Les Éblouissements/Vision dans le crépuscule

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 173-174).

VISION DANS LE CREPUSCULE


Les très beaux jours d’été, entre cinq et six heures,
L’espace, les jardins, les pensives demeures
S’enveloppent d’un voile aérien, rayé
D’argent, de vert, de mauve et d’or émerveillé.
Et le soleil du soir est si frais sur la rose
Qu’il semble, non du feu, mais de l’eau qui se pose.
Le tendre crépuscule est de l’azur sans fin,
Et c’est comme un matin plus réfléchi, plus fin,
Plus doux, plus près du cœur, plus familier, plus grave,
Où le rêve se baigne, où le regard se lave.
On rôde, on est soudain immobile, on s’assoit,
Ramenant les plaisirs épars autour de soi,
Il semble que l’on ait tout ce que l’on réclame,
Le corps est enivré jusqu’aux veines de l’âme,
On boit l’air sans souci, ne pouvant épuiser
Cet océan d’amour, ce songe, ce baiser.
On entend crépiter les plantes qu’on arrose,
Et rien qu’en regardant le soleil qui repose

Sur la table de fer, sur le gravier laqué,
J’évoque l’Orient, le marbre blanc d’un quai,
Des marchands assoupis dans une apothéose,
L’ombre d’un mimosa sur le sol décalqué,
Et le flottant parfum des conserves de roses,
Du café, du goudron et du saule musqué…