P.-G. Delisle (p. 180-192).


STELLA MARIS




légende




À mes enfants.


J’ai lu dans un vieux livre, au coin du feu, le soir,
Cette légende d’or de la terre bretonne.[1]
Si je l’écris pour vous, enfants, c’est dans l’espoir
D’accroître dans vos cœurs l’amour de la Madone.
Ces récits merveilleux, d’ailleurs, vous plaisent tant !


I


Il est, mes chers enfants, par de là l’Atlantique,
Sur les bords où la mer raconte en sanglotant
Ses lugubres secrets à la vieille Armorique,
Une baie arrondie au pied d’un cap géant.
Cette grève sourit au soleil qui se couche
Et qui fait scintiller ses sables caressés ;
Mais elle porte hélas ! un nom triste et farouche :
On l’appelle partout la Baie-des-Trépassés.
Elle est chez les marins trop célèbre en naufrages,
Et l’on dit que le sable emprunte sa blancheur
Aux os des naufragés broyés sur ses rivages.

Or, sachez qu’autrefois Kervilo, le pêcheur,
Au fond de cette baie habitait une hutte
Avec sa femme Jeanne et leur unique enfant.
Pauvre pêcheur breton ! Sa vie est une lutte
Où la terreur succède à l’espoir triomphant,

Où sont mêlés les jours de soleil et d’orage,
Où la vague sourit à côté de l’écueil,
Où le ciel est d’azur la veille d’un naufrage,
Où l’océan le berce en creusant son cercueil !

L’enfant avait quatre ans et se nommait Marie.
Sous ses vêtements bleus brillait son teint vermeil ;
Les pauvres gens l’aimaient avec idolâtrie :
Elle était dans leur vie un rayon de soleil.
Aussi, quand au retour d’une pêche mauvaise,
Après avoir passé toute la nuit sur l’eau,
Le père apercevait l’enfant sur la falaise,
Le bonheur exaltait l’âme de Kervilo.
Il oubliait sa peine et sa misère sombre ;
Dans l’œil de son enfant le ciel lui souriait.
La profondeur des mers soudain n’avait plus d’ombre,
Car l’amour de son cœur comme un astre brillait.
Son Dieu, sa femme Jeanne, et sa petite fille
Etaient de Kervilo les trois seules amours ;
Je me trompe, sa barque était de la famille.
Il pouvait bien l’aimer, il y passait ses jours.
Son nom était La Mauve, et sous ses quatre voiles
Elle glissait sur l’eau comme l’oiseau des mers ;
Quand le vent fraîchissait sous un ciel sans étoiles,
C’était un feu-follet riant des flots amers.

« Voyez, disait son maître aux marins de la côte,
« Voyez comme elle est svelte, élancée à l’avant ;

 « Admirez ce beaupré, cette mâture haute
« Qui dans les temps mauvais se courbe sous le vent,
« Cette poupe élégante et dansant sur la lame !
« Mais voulez-vous savoir pourquoi je l’aime tant ?
« C’est que la Mauve, amis, a l’air d’avoir une âme,
« Et lorsque je lui parle on dirait qu’elle entend ! »


II


Un matin de Novembre, une brise folâtre
Riait dans le feuillage et jouait sur les eaux.
L’aurore flamboyait, et la vague bleuâtre
Se moirait sous ses feux des reflets les plus beaux.
L’aube sur les coteaux versait sa lueur fauve,
Et lorsque le soleil parut à l’horizon,
Kervilo sur la grève appareillait La Mauve,
En chantonnant : « Le temps est beau pour la saison. »
Il allait s’embarquer, lorsque Jeanne et Marie
Accoururent, disant ; Bon père, emmène-nous.
Kervilo résista ; mais son âme attendrie
Céda, lorsque l’enfant embrassa ses genoux.
Le ciel était si pur, la mer était si belle !
Le soleil promettait un jour délicieux.
Ils partirent tous trois, et la blanche nacelle
Cingla légèrement entre l’onde et les cieux.

Sur le plus haut sommet de la falaise altière,
Immobile et muette à l’ombre des grands pins,
Les bras levés au ciel, une madone en pierre,
L’œil perdu sur les flots, priait pour les marins.
Jeanne la salua. La petite Marie,
Que sa mère au printemps avait vouée au bleu,
Dit en joignant les mains : « ô Patronne chérie !
Etoile de la mer, pour nous tous priez Dieu. »


III


La mer ! c’est un berceau, quand elle est endormie
Et fait en ondulant le hamac le plus doux ;
Mais gare à son réveil, car c’est une ennemie
Qui contre le navire entre alors en courroux.
On dirait que soudain une haine terrible,
Messagère de mort — s’allume dans son sein ;
Elle crie, elle écume, et sur sa face horrible
Se trahit contre l’homme un sinistre dessein.
Elle ouvre en mugissant ses entrailles puissantes,
Elle y creuse soudain des abîmes sans fond ;
Et, dressant des milliers de têtes menaçantes,
Elle jette un défi d’audace au ciel profond.

La mer, c’est l’inconnu, c’est le désert sans bornes,
C’est l’abîme insondable, immense, plein de bruit ;

C’est la mort, parcourant des solitudes mornes
En aveugle invincible, et frappant dans la nuit !
Mais, ce jour-là, la mer était vraiment splendide.
La Mauve, avec un air joyeux et triomphant,
Coquette, s’y mirait ; et, sur son sein candide,
L’onde la dorlottait, comme on fait un enfant.
On eût dit que la vague avait fait sa toilette :
Sa robe déployée en longs plis onduleux
Miroitait, tantôt rose et tantôt violette,
Ou bien laissait flotter d’immenses rubans bleus.

La paix et l’espérance animaient toutes choses,
Et la barque portait la joie et l’amour pur.
Avec ses grands yeux bleus, avec ses lèvres roses,
Ses blonds cheveux tombant sur sa robe d’azur,
Souriante à l’avant de la barque fidèle,
On eût dit que Marie était l’Ange des mers,
Tout prêt à s’envoler vers les cieux d’un coup d’aile,
Après une visite à ses gouffres amers.

La bonne Jeanne, heureuse, avait l’âme ravie,
Et Kervilo chantait sa plus belle chanson.
« Rendons grâces à Dieu d’embellir notre vie, »
Se disaient ces deux cœurs battant à l’unisson,
Et leurs yeux contemplaient leur enfant bien-aimée.

Enfin, voici l’endroit où le poisson se plaît,
Les lieux où se rassemble une troupe affamée

Attendant le pêcheur qui lui tend son filet.
Kervilo jeta l’ancre, et la pêche fut bonne ;
Jamais il n’avait pris autant de beaux poissons.
Joyeux il regardait ce présent de l’automne,
Comme l’homme des champs contemple sa moisson.
Et pendant ce temps-lit, tout fier de sa richesse,
Il n’apercevait pas, s’élevant du couchant,
Comme un drapeau funèbre annonçant la détresse,
Un immense nuage à l’aspect menaçant.

L’enfant jouait, causait, et ses éclats de rire
Prolongeaient sur les flots leur timbre de cristal.
Ces fraîches voix d’enfant sont des cordes de lyre
Qu’un souffle fait vibrer comme un fil de métal.
Tout l’amusait ; parfois, elle essayait de prendre
Dans ses petites mains les poissons frétillants,
Leur parlait vivement de sa voix la plus tendre,
Et leur disait des mots naïfs et pétillants.
Ce caquet enfantin était une musique ;
Les parents l’écoutaient avec ravissement ;
Et pendant ce temps-là le nuage tragique
Montait, montait toujours, couvrant le firmament.


IV


Rien ne troublait encor le calme de la lame.
Tout-à-coup, Jeanne, triste, eut un tressaillement —
Car, il faut l’avouer, plus que l’homme, la femme
Des périls à venir a le pressentiment —
Elle leva la tête et regarda les nues :
« Kervilo, vois là-bas, » dit-elle, l’œil hagard ;
Et l’homme fut saisi de terreurs inconnues
Lorsque sur l’horizon il jeta son regard.
Il ne prononça pas une seule parole,
Leva l’ancre, et tendit sa voile au vent léger.

La Mauve s’élança, comme un oiseau qui vole,
Et parut pressentir l’approche du danger.
Légère, elle s’enfuit en inclinant sa tête ;
Soudain elle trembla sous un souffle puissant,
Le souffle précurseur de l’horrible tempête.
Elle pencha ; ses mâts craquèrent en grinçant,

Puis elle fit alors une course effrénée ;
Comme une brume blanche elle effleura les eaux ;
Au moment périlleux, fatal de la journée,
Elle avait et le nom et l’aile des oiseaux,

Mais la nacelle en vain s’enfuyait, frémissante,
Le brouillard accourait plus vite qu’elle encor ;
Et bientôt la bourrasque éclata, mugissante,
Et rien n’arrêta plus son effroyable essor.
C’était un tourbillon sinistre de nuées ;
Les cordages vibraient et poussaient des sanglots,
Et le vent et la mer échangaient des huées
Qui semaient la terreur sur la terre et les flots.
Pâle, et les doigts crispés sur la barre solide,
Qui tremblait dans sa main et ployait sous l’effort,
Kervilo regardait, l’œil fixe dans le vide.
Qu’y voyait-il ? — Hélas, probablement la mort.

La petite Marie, en proie à l’épouvante,
S’était blottie en pleurs sur le sein maternel,
Et Jeanne la pressait, la cachait sous sa mante,
En lui disant : prions ensemble l’Éternel :
« Notre Père des cieux, disaient les deux voix pures,
« Délivrez-nous du mal ; grâce, sauvez nos jours.
« Ne laissez pas périr, Seigneur, vos créatures ;
« Et vous, Sainte Marie, au secours ! au secours ! »

Mais l’orage augmentait de fureur et d’audace.
L’onde en tourbillonnant s’élevait dans les airs,

Comme un sable mouvant lorsque le simoun Et passe ;
Et La Mauve glissait dans des gouffres ouverts,
Où l’on ne voyait plus ses grandes voiles blanches.
Les vagues se tordant poussaient un cri vengeur,
Ou bien elles croulaient comme des avalanches,
Menaçant d’engloutir la barque du pêcheur ;
Mais La Mauve filait, agile, ruisselante,
Et poursuivait sa course à travers les brisants
Qui formaient autour d’elle une meute hurlante.


V


Les rivages déjà s’approchaient souriants ;
L’Ile-des-Sept-Sommeils et le haut promontoire
Allaient en peu de temps être enfin dépassés.
La Mauve allait encor remporter la victoire,
Et, vivante, revoir la Baie-des-Trépassés.
Soudain, un coup de mer d’une force terrible
Vint l’assaillir en flanc, et par l’étrave entra ;
La barque fit entendre un craquement horrible,
Se coucha brusquement dans la mer, et sombra.

Anges qui voltigez par delà les étoiles,
Vous dont l’amour soutient les élans généreux,
Et dont les yeux perçants voient l’univers sans voiles,

Si vous ne pouviez pas sauver ces malheureux,
Au moins avez-vous dû voir ce drame sublime,
Et sans doute qu’alors vous avez tous pleuré.

Kervilo d’un seul bond s’élança dans l’abîme :
« Jeanne, portez Marie, et je vous porterai, »
Cria-t-il, en offrant l’appui de son épaule
À celle dont les bras tenaient toujours l’enfant ;
Et, d’une main nageant, fendant la vague folle,
De l’autre il soulevait son fardeau triomphant.

Qu’il était beau de voir sur la vague profonde
Ce groupe naufragé luttant contre la mort !
Tout ce qu’il possédait de plus cher en ce monde
Kervilo le portait dans un suprême effort.
Sous ce fardeau trop lourd il surnageait à peine,
Mais l’amour soutenait ses membres fatigués ;
Sa tête ruisselait, et la mer inhumaine
Couvrait de temps en temps les trois infortunés.

Cette lutte d’amour fut longue et palpitante.
Mais enfin Kervilo tomba d’épuisement ;
Il étreignit encor sa femme haletante,
Et résistant toujours enfonça lentement.
Jeanne flottait encor sur la mer en furie,
Mais bientôt elle dut disparaître à son tour.
Puis enfin, l’océan vint engloutir Marie,
Jetant à sa patronne un dernier cri d’amour.


VI


Soudain, dans les hauteurs des voûtes éternelles,
Il sembla qu’un éclair ouvrait le firmament.
Le nuage brilla de splendeurs immortelles,
Et l’on vit, au milieu d’un éblouissement,
Descendre sur la mer une Dame éclatante.
C’était la Vierge Sainte, espoir du naufragé ;
Elle avait vu flotter sur la vague écumante
Comme un lambeau d’azur à demi submergé.

Et le flot vit alors la vision céleste
S’incliner, et saisir le précieux lambeau,
Essayer d’arracher d’une main forte et leste
Son enfant bien-aimée à l’humide tombeau ;
Mais le fardeau parut d’une lourdeur extrême.
La Vierge, souriant alors aux flots glacés,
S’élança de la mer d’un coup d’aile suprême,
Et posa sur le sol trois êtres enlacés,

L’époux tenant sa femme, et la mère sa fille !
Trinité de vivants, mais unité d’amour,
Grappe humaine admirable, idéal de famille,
Tel que Dieu le voulut créer au premier jour !
Et Marie abaissa des yeux pleins de tendresse
Sur ses trois serviteurs, encore évanouis ;
Elle fit à l’enfant une douce caresse,
Et, relevant enfin ses regards éblouis,
Elle reprit son vol vers la sphère immortelle.

Le lendemain matin, l’enfant, à son réveil,
Accourut vers son père : « Et La Mauve » ? dit-elle.
« Elle dort sous les flots de son dernier sommeil, »
Dit Kervilo songeur ; mais oublions la morte,
Elle avait fait son temps et gagné son repos.
J’en veux bâtir une autre, et plus grande et plus forte,
Et plus agile aussi pour courir sur les flots.
Je la vois déjà faite ; elle est déjà chérie,
Et toi-même bientôt, enfant, tu l’aimeras,
Car je lui donnerai le beau nom de Marie !
— Et le père étreignit sa fille dans ses bras.


Séparateur

  1. Je l’ai trouvée, consignée en quatre ou cinq lignes dans le bel ouvrage de M. Paul Féval « Les Merveilles du Mont Saint-Michel. »