Les Éblouissements/L’orgueilleuse détresse

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 392-394).
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L’ORGUEILLEUSE DÉTRESSE

Nature, je n’ai pas peur de mourir ; mais vous,
Quand vous aurez fermé mes yeux puissants et doux,
Quand vous m’aurez couchée au fond de votre terre,
Quand je serai vaincue enfin, et solitaire,
Quand vous n’entendrez plus le sanglotant accent
Qui montant de ma bouche et montant de mon sang
Couvrait l’air, le soleil, la lune, l’amplitude,
Quels seront vos ennuis et votre solitude !
Je sais que d’autres voix diront l’or, la beauté,
Les fraîcheurs, les moiteurs divines de l’été,
Le liseron qu’un jour de juillet décolore,
La capucine avec son gosier plein d’aurore,
Les jardins où la nappe errante des rayons
Se pose sur la rose et les blancs champignons,
Les jardins si remplis de paix, de complaisance
Que c’est toujours la joie et toujours notre enfance.
Mais jamais un plus triste et plus brûlant désir,
Nature, ne viendra vous presser à loisir,

Jamais un appétit si gourmand et si fourbe
Ne boira l’eau gommeuse aux fentes du lis courbe.
Jamais des yeux n’auront si chaudement jeté
Un tel réseau d’amour sur l’ondoyant été,
Sur le miracle bleu des lacs, de la campagne…
En vain le réséda, la verveine d’Espagne,
L’œillet sauvage avec ses duvets et ses cils,
Le frelon noir qui flotte au milieu des persils,
Les muguets dont la frêle et subtile capsule
Enferme du parfum qui perle au crépuscule,
Embaumeront les bois, les plaines et les cieux :
Vous n’aurez plus ma voix, vous n’aurez plus mes yeux !
Je n’irai plus dans l’herbe odorante, confite,
Me prosterner, comme une ardente carmélite ;
Je n’écouterai plus, dans le soir faible et gris,
Les papillons velus et les chauves-souris
Heurter de leur front mol la froide tubéreuse.
Je ne veillerai plus la fontaine peureuse,
Je n’entourerai plus d’un amour familier
Les fruits qui sont craintifs, la nuit, sur l’espalier.
Ne serai-je donc plus ce cœur pensif, qu’emplissent
Les parfums du laurier, des mauves, des mélisses ?
Ce cœur pour qui, le soir, les elfes clairs et fols
Buvaient furtivement le lait des tournesols ;
Ce cœur qui respirait, jusqu’aux douces syncopes,
L’odeur des écumeux et noirs héliotropes,
Et qui, dans la nuit pâle et plaintive, parfois
Crut entendre l’éveil, crut entendre la voix,
Crut entendre la peur, la hâte, le vertige

Des fleurs qui, pour s’aimer, s’arrachent de leur tige ?
Ce cœur qui, dans la paix odorante du parc,
Épiait les pas sourds d’Eros traînant son arc,
Et qui, sachant que tout est pourtant éphémère,
Creusant à l’infini sa nostalgie amère,
Implorant jusqu’aux cieux l’éparse volupté,
Près du platane bleu, près de l’urne de pierre,
Ivre d’espoir, ivre d’amour, ivre d’été,
Mettait dans son désir toute l’éternité !…