autre autorité certaine que l’autorité de l’église et de la tradition. C’est la tradition qui nous enseigne le devoir. Dieu, la vie future. Hors de la tradition, il n’y a que l’ignorance absolue ou l’absolu scepticisme. Si quelques grandes vérités morales et religieuses brillent par rares éclairs dans le monde païen, c’est par la tradition qu’elles sont arrivées aux Socrate, aux Aristote et aux Platon. Si les philosophes modernes se sont formés de la Providence et de l’ame des idées si sublimes et si pures, c’est qu’ils ont été baignés à leur insu dans cette lumière surnaturelle que le christianisme a répandue parmi les hommes. Ainsi donc, point de milieu. Le catholicisme est tout, ou il n’est rien. La tradition est la seule règle, ou bien c’est le sens privé : d’un côté, la foi humble et docile ; de l’autre, la négation et la révolte. Soyez donc de vrais et purs catholiques, ou vous tombez dans les derniers abîmes du panthéisme et de l’irréligion.

Telle est la thèse que soutiennent, avec une certaine vigueur et une insistance inouie, les Annales de philosophie chrétienne. On y reconnaît sans peine la vieille thèse de M. de Bonald et de l’abbé de Lamennais, celle qui fait aussi le fond de la polémique d’un journal très connu, l’Univers.

Que répondent M. Maret et ses amis ? D’excellentes choses. Quant aux expressions dont ils se sont servis pour désigner les personnes de la Trinité et la création, ils les expliquent dans un sens orthodoxe, ou les retirent ; mais, sur le fond de la question, ils prouvent très solidement qu’un traditionalisme exclusif est une chose très dangereuse, qu’avant eux tous les plus grands docteurs de l’église, les théologiens les plus autorisés, ont fait une certaine part à la raison ; que les livres saints eux-mêmes reconnaissent une loi naturelle et une religion innée[13] ; qu’il est étrange, quand on invoque la tradition, de vouloir changer sur un point si grave la constante tradition de l’église ; que nier les droits de la raison et toute certitude naturelle, c’est livrer la révélation désarmée aux attaques de la philosophie, c’est laisser l’homme éternellement indécis entre Mahomet et Jésus-Christ, c’est incliner au plus dangereux scepticisme.

Nous ne pouvons que souscrire à une réponse si solide et si sage ; nous croyons même que la récente controverse de la philosophie avec le clergé a pu fournir aux amis de M. Maret quelques lumières utiles et plus d’un argument décisif contre leurs adversaires ; mais à notre tour nous demanderons la permission de prendre la parole, et nous dirons à l’abbé Maret, aux évêques qui l’encouragent, aux théologiens qui l’approuvent et à toute cette partie du monde religieux qui se montre disposée à reconnaître aujourd’hui les droits de la philosophie : Vous déclarez[14] qu’il y a dans l’homme une lumière naturelle, rayon émané du foyer divin, lumière qui illumine tout homme venant en ce monde, et qui a répandu des clartés si vives jusque dans les ténèbres du paganisme. Cette raison est capable de poser avec autorité un principe de certitude, c’est l’évidence ; une règle de mœurs, c’est l’idée du bien ; une religion naturelle, c’est celle qui fait reconnaître à tout esprit droit un Dieu spirituel, un Dieu providence ; créateur du monde et père de l’humanité. Vous reconnaissez à la raison ces nobles droits : les amis de la philosophie doivent en remercier votre franchise et votre loyauté ; mais que doivent penser les esprits calmes et désintéressés, étrangers à nos débats ? que voulez-vous qu’ils disent de cette formule tant préconisée : Le rationalisme aboutit nécessairement au panthéisme ? Expliquons-nous nettement une dernière fois. Entendez-vous par rationalisme l’usage ou l’abus de la raison ? Parlez-vous de la raison fidèle à ses lois naturelles ou de la raison infidèle à ses propres lois ; de la raison restant raisonnable ou de la raison égarée ? Point d’équivoque, toute la question est là. Si vous parlez de la raison égarée, il n’y a aucune difficulté à vous accorder qu’elle peut conduire au panthéisme. Elle y peut conduire, elle y conduit en effet de nos jours beaucoup d’esprits, comme elle en a conduit d’autres à l’athéisme, à l’idéalisme, à tous les égaremens ; mais quoi ! la religion, elle aussi, la religion égarée ; ne peut-elle pas précipiter les plus belles ames au mysticisme, au fanatisme, à la superstition, à mille autres excès ? Que suit-il de là contre la religion et contre la raison ? Absolument rien. Or, il en va tout autrement, si vous transformez une simple erreur possible, suite de la faiblesse humaine, en une erreur nécessaire, produit fatal de l’organisation même de la raison. Il ne s’agit point ici d’une dispute de mots, mais d’une question capitale. Si vous dites que la raison, restant raisonnable, aboutit nécessairement au panthéisme, vous soutenez une thèse fausse que vous êtes incapables de prouver, contraire à toutes les données de l’observation psychologique, à tous les enseignemens de l’histoire, à cent exemples contraires donnés par les meilleurs et les plus libres génies ; de plus, c’est une thèse dangereuse, puisqu’elle légitime en quelque façon le panthéisme, en le déclarant invincible à la raison ; enfin c’est une thèse qui est en contradiction avec vos propres déclarations, puisque vous avez positivement reconnu que la raison naturelle est d’origine divine, qu’elle est une puissance régulière et bienfaisants, qu’elle renferme en soi l’idée de la loi morale et l’idée de Dieu.

Retirez donc toutes ces loyales déclarations : niez la raison, n’acceptez que l’autorité de l’église ; passez dans le camp de M. de Bonald avec vos adversaires des Annales de Philosophie chrétienne, — ou plutôt maintenez vos concessions ; restez fidèle à la constante pratique des pères et des docteurs, à saint Paul, à saint Augustin, à Bossuet ; mais alors retirez cette formule qui n’a plus de sens : le rationalisme aboutit au panthéisme, thèse déplorable qui mérite d’aller rejoindre celle de l’abbé de Lamennais dans le plus complet oubli.

Tout vous convie à cette rétractation honorable : Vous avez consumé tous vos efforts pendant dix-huit ans à combattre le spiritualisme. Pendant ce temps, votre véritable adversaire faisait son chemin. Tout à coup il a levé le masque : il s’appelle socialisme ; nous l’appelons, nous, matérialisme, car nous ne sommes pas dupes d’un prétendu socialisme platonicien ou évangélique, qui n’existe que dans la tête de quelques innocens rêveurs. Ce qui est redoutable et réel, c’est le socialisme matérialiste et démagogue. Voilà l’ennemi. Ce n’est pas trop pour en triompher de toutes les forces réunies d’un christianisme éclairé et d’un spiritualisme indépendant.


EMILE SAISSET.

  1. Discours sur l’ensemble du positivisme, par Auguste Comte, 1850 ; chez Mathias, quai Malaquais, 15. 1 vol. in-8o.
  2. Cours de Philosophie positive, par Auguste Comte ; 1 vol. in-8o ; chez Bachelier. Cet ouvrage a été apprécié dans la Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1846.
  3. Parmi ces publications, nous citerons un Rapport à la Société positiviste par la commission chargée d’examiner la question du travail. Le rapport est signé : Magnin, ouvrier menuisier, rapporteur ; Jacquemin, ouvrier mécanicien ; Belpaume, ouvrier bottier.- Nous citerons encore un Rapport à la Société positiviste par la commission chargée d’examiner la nature et le plan du nouveau gouvernement de la révolutionnaire de la république française, août 1848. Signé : Littré, rapporteur ; Magnin, ouvrier menuisier ; Laffitte, professeur de mathématiques. — Une autre pièce est intitulée : Rapport à la Société positiviste par la commission chargée d’examiner la nature et le plan de l’école positive, destinée surtout à régénérer les médecins. Signé : Second, rapporteur ; De Montègre et Charles Robin. — Chez Mathias, quai Malaquais, 15.
  4. Voyez l’ouvrage intitulé : Qu’est-ce que la religion ? par Hermann Ewerbeck, 1850, Paris, chez Garnier, Palais-National.
  5. Même ouvrage, page 393.
  6. Cette filiation logique a été mise en lumière par M. Saint-René Taillandier avec la sagacité et la force de raison qui le distinguent. Voyez ses études sur l’Allemagne publiées dans cette Revue.
  7. Culte systématique de l’Humanité. – Calendrier positiviste, ou Système général de Commémoration publique, par Auguste Comte. 1850 ; chez Mathias, quai Malaquais, 15.
  8. Voyez M. Auguste Comte, Discoure sur l’ensemble du positivisme, et M. Littré, Application de la Philosophie positive, 1850 ; chez Ladrange, 41, rue Saint-André-des-Arts.
  9. Application de la Philosophie positive, chap. X.
  10. Ibid., page 140. — Rapport à la Société positiviste sur le nouveau gouvernement révolutionnaire, p. 25 et suiv.
  11. Ibid., ch. V. — Rapport déjà cité, p. 16 et suiv.
  12. Application de la Philosophie positive, p. 65.
  13. Voyez la thèse de docteur récemment soutenue en Sorbonne par M. l’abbé Maret, et qui est devenue l’objet d’une vive polémique entre les journaux du clergé.
  14. Voyez l’avertissement de la nouvelle édition de la Théodicée chrétienne de M. L’abbé Maret, 1850 ; cher J. Leroux et Jouby, 7, rue des Grands-Augustins.