Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/5
LAZARE
I
Au fond d’un grand jardin du bourg de Béthanie
S’élève un vieux château, hier peuplé d’heureux ;
Mais la joie, en ce jour hélas ! en est bannie,
Et la demeure a pris un aspect douloureux.
Les plantes du jardin croissent abandonnées ;
Personne ne va plus errer sous ses grands bois ;
Aux ardeurs du soleil les fleurs se sont fanées
Et parmi les bosquets les oiseaux sont sans voix.
Au bord des pièces d’eau, voyez-vous ces statues
Inclinant leurs beaux fronts de longs voiles couverts ?
Et les palmier » penchant leurs palmes abattues,
Dont les feuilles essuient les pleurs des gazons verts ?
Les vignes ont laissé choir leurs pampres inertes ;
Les balcons du château ne sont plus animés,
Le silence envahit ses terrasse » désertes,
Et de ses quatre pans les volets sont fermés.
Que se passe-t-il donc dans la riche demeure,
Soudainement changée en un séjour de deuil ?
— Elle a du glas funèbre entendu sonner l’heure,
Et, ce matin, la mort en a franchi le seuil.
Elle vient de frapper, terrible, inattendue.
Le seigneur du château, tendre ami du Sauveur ;
Et, près de son chevet, la famille éperdue
En murmures touchants épanche sa douleur :
« A quoi sert l’amitié, puisque Jésus lui-même
Vient de laisser mourir Lazare son ami ?
Pourquoi donc n’a-t-il pas guéri celui qu’il aime,
Avant que dans la tombe il ne fût endormi ? —
« Nous l’avons informé, disent Marthe et Marie,
Que son ami Lazare était en grand danger ;
Mais il est demeuré lâ-bas, en Samarie,
Et n’a dit que ces mots à notre messager :
« Tout cela doit servir la gloire de mon Père ;
« Le mal de notre ami ne va pas à la mort. »
Et maintenant, hélas ! sa mort nous désespère,
Il n’est plus de remède à notre triste sort.
Ah ! s’il était venu celui qui nous honore
De sa douce amitié, notre frère chéri
Aurait bien reconnu sa parole sonore,
Et, quoiqu’il fût mourant, aurait été guéri !
Maintenant, c’est fini ; nos espoirs éphémères
Sont déçus à jamais, et nos pleurs, superflus.
Jésus est resté sourd à nos plaintes amères
Et son fidèle ami, notre frère, n’est plus ! » …
Ainsi se lamentaient les deux sœurs affligées
Et des amis nombreux pleuraient sur leur malheur :
Plus léger est le poids des douleurs partagées
Et qui prend part au deuil est l’ami le meilleur.
Cependant, de Lazare on lit les funérailles.
Son corps fut embaumé, placé dans un cercueil,
Et le triste château dut rouvrir ses murailles
Au grand concours d’amis venant prendre son deuil.
Au fond d’un char funèbre on installa la bière,
Et le convoi longea le mont des Oliviers.
Une colline ombreuse, au sein du cimetière,
Ouvrait aux riches morts ses flancs hospitaliers :
C’est là qu’était construit, à l’ombre d’un grand arbre,
Pour les restes mortels de Lazare et ses sœurs,
Sous une voûte sombre un sépulcre de marbre.
Au milieu de l’encens, des parfums et des fleurs,
On vint y déposer sur sa couche dernière
L’homme que le Messie avait le plus aimé.
Au-dessus les porteurs roulèrent une pierre,
Et sur lui le tombeau fut à jamais fermé.
II
Quatre jours sont passés. Close, silencieuse,
La maison de Lazare a l’aspect d’un tombeau.
Mais là-bas, sur le bord de la route poudreuse,
Des voyageurs lassés marchent vers le château.
Ils s’arrêtent : l’un d’eux, assis sur une pierre,
Vers le jardin fermé regarde tristement ;
Les autres sont debout, et secouent la poussière
Qui comme un voile gris couvre son vêtement.
Ils voient avec bonheur briller enfin l’aurore,
Car ils ont voyagé pendant toute la nuit.
Les habitants du bourg sommeillent tous encore ;
Sur les chemins déserts on n’entend aucun bruit.
Mais soudain du château la grille s’est ouverte,
Et vers les voyageurs, sur la route arrêtés,
D’un long voile de deuil entièrement couverte,
Une femme s’avance à pas précipités.
Ce pélerin assis, elle croit le connaître,
Elle approche, regarde, et tombant à genoux
Elle dit en pleurant : « Je vous salue, ô Maître !
Que n’êtes-vous, Seigneur, venu plus tôt vers nous ?
Si vous aviez été dans la triste demeure
De votre ami Lazare, il ne serait pas mort !
Ô Jésus, vous n’auriez jamais permis qu’il meure !
Mais maintenant je sais que le Dieu bon et fort,
Sourd à notre prière, exauce toujours celle
Qui vient de vous, Seigneur. »
Et dit pour ranimer cette foi qui chancelle :
« Ne pleure plus ton frère, il ressuscitera. »
Mais Marthe, au lieu de croire, hésite et dit encore :
« Il ressuscitera sans doute au dernier jour ? »
Alors Jésus se lève, et d’une voix sonore
Il affirme à la fois sa force et son amour.
Il dévoile à son front la divine auréole,
Et, pour que l’univers connaisse son pouvoir,
Il jette aux quatre vents cette grande parole :
« Je suis — vous devriez, ô Marthe, le savoir —
La Résurrection et l’éternelle Vie.
Si donc je puis donner l’existence aux vivants,
Je puis la rendre à ceux auxquels elle est ravie.
Je calme la tempête, et je commande aux vents,
Et la vie et la mort sont mes auxiliaires ;
Celui qui croit en moi, quand il mourrait, vivra ;
Et si l’homme, en dépit de toutes ses misères,
Vit en moi, croit en moi, jamais il ne mourra.
Croyez-vous cela, Marthe ? » —
« Oui, d’une foi profonde.
Oui, je crois, ô Seigneur, que vous êtes le Christ,
Le Fils de Dieu, venu pour racheter le monde. »
Ce credo spontané raffermit son esprit.
À peine est-il tombé de ses lèvres ardentes,
Que Marthe se levant court appeler sa sœur ;
Et toutes deux bientôt, pâles et tremblottantes,
Reviennent confier leurs chagrins au Sauveur.
Les amis du défunt suivent les saintes femmes,
Et la foule des juifs grossit en peu d’instants.
Jésus de Nazareth, qui lit au fond des âmes,
A compris sans effort que tous les assistants
Lui reprochent tout bas sa déplorable absence,
Quand Lazare pouvait encore être guéri.
Aucun ne semble croire à sa Toute-Puissance ;
Mais de leur peu de foi Jésus n’est pas aigri,
Et plaide doucement l’intérêt de sa gloire :
Au chevet de Lazare il pouvait accourir ;
Mais sa gloire exigeait une grande victoire
Sur la mort ; c’est pourquoi Lazare a dû mourir.
Toute œuvre vraiment grande a son heure assignée,
Et Dieu pour l’accomplir choisit l’homme et le lieu :
De Lazare aujourd’hui l’âme était désignée
Pour mieux glorifier Jésus, le Fils de Dieu…
Mais la vie, et la mort ? Que sont-elles pour l’homme ?
La vie est une chaîne, un tissu de douleurs ;
Et la mort les résume, et la mort les consomme :
C’est ainsi qu’on la croit le plus grand des malheurs.
Et cependant, la mort, la souffrance suprême,
N’est pas la fin de l’homme, elle n’est qu’un sommeil ;
Quand les temps toucheront à leur limite extrême
Le monde connaîtra le suprême réveil.
Au tombeau luit encor l’astre de l’espérance,
Et quand on lui manda que Lazare était mort
Il a voulu d’un mot consoler la souffrance,
En disant simplement : « l’ami Lazare dort ;
Allons le réveiller. »
La foule entendait-elle ?
Croyait-elle surtout ces étranges discours ? —
Elle restait en proie à sa douleur mortelle,
Et les deux pauvres sœurs pleuraient, pleuraient toujours.
Soudain Jésus lui-même, ému, frémit et pleure.
Pourquoi s’afflige-t-il aussi profondément,
Quand il sait que le mort revivra tout-à-l’heure,
Quand il n’a qu’à parler et qu’aux pleurs du moment
Vont succéder bientôt des transports d’allégresse ?
— Ah ! c’est que dans Lazare il voit l’humanité,
L’homme qu’il a créé, qu’il aime avec tendresse,
Et qu’au ciel il aima de toute éternité ;
L’homme auquel il a fait de grandes destinées,
Qu’il a placé jadis dans l’éden enchanteur,
Qui pouvait en jouir d’innomblables années,
Et remonter un jour au sein du Créateur
Sans passer par la nuit horrible de la tombe !
Or, cet être si cher, qu’en est-il advenu ?
— Hélas ! dans les horreurs de la mort il succombe !
Que dis-je ? Dans la tombe, à la fin parvenu,
Il gît sans mouvement, il tombe en pourriture
— Non depuis quatre jours — depuis quatre mille ans !
Le genre humain, cadavre, est dans sa sépulture,
Et c’est sur lui qu’un Dieu verse des pleurs brûlants !
Ô larmes de mon Christ ! Ô divine rosée !
Pour vous mieux recueillir nous tombons à genoux ;
Coulez, que l’âme humaine en soit toute arrosée !
Sur les peuples perdus coulez, et sauvez-nous !
III
Parmi les halliers verts, en tête de la foule,
Le Fils du Dieu vivant marche silencieux ;
Mais le long du sentier que son pied divin foule
Eclatent dans les airs des chants délicieux.
Les oiseaux sont en fête et saluent son passage.
Les cèdres pour le voir grimpent sur les coteaux.
Des oliviers tressaille et frémit le feuillage,
Et les palmiers tremblants inclinent leurs rameaux.
Tous ils ont reconnu le Roi de la Nature,
Et pour le vénérer témoignent leur émoi.
L’homme seul est hélas ! l’ingrate créature
Qui refuse à son Dieu l’hommage de sa foi.
Jésus souffre en voyant ce contraste bizarre,
Et les chants des oiseaux ne le consolent pas.
Il marche vers la tombe où repose Lazare
Et la foule qui suit s’accroit à chaque pas.
Quand le Sauveur franchit le seuil du cimetière,
Morne, et gardant toujours un silence pieux,
Le soleil d’Orient éclatant de lumière,
Comme un ressuscité se levant de sa bière,
Des vapeurs du matin s’élançait radieux.
Ne convenait-il pas que cet astre de flamme,
— Image de Jésus, Soleil de Vérité —
Vint de ses rayons d’or éclairer ce grand drame
Tout palpitant de vie et d’immortalité ?
Marie était assise au pied du mausolée,
Gémissant et mêlant la prière aux sanglots ;
Aux abords du tombeau la foule désolée
Entourait le Sauveur et se pressait à flots.
« Tollite lapidem, enlevez cette pierre,
Qui ferme le tombeau, » commanda Jésus-Christ.
Et vers le ciel levant son humide paupière
Il invoqua son Père, ainsi qu’il est écrit ;
Car en Jésus le Dieu commande, et l’homme prie :
De sa double nature actes mystérieux.
Il prie, en ce moment solennel de sa vie,
Où la Mort entendra son cri victorieux !
Mais lorsque du sépulcre on eut ouvert la porte,
Et du cercueil levé le couvercle pesant,
Il regarda le mort, et dit d’une voix forte :
« Sortez Lazare. »
Ô Verbe ! Ô cri du Tout-Puissant !
La Mort connaît l’écho de cette voix profonde,
Ébranlant l’univers jusqu’en ses fondements !
C’est la voix qui d’un mot a pu créer le monde,
Et qui donne ses lois à tous les éléments.
C’est la voix qui du sol a fait jaillir les flammes
Pour y précipiter le Rebelle, Satan ;
C’est la voix dont l’accent transfigure les âmes
Et qui brise en éclats les cèdres du Liban !
Que l’enfer n’entend pas sans frémir d’épouvante,
Qui torture, poursuit et chasse les démons ;
Qui de la terre aux cieux s’élève triomphante
En traversant les mers et franchissant les monts.
Voix régénératrice et pleine de mystère !
Clameur toute-puissante ! Elle n’a dit qu’un mot,
Mais ce mot souverain fait tressaillir la terre,
Et la Mort subjuguée obéit aussitôt !
À la vie, à l’amour elle rend sa victime.
Et pour s’unir au corps dont elle est le flambeau
L’âme docile accourt de l’invisible abîme ;
Et Lazare vivant se lève du tombeau !
Il respire, et le sang dans ses veines circule !
Il marche, et du linceul encore embarrassé,
Il passe dans la foule ainsi qu’un somnambule !
Il parle à son Sauveur ! il le tient embrassé !
Et maintenant, ô Mort, que devient ta victoire ?
Que te sert d’avoir pu triompher un instant ?
De tes succès passés et de ta sombre histoire
Il ne te reste enfin qu’un échec éclatant !
C’en est fait, ton vainqueur entre dans la carrière.
De ton royaume horrible et plein d’infection
Il a soudainement renversé la barrière !
Il a jeté son cri de résurrection.
Et toi, qui restes sourde à nos plaintes amères,
Qui dans nos désespoirs triomphes et souris,
Qui n’entends ni les vœux ni les larmes des mères,
Ni les déchirements des enfants, ni leurs cris,
Tu l’entends cette fois le cri de l’espérance,
Et tu connais ton maître en ce jour solennel !
Ton empire s’achève, et son règne commence :
Lazare est un prélude au triomphe éternel !
La terre est un immense et sombre cimetière.
Elle cache en son sein plus de millions de morts
Qu’elle ne peut nourrir à sa surface entière
De milliers de vivants ! L’océan et ses bords,
Les flots du grand Désert, et les vagues des hâvres,
Et les neiges du pôle, et les sables brûlants
Renferment dans leurs plis d’innomblables cadavres.
La terre ainsi s’engraisse, et depuis six mille ans,
La triste humanité pourrit dans ses entrailles.
Mais tel ne sera pas l’état linal des eorps.
— Non, ces enfouissements ne sont que des semailles,
Et le Christ est le roi des vivants et des morts !
Son empire du globe excède la surface.
Il pénètre au travers dans la nuit du tombeau,
Et lorsque dans cette ombre Il montrera sa face,
Elle éclairera tout de son divin flambeau.
Parmi les os blanchis que la terre renferme,
Et dont le ver nourrit ses ignobles enfants,
Le Christ a déposé le mystérieux germe
Qui doit rendre la vie à nos corps triomphants !
Un jour ô Christ, planant à la voûte éternelle,
Penché sur Josaphat, tombeau du genre humain,
Au Lazare nouveau votre voix solennelle
Criera « veni foras ; » et, les hommes soudain,
Se levant à ce cri de leurs couches funèbres,
Comparaîtront vivants au tribunal divin,
Soit pour être jetés vivants dans les ténèbres,
Soit pour jouir de Dieu dans les siècles sans fin.