P.-G. Delisle (p. 57-70).

SUR LE THABOR

I


Lecteurs, si vous passez jamais en Galilée,
Vous y verrez au loin, dominant l’horizon,
Le Thahor solitaire au sein d’une vallée.
Ses flancs sont ombragés et couverts de gazon,
Et son sommet tronqué forme un plateau superbe
Qui lui donne l’aspect d’un gigantesque autel,
Bâti par le Très-Haut pour rencontrer son Verbe,
Y proclamer sa gloire et son titre immortel.

De la cime, qui forme un bel amphithéâtre,
Partout la vue embrasse un splendide tableau :
Vers le septentrion, dans un lointain bleuâtre,
La chaîne du Carmel s’étend comme un rideau ;
Mais par de grands ravins sa crête est sillonnée,
Et ces vastes crénaux laissent apercevoir
Par dessus leurs sommets la Méditerrannée
Qu’ils encadrent de bleu comme un large miroir.


Au Sud, Hadadremmon, ce grand champ de bataille
Que des peuples entiers ont blanchi de leurs os ;
Les monts de Samarie élevant leur muraille,
Puis, à l’Est, le Jourdain précipitant ses eaux.
De l’autre part s’étend la mer de Galilée,
Bornée au mont Hermon, dont les âpres sommets
Dressent sur l’horizon leur crête désolée
— Glacier où le soleil ne pénètre jamais.

Tel est l’endroit béni que Dieu choisit sur terre
Pour y manifester son amour paternel,
Et donner à son fils, sans voile et sans mystère,
Un rendez-vous sublime, étrange, solennel.
Oh ! comment retracer à notre faible vue
Dans des vers impuissants ce splendide tableau ?
Pour peindre dignement une telle entrevue
Ô divin Raphaël, que n’ai-je ton pinceau !

Jusqu’au sommet sacré que le ciel illumine
Voyez-vous ce sentier qui monte en serpentant ?
Voyez-vous à mi-côte un groupe qui chemine,
Tandis qu’au pied du mont l’immense foule attend ?
C’est Pierre, Jacques, Jean, et le Christ à leur tête,
Gravissant le Thabor par des sentiers fleuris.
Aux détours du chemin, parfois Jésus s’arrête,
Et jette à l’horizon des regards attendris :
Elle est là, sous ses yeux, sa terrestre patrie,  

Présentant au soleil un aspect ravissant.
Il la contemple, il l’aime avec idolâtrie ;
Dans quelques jours pour elle il versera son sang !
Mais en vain tombera la semence nouvelle
Sur ce pays ingrat tant de fois profané ;
À toute vérité cette terre est rebelle,
Et ce peuple est, hélas ! à jamais condamné !
Tu n’as pas reconnu, riante Palestine,
Celui que si longtemps tes prêtres ont prédit,
Tu subiras le sort auquel il te destine :
Ton sol sera désert, abandonné, maudit !

L’esprit préoccupé de ce triste présage,
Jésus arrive enfin au sommet du Thabor.
La gaité par dégrés renaît sur son visage ;
Ses amis l’ont suivi, mais nul ne sait encor
Pourquoi le divin Maître a gravi la montagne,
A délaissé la foule, et voulu que, ce jour,
De ses autres amis aucun ne l’accompagne ;
Nul ne sait ce qu’il vient faire en ce beau séjour.
C’est qu’aux décrets divins leurs âmes sont rebelles,
Et ne comprennent pas ce secret des grandeurs :
Qu’il faut pour accomplir des œuvres vraiment belles
S’isoler de la foule et gravir les hauteurs :
Que l’on doit s’élever au sommet des collines,
Se rapprocher des cieux si l’on veut contempler
Les splendeurs de Sion et les gloires divines ;
Or c’est ce qu’au Thabor le Christ va révéler.

Jusqu’à ce jour, le Dieu s’est caché sous un voile,
Et l’œil de chair n’a vu que son humanité ;
Mais chaque jour l’éclat du miracle dévoile
Le mystère étonnant de sa Divinité.
Chaque jour retentit sa puissante parole
Révélant, affirmant à tout homme, en tout lieu,
Qu’il cache sous son front la divine auréole,
Et qu’il est le Messie, à la fois homme et Dieu.
Pour enfanter la foi faut-il d’autres oracles ?
Lorsque l’oreille entend ses merveilleux discours,
Et lorsque les yeux voient ses étonnants miracles,
La raison voudra-t-elle avoir d’autres secours ?
N’est-ce donc pas assez que ces preuves insignes
Pour que l’humanité tombe enfin à genoux ?
À nos faibles esprits faudra-t-il d’autres signes
Pour croire que le Christ est descendu vers nous ?
Eh bien ! prosterne-toi, pauvre raison humaine,
Jésus prend en pitié ton débile pouvoir,
Et pour faire germer en toi la foi chrétienne,
Aux yeux de notre chair Dieu va se laisser voir !
Gravissons avec lui la montagne pieuse,
Sur laquelle ont brillé les célestes clartés ;
Ecoutons du Très-Haut la voix harmonieuse,
De son Fils bien-aimé célébrant les beautés !

II


Le Thabor, ce n’est pas le Sinaï terrible,
Que la nue enveloppe et sillonne d’éclairs,
Où la foudre mugit, et qui flamboie, horrible,
Comme un brasier géant s’élevant dans les airs !
Ce n’est pas la montagne où le Très-Haut révèle
Les traits de sa puissance et de sa majesté !
C’est le mont de l’amour et de la loi nouvelle
Où l’homme-Dieu fait voir sa grâce et sa beauté !
C’est l’Éden radieux, le jardin de délices,
Aux gazons verdoyants, aux bosquets enchanteurs,
Où des roses sans nombre entr’ouvent leurs calices
Et pénètrent les airs de suaves senteurs !
Humez-vous ces parfums des brises embaumées ?
Entendez-vous ces chants de mille oiseaux ravis,
Et les hymnes joyeux qui sortent des ramées ?…

Jésus lève les yeux aux célestes parvis.
Il prie… et tout à coup son visage rayonne
D’un éclat inconnu jailli du firmament ;
La céleste clarté le baigne et l’environne,
Elle pénètre tout, même son vêtement !
C’est le mystérieux effet de la prière :
Dans l’homme elle réchauffe, et console, et nourrit ;
Elle répand dans l’âme une vive lumière.

Mais l’effet est plus grand encore en Jésus-Christ :
Voyez, non seulement elle inonde son âme
De ces feux de l’amour qui la font scintiller ;
Mais son visage même est un globe de flamme,
Et tout son corps devient un lumineux foyer.
Sa prière établit un courant électrique
S’élançant du Thabor jusqu’aux sommets des cieux,
Et la gloire céleste, éclatante, féerique,
S’épanche sur la terre en torrents radieux !…
Mais voici qu’au-dessus du sommet solitaire
Le prodige grandit à nos yeux dilatés !
Jésus transfiguré ne touche plus la terre,
Et nous voyons soudain surgir à ses côtés,
Venant on ne sait d’où deux nouveaux personnages !
Quels sont donc ces deux rois remplis de majesté,
Qui viennent au Messie apporter leurs hommages ?
Ce ne sont pas des rois ; mais, dans l’antiquité,
Le monde n’a connu, ni souverains, ni justes,
Ni prophètes, ni suints, qui fussent plus grands qu’eux.
Inclinons-nous, chrétiens, devant leurs noms augustes,
Ils sont plus que des rois, ils sont presque des dieux !
L’un s’appelle Moïse ! et, l’autre c’est Élie !
Moïse, Souverain Pontife et Magistrat !
Chef d’un peuple d’élite à qui le ciel s’allie
Et qui règle avec Dieu les termes du contrat !
Moïse qui poursuit partout l’idolâtrie
Et reçoit du Très-Haut, les tables de la loi,
Qui constitue un peuple et fonde une patrie,
Qui lègue à son Église un symbole de foi !

Elie, apparaissant mille ans après Moïse,
Luttant contre les rois et les persécuteurs.
Confondant les faux dieux, et de l’ancienne Église
Anathématisant les prévaricateurs !
Du ciel faisant descendre et la pluie et les flammes,
Vainqueur de Jézabel, ressuscitant un mort.
Renversant de Baal les idoles infâmes.
Et, par un privilège étonnant de son sort,
Sans passer comme tous par la nuit de la tombe,
Emporté sur un char dans les hauteurs des cieux !

Le Rédempteur divin, précieuse hécatombe,
Resplendissait de gloire entre ces demi-dieux !
Tous deux représentaient l’Église primitive.
Et Jésus qui venait doter l’humanité
De l’Église nouvelle, une et définitive,
Se tenait au milieu — Touchante Trinité !
Qui personnifiait le symbole admirable
Des préceptes anciens et du Dogme nouveau !
Qui formait des deux lois un code incomparable,
Et des deux testaments le culte le plus beau !

Plus bas, les trois témoins du merveilleux prodige
Pierre, Jacques et Jean, admiraient étonnés !
Eux-mémes se sentaient comme pris de vertige
Et de reflets brillants étaient environnés.
Pierre, le futur chef de l’Église Chrétienne,

Jean, type de l’amour et de la chasteté,
Jacques, l’homme de foi, qui, comme un autre Étienne,
Par le martyre allait prêcher la Vérité !
Ô vision étrange ! Ô merveilleux spectacle !
Les deux mondes mêlés, les morts et les vivants,
Et le ciel et la terre, unis dans un miracle,
Formant sur le Thahor deux groupes triomphants !

 Là, dans son unité, l’Église universelle
En ses chefs glorieux au momie apparaissait ;
Et le Transfiguré, dont la gloire étincelle,
Était l’unique roi qu’elle reconnaissait !
Gloire à vous, Ô Moïse, Élie, et saints apôtres,
Qui du Thahor avez parcouru le sentier !
Gloire à vous, les élus, qui plus heureux que d’autres
Avez vu de vos yeux l’Homme-Dieu tout entier !

 Mais au soin de la gloire immense qui l’inonde
Le Verbe tout à coup vient d’élever la voix ;
Et ses deux serviteurs, venus de l’autre monde,
Entament un colloque avec le Roi des rois !
Sur le mont glorieux et saint qui les rassemble
Et d’où leurs regards voient la céleste cité,
Sans doute en ce moment ils conversent ensemble
De gloire, de grandeur, et de félicité !
— Écoutez… écoutez… Quel entretien sévère !
Et quel enseignement admirable en ressort !

Au sommet du Thabor ils parlent… du Calvaire !
Et du sein des splendeurs ils entrevoient… la mort !
L’objet de l’entretien, c’est cette mort prochaine
Que le Christ va subir pour l’homme tant aimé,
Pour délivrer son âme et pour briser sa chaîne,
Pour lui rouvrir l’Éden par le péché fermé !
Ce sera l’entretien du ciel et de la terre
Pendant l’éternité des siècles à venir !
Le martyre d’un Dieu, c’est l’auguste mystère
Dont le monde devra toujours se souvenir !
Le Calvaire, ô Thabor, te couvre de son ombre.
Il plane sur ta gloire, il voile tes grandeurs !
C’est que de la Patrie il est la porte sombre,
L’échelle qui conduit, aux célestes splendeurs.
Les apôtres, témoins de ces grandes merveilles,
N’en peuvent pas saisir encor le sens profond.
La parole de mort frappe en vain leurs oreilles ;
La gloire les exalte, ils ne voient qu’elle au fond,
Éclairant l’avenir de lueurs éclatantes.
« Qu’il fait bon d’être ici ! dit Pierre transporté,
Restons-y donc, ô maître, et dressons-y trois tentes ! »

Non, Pierre, contre Adam l’arrêt en fut porté,
Non, ce n’est plus ainsi qu’on arrive à la gloire.
Quels combats il te reste à soutenir encor
Avant de remporter ta dernière victoire !
Quel Calvaire sanglant procède ton Thabor !


Ô destinée humaine, empreinte de mystère !
L’homme au Verbe de Dieu doit s’identifier,
Dans la gloire là-haut, dans la douleur sur terre,
Il doit porter sa croix et s’y crucifier,
Pour parvenir un jour aux splendides demeures
Où dans l’éternité l’âme s’épanouit.
Certes la lutte est rude et de toutes les heures ;
Mais lorsque pour jamais le temps s’évanouit,
La victoire est finale, et la gloire commence.
Dans l’éclat du Thabor l’homme est transfiguré,
Sa joie est sans mélange et son bonheur immense
Devant lui l’avenir est enfin assuré.

Le Thabor ! le Calvaire ! Ô vision profonde !
Ô contraste étonnant de noms mystérieux,
Qui pour les âmes sont les deux pôles du monde
Et jettent dans sa nuit des reflets merveilleux !
Dualisme frappant de cette vie amère,
Figurant nos combats ardents, perpétuels,
Et nos chemins baignés d’ombres et de lumière,
Où la vie et la mort poursuivent leurs duels !
Où les transfigurés remplacent les victimes !
Où les âmes parfois planent sur les hauteurs,
Et quelquefois hélas ! glissent dans les abîmes,
Mais rayonnent toujours de célestes splendeurs !

III


Au sommet du Thabor la scène merveilleuse
Soudain change d’aspect à nos regards ravis ;
Voilé d’une nuée immense et lumineuse,
Dieu, le Père, y descend glorifier son Fils.
On dirait qu’une gaze, indécise, idéale,
Entoure le soleil sur la terre tombé,
Et que dans des vapeurs d’aurore boréale
Aux regards des mortels le Christ s’est dérobé.

De même, au Sinaï, c’est au milieu des nues
Que Jéhovah voulut jadis se révéler ;
Mais elles recélaient des terreurs inconnues,
Et dans leurs flancs on vit la foudre étinceler.
Au Thabor, la nuée est légère et brillante,
Elle a de l’arc-en-ciel tous les reflets divers ;
Dieu n’y fait pas entendre une voix effrayante,
C’est un long cri d’amour qu’il jette l’univers.
De la nue enflammée où sa face étincelle,
Écoutez ses accents pleins de suavité,
Où désignant son Fils il l’acclame, et décèle
Sa divine origine et son autorité :


« C’est mon fils bien-aimé ; écoutez, cieux et terre !
J’en réclame l’honneur et la paternité,
Le vrai Dieu de vrai Dieu, Lumière de Lumière,
Par Moi-même engendré de toute éternité !
C’est mon fils, et j’ai mis en lui mes complaisances,
Car je retrouve en lui mes beautés, mes grandeurs,
Car il est le miroir de mes magnificences,
Le fidèle reflet de toutes mes splendeurs !

Écoutez-le ! C’est Moi, Jéhovah, qui l’ordonne,
Et cet ordre formel s’adresse au genre humain.
Je l’aime, et cependant, mortels, je vous le donne,
Je le sacre pour vous Pontife et Souverain !
Écoutez-le ! Gardez toujours sa loi bénie ;
C’est du ciel, c’est de Moi, que viennent ses pouvoirs
Écoutez-le ! c’est lui, qui Sagesse Infinie
Saura seul enseigner aux hommes leurs devoirs.
Il sera désormais l’unique Roi du monde ;
Sans lui, l’humanité ne pourra fonder rien.
Arrière, faux savants, philosophie immonde ;
Le vrai, le seul symbole, est et sera le sien !
Les sages de la Grèce et les savants de Rome
Ont déjà trop longtemps guidé l’humanité :
Au Christ seul appartient le droit d’enseigner l’homme
Car il est la Science, il est la Vérité !
Incomplète lumière, et couverte de voiles,
La Synagogue même aussi doit s’effacer,
Comme au lever du jour s’effacent les étoiles ;

 Voici le vrai soleil qui vient la remplacer.
Écoutez-le, croyez ses dogmes, ses doctrines ;
Les peuples sont perdus s’ils méprisent sa Loi.
Pour le défendre, offrez vos bras et vos poitrines,
Car les œuvres surtout témoignent de la foi.
Suivez-le, car il est, et la Vie, et la Voie ;
Écoutez-le vivant, et dans ses successeurs,
Qu’il enverra vers vous comme je vous l’envoie,
Et qui des clefs du ciel seront seuls possesseurs !
Écoutez ! Mais surtout, imitez son exemple.
La vie est une épreuve, apprenez à souffrir ;
Nul ne peut vous donner une leçon plus ample,
Sachez, comme lui, vivre, et comme lui mourir !

Les apôtres émus par ce discours austère,
Et sans doute éblouis par la gloire des cieux,
Tombèrent prosternés la face contre terre.
Mais, un instant après, Jésus s’approcha d’eux,
Et leur dit : Levez-vous et n’ayez nulle crainte :
Mon Père, si terrible aux méchants, est épris
De ceux qui me sont chers et dont la vie est sainte. »

Et, se levant alors, les apôtres surpris
Regardant autour d’eux ne virent plus personne,
Si ce n’est Jésus seul.

Si ce n’est Jésus seul.Le Dieu de majesté
Était redevenu le Prince sans couronne,
L’homme de la douleur, sans éclat, ni beauté.

Ô Christ, combien de fois dans la suite des âges,
Berçant leurs cœurs sans foi de rêves insensés,
Les Grands et les Puissants, les Docteurs et les Sages
Se trouveront soudain isolés, délaissés,
En face de Toi seul ! Toujours remplis d’eux-mêmes,
Ils auront cru fonder un empire géant ;
Ils auront inventé mille nouveaux systèmes,
Scruté mille secrets, bâti sur le néant !
Mais soudain crouleront tous leurs beaux édifices,
Et parmi les débris ils te retrouveront,
seul debout et vainqueur, régnant sans artifices,
Donnant la paix et l’ordre aux peuples qui croiront.
Rien n’est stable en dehors de tes œuvres divines.
Toi seul as pu jamais dire ; « Ego sum qui sum ! »
Hors de toi les mortels n’ont vu que des ruines :
Neminem viderunt nisi solum Jesum !



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