Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 395-397).

STANCES


À Anne-Jules de Noailles.

Mon enfant, vous marchez dans les mêmes chemins
Où j’allais à votre âge,
Les herbes ne sont pas plus basses que mes mains
Et que votre visage.

Vous croyez que le vent et les vagues de l’eau
Sont les seules tempêtes,
Il est des cris plus longs et des plaisirs plus beaux
Que le ciel sur nos têtes.

Tout vous est incertain et tout vous est réel,
L’âme et l’azur des sèves ;
Un jour vous ne tiendrez que le miel et le sel
Des larmes et des rêves.


Ces rêves si dolents, si tendres et si durs
Dont je suis comme morte,
Mon enfant, entreront chez vous malgré le mur,
Les rideaux et la porte.

Même si je restais auprès de votre lit
Et contre vos fenêtres,
Je n’empêcherais pas que le soir amolli
Arrive et vous pénètre,

Même si je mettais sur vos yeux mes deux mains,
Vous sentiriez l’espace
Empli des lourds désirs et du sanglot humain
De toute votre race.

Votre cœur est plus frais que celui des lis gais
Et de la jeune abeille,
Mais un jour, vos chers poings ardents et fatigués
Presseront votre oreille :

Ce sera le geste âpre, aride, épouvanté,
Qui s’irrite et qui jure,
Dont mes doigts, chaque fois que revenait l’été,
Déchiraient ma figure.

Pareille à vous, j’étais, dans le matin uni,
D’une faiblesse extrême,
Quand je me suis blessée à ce mal infini
Qui nous vient de nous-même ;

 
Et peut-être aurez-vous, un jour proche et doré,
Cette ardente secousse,
Puisque tout mon passé, malgré vous, est entré
Dans vos veines si douces…