Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/33
L’OBÉLISQUE DU VATICAN
Il est là, droit et fier, ce géant d’un autre âge,
Élevant jusqu’au ciel son front majestueux.
Il rit de la tempête, et chante quand l’orage
Vient briser à ses pieds ses flots tumultueux !
Il voit autour de lui les peuples de la terre
Rouler incessamment leurs atômes vivants ;
Il les voit s’agiter dans leur vie éphémère,
Et ceux qu’il a vu naître, il les revoit mourants !
Il regarde à la fois les deux pôles du monde,
L’aurore qui se lève, et le soleil couchant ;
Il jette à l’univers sa parole féconde,
Qui raffermit la foi dans l’âme du passant.
Aux forces de l’enfer contre Dieu réunies
Il dit : « Voici la Croix ! le Sceptre du Seigneur,
Le Lion de Juda ! Puissances ennemies,
Retirez-vous, fuyez ! Car le Christ est vainqueur !
« Il règne ! Il est vainqueur ! La terre est son empire,
Et l’univers entier est soumis à sa loi !
En vain votre puissance espère le détruire,
Il est des nations le Pontife et le Roi !
« Allez ! nul mieux que moi ne connaît son histoire :
Je me rappelle encor mes crimes expiés !
Des ennemis du Christ j’ai célébré la gloire ;
J’ai vu ses Saints souffrir et mourir à mes pieds !
« Comme vous, je croyais alors que la puissance
Qui courbait à son gré les peuples sous ses lois
Avait plongé le Christ dans l’éternel silence,
Et pour jamais vaincu Pierre, Paul, et la Croix !
« Comme vous, je riais de ces hommes étranges,
Qui vivaient sous la terre et mouraient inconnus,
Lorsque de leurs tyrans je chantais les louanges !
Mais, un jour, Ô terreur ! les vengeurs sont venus !
« C’est alors que j’ai vu tomber l’un après l’autre
Ces monuments pétris de luxure et d’orgueil,
Tandis qu’à leurs côtés, Pierre, l’obscur apôtre,
Comme un autre Jésus, se levait du cercueil !
« Seul, je restai debout au milieu des ruines,
Regardant de mes dieux les temples s’écrouler,
Et, comme un grand fantôme au sommet des collines,
J’attendis que le Christ vint me régénérer !
« Un jour, je tressaillis ! Sixte-Quint, notre Père,
Me lava du passé que j’avais expié ;
Et, me dressant debout en face de Saint-Pierre,
Il orna de la Croix mon front sanctifié !
« Et depuis… radieux de bonheur et de gloire,
J’élève avec orgueil jusqu’au plus haut des airs
Ce signe du salut, ce gage de victoire,
Qui seul peut vaincre encore et sauver l’univers.
« Ecce crux Domini ! Que tout ce qui respire
Devant cet étendard tombe enfin à genoux !
Ennemis triomphants, tremblez pour votre empire ;
Les antiques Césars étaient plus forts que vous !
« Du saint Pontife-Roi je suis la sentinelle,
Fuyez ! N’approchez pas si près de son palais !
Si vous portiez plus loin votre main criminelle,
Je tomberais sur vous et vous écraserais ! »
Près des fleuves de Babylone
Quand les Hébreux allaient, pleurant,
Ils regrettaient moins la couronne
Que leur pays qu’ils aimaient tant !
« Comment sur la terre étrangère,
Répondaient-ils aux oppresseurs,
Pourrions-nous d’une voix amère
Mêler des chants avec nos pleurs ? »
À vous, captive plus heureuse,
Madame, il doit être permis
À ma muse respectueuse
D’offrir encor ces chants amis.
Dans cette Rome toujours chère
Puisque vous pouvez habiter
Sous le toit même du Saint-Père,
Vous pouvez encore chanter !
Le chant du granit séculaire
Vous rappellera sans effort
Qu’il est, près du nouveau saint Pierre,
Un autre défenseur plus fort ;
Une plus noble sentinelle,
Vivante, l’épée au fourreau,
Offrant sa poitrine fidèle
Et sa gorge au fer du bourreau !
Et vous pourrez alors vous dire,
En regardant tout près de vous :
Ce héros que le monde admire,
J’en suis fière, il est mon époux !
Rome, Novembre 1875.